« La diversité linguistique est une richesse, mais une richesse menacée » disait la célèbre linguiste Colette Grinevald dans une entrevue pour le journal Le Monde[1]. Cette richesse, déjà menacée il y a dix ans, l’est d’autant plus aujourd’hui selon l’étude la plus aboutie parue à ce jour sur la situation linguistique mondiale[2]. Sur les sept mille langues documentées aujourd’hui, presque la moitié sont considérées comme en danger et une d’entre elles disparait en moyenne tous les trois mois[3]. Sans aucune intervention, la disparition des langues pourrait même tripler ces quarante prochaines années avec au moins une langue qui disparaitrait tous les mois et, selon les prédictions les plus pessimistes, 90% des langues du monde pourraient s’éteindre d’ici un siècle[4]. Les langues autochtones et minoritaires sont davantage touchées par ce fléau. Selon l’Organisation des Nations Unies, deux langues autochtones disparaissent en moyenne chaque mois et au moins quatre cents sont menacées d’extinction[5] [6].
Ce rythme effréné pourrait sous-entendre qu’aucune action n’est entreprise afin de sauver ces langues en péril mais il n’en est rien. Les réflexions sur la protection de la diversité linguistique sont toutefois plutôt récentes. Jusqu’aux années 2000, les efforts réalisés en vue de préserver la diversité linguistique se concentraient principalement sur l’aspect des droits humains de la diversité linguistique avec l’interdiction de la discrimination fondée sur la langue et la reconnaissance et la promotion des droits des minorités linguistiques[7]. En revanche, cette approche était insuffisante car elle ne tenait compte que des facteurs internes à l’État exerçant une pression sur la diversité linguistique, tels que certaines lois ou politiques[8], et non de la dimension internationale de la question, c’est-à-dire des pressions extérieures sur lesquelles un État ne peut avoir à lui seul le contrôle, comme la mondialisation[9].
Une nouvelle approche a donc émergé : celle visant à reconnaître la diversité linguistique comme patrimoine commun de l’humanité[10]. Cette dernière approche, bien que faisant ressortir la dimension internationale de la diversité linguistique, ne tenait pas compte toutefois des contraintes découlant de la multiplication des accords commerciaux internationaux[11]. En effet, les accords commerciaux internationaux ont pour but la libéralisation des échanges et reposent sur deux piliers : l’accès au marché et le principe de non-discrimination qui se décompose en deux règles, soit la règle du traitement de la nation la plus favorisée et la règle du traitement national. Cette dernière entend dire qu’on ne peut pas réserver un traitement plus favorable aux biens ou aux services qui sont générés sur notre propre territoire. Or, dans le secteur culturel, il y a des politiques culturelles qui, par nature, visent à favoriser les acteurs culturels d’un territoire. De plus, toute mesure visant à promouvoir les langues mais ayant pour effet de restreindre les échanges de biens ou de services risque d’être jugée incompatible avec ces accords[12]. Face à cette situation et après de nombreux échecs des négociations, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001[13] est finalement venue confirmer le passage vers une conception plus moderne de la diversité culturelle et linguistique par la prise en considération de la spécificité des biens et services culturels « porteurs d’identité, de valeurs et de sens » face aux dangers de la libéralisation des échanges[14]. Elle vient ainsi confirmer la double nature, à la fois économique et culturelle, des biens et services culturels[15].
Cependant, il n’existe présentement aucun instrument juridique international dédié spécifiquement aux langues. La nécessité d’un tel instrument juridique fait d’ailleurs débat depuis le début des années 2000 et se trouve être toujours d’actualité.
Au même moment que la question de la protection et la promotion de la diversité linguistique commençait à être portée sur le devant de la scène internationale, Internet et les technologies numériques se développaient de leur côté. Au début des années 2000, Internet était géré exclusivement par les États-Unis[16] et de nombreux pays en développement, dont la Chine, craignaient que cette gestion unilatérale d’Internet[17] ne favorise davantage un nombre limité de langues comme l’anglais au détriment des langues minoritaires et de certaines langues majoritaires comme le mandarin[18]. Ces considérations linguistiques, en plus de nombreuses autres raisons, notamment politiques et économiques, ont amené la Chine à créer son propre Internet en 2006[19].
Face à la présence écrasante de l’anglais sur Internet à plus de 80% dans les années 2000[20], une véritable prise de conscience s’est forgée dès 2003, lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) sous l’égide de l’ONU, sur le multilinguisme et le problème de l’inégalité de traitement des pays en développement face aux pays anglo-saxons[21]. Bien que la présence de l’anglais ait considérablement déclinée au cours de la dernière décennie, seulement 7% des langues sont aujourd’hui représentées en ligne[22].
L’avènement des technologies numériques, notamment au travers de la numérisation, a considérablement transformé les expressions culturelles qui se trouvent pour la première fois détachées de leurs supports physiques[23]. La question de la diversité linguistique est d’autant plus importante dans le domaine des industries culturelles puisque les langues sont les vecteurs de nombreuses activités[24], notamment dans le domaine de l’édition, de l’audiovisuel et de la musique. La diversité linguistique contribue grandement à la diversité des expressions culturelles en ce sens que la « diversité culturelle ne peut se concevoir sans la diversité linguistique »[25]. Les différentes expressions culturelles étant des manifestations de la diversité culturelle[26], la diversité des expressions culturelles ne peut se concevoir sans la diversité linguistique.
Certains auteurs estiment qu’un instrument international supplémentaire portant sur la diversité linguistique serait nécessaire au sens où les mesures et politiques linguistiques formulées par les États ne font pas explicitement partie du champ d’application de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005 (ci-après CDEC)[27]. Par ailleurs, certains pensent aussi que la CDEC peut jouer un rôle dans la protection et la promotion de la diversité linguistique dans la mesure où elle y fait tout de même référence de manière explicite[28] et que sans industries culturelles, la diversité culturelle, et donc linguistique, est illusoire[29]. C’est dans cet optique que s’inscrit le présent essai, qui n’entend donc pas répondre à la question de la nécessité d’un instrument juridique international contraignant dédié à la protection des langues, mais se concentre plutôt sur le potentiel de la CDEC pour contribuer à l’atteinte de cet objectif dans l’environnement numérique. Il convient de mentionner ici que cet essai n’aborde pas la Convention sur la sauvegarde du patrimoine immatériel de 2003, bien qu’elle accorde une grande place aux langues en tant que mode de transmission du patrimoine vivant entre les communautés.
Peu d’auteurs ont jusqu’à présent traité de la question de la diversité linguistique conjointement avec l’environnement numérique et la mise en œuvre de CDEC. Les études sur l’environnement numérique et la CDEC sont nombreuses mais, dans la mesure où les langues ne sont pas explicitement visées par la Convention, ces études n’évoquent pas forcément le rôle que peuvent jouer les technologies numériques et la CDEC dans la préservation des langues. Enfin, d’autres études liant les technologies numériques et les langues existent mais les auteurs restent mitigés quant aux bénéfices que celles-ci peuvent apporter à la protection de la diversité linguistique. Pour autant, ils n’évoquent que peu le rôle potentiel de la CDEC en la matière. Il s’agit en effet d’une véritable question puisque cette convention évoque la diversité linguistique d’une part et s’applique dans l’environnement numérique d’autre part, sans toutefois créer entre eux de lien, et ce, ni dans son préambule ni dans le contenu substantiel de la Convention. Il est donc loisible de se demander si la CDEC a réellement un rôle à jouer en la matière. Dès lors, la question de recherche à laquelle cet essai entend répondre est la suivante :
Comment la mise en œuvre de la CDEC dans l’environnement numérique peut-elle contribuer à la protection de la diversité linguistique ?
Deux approches différentes mais complémentaires permettent de répondre adéquatement à cette question. La première est une approche positiviste pragmatique, allant au-delà du simple positivisme analytique, qui estime que le droit non posé n’est pas du droit[30]. Cette approche permet de s’intéresser à des éléments connexes à la CDEC, tel que son droit dérivé et divers instruments juridiques auxquels le texte même de la Convention permet de se référer, afin de l’interpréter adéquatement. La seconde est une approche constructiviste selon laquelle, d’un point de vue juridique, le droit ne peut être totalement détaché de la pratique[31]. Cette approche permet, quant à elle, de s’intéresser aux rapports entre la règle juridique et les décisions politiques, c’est-à-dire la réception et la mise en œuvre de la Convention par les États.
Afin de répondre au mieux à la question de recherche, il convient tout d’abord de s’intéresser au rôle que peuvent jouer les technologies numériques pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles, et par le fait même la diversité linguistique (I). La deuxième partie entend pour sa part démontrer que la CDEC est un outil malléable à la disposition des États, responsables de la mise en œuvre de la Convention, leur permettant de protéger leurs langues au moyen de mesures visant les expressions culturelles numériques dont la langue est une composante (II). Les études de cas présentées dans la seconde partie permettent de compléter la théorie par des exemples concrets de mesures mises en place par les Parties.
- Catherine Simon, « La diversité linguistique est une richesse menacée », Le Monde (2 octobre 2009).↵
- Lindell L. Bromham et al, « Global predictors of language endangerment and the future of linguistic diversity » (2022) 6:2 Nature Ecology & Evolution.↵
- Ibid à la p 1.↵
- Ibid.↵
- Jean-Christophe Laurence, « Dix ans pour sauver les langues autochtones menacées », La Presse (2 janvier 2022).↵
- Les langues autochtones représentent environ 4000 langues, soit plus de la moitié des langues du monde. (Voir à ce sujet la fiche thématique sur les langues autochtones des Nations Unies, en ligne : https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/wp-content/uploads/sites/19/2018/04/Backgrounder-Languages-French.pdf). ↵
- Ivan Bernier, « La préservation de la diversité linguistique à l’heure de la mondialisation » (2001) 42 Les Cahiers de Droit aux pp 913-914.↵
- C’est le cas par exemple en Louisiane en 1921 où le français fut interdit dans les écoles alors même que la majorité de la population ne parlait pas l’anglais. (Voir à ce sujet le reportage de France 24 sur la langue française en Louisiane, en ligne : https://www.france24.com/fr/émissions/focus/20210319-langue-française-en-louisiane-une-transmission-de-génération-en-génération). ↵
- Bernier, supra note 7 aux pp 913-914.↵
- Ibid à la p 923.↵
- Ibid à la p 924.↵
- Ibid à la p 925.↵
- Déclaration universelle sur la diversité culturelle, 2 novembre 2001.↵
- Ibid, art 8.↵
- Ibid. Voir aussi le considérant 18 du préambule de la CDEC.↵
- Louis Pouzin et Chantal Lebrument, « Annuaires multiples dans Internet : Des Racines Ouvertes, l’élément qui modifie la donne » à la p 267 dans « Cultures, Sociétés et Numérique » (2017) Éditions IEIM, Actes de colloque organisé par le Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) présentés à Université du Québec à Montréal (UQAM), 15 et 16 octobre 2015 aux pp 275-276.↵
- Ibid aux pp 275-276.↵
- Bernier, supra note 7 à p 957.↵
- Pouzin et Lebrument, supra note 16 à p 277.↵
- Michaël Oustinoff, « La diversité linguistique, enjeu central de mondialisation » (2013) 2 Revue française des sciences de l’information et de la communication au para 1. ↵
- Pouzin et Lebrument, supra note 16 aux pp 275-276.↵
- Miguel Trancozo Trevino, « The many languages missing from the internet » BBC (14 avril 2020). ↵
- Radouane Khoulafa, « La diversité des expressions culturelles à l’ère numérique et la protection des droits de propriété intellectuelle : vers quelle conciliation ? » dans Frédéric Bérard, Jean Leclair et Michel Morin, dir, La diversité́ culturelle et linguistique au Canada et au Maroc en droit interne et en droit international, Éditions Thémis, 2018, 213 à p 219. ↵
- Éric Poncet, « Innovation technologique et maintien des langues » dans Laurent Vannini et Hervé Le Crosnier, Net.lang : réussir le cyberspace multilingue, C&F éditions, 2012, 72 à la p 77.↵
- Christian Tremblay, « De la diversité culturelle à la diversité linguistique » (2017) Observatoire européen du plurilinguisme à la p 1.↵
- Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (CDEC), 20 octobre 2005, I-43977 art 4.1 (entrée en vigueur : 18 mars 2007). ↵
- Jacinthe Gagnon, « Analyse des impacts de la mondialisation sur la culture au Québec : Rapport 5 — Nouvelles technologies de l’information et de la communication : un levier pour accroitre la place de la langue française dans le monde » (2008) Laboratoire d’études sur les politiques publiques et la mondialisation à la p 3. ↵
- Ibid. ↵
- Trang T.H Phan, « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en francophonie » (2010) 4:55 Géoéconomie au para 44. ↵
- Michel Troper, « Le positivisme comme théorie du droit » dans C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, dir, Le positivisme juridique, Paris, Librairie de droit et de jurisprudence, 1993 à la p 273. ↵
- Audie Klotz et Cecelia Lynch, « Le constructivisme dans la théorie des relations internationales » (1999) 2 Critique internationale.↵