L’émergence du travail social : analyse critique d’un rapport social
de genre institutionnalisé

Cathy Bousquet[1]

Le champ du travail social se caractérise de longue date par son aveuglement à l’égard des questions de genre (Bessin, 2005 ; 2013 ; Bayer, 2013 ; Helfter, 2012). En engageant un travail de recherche doctorale sur la nature des pratiques collectives dans ce secteur si particulier (Bousquet, 2018), nous avons découvert rapidement une histoire méconnue. Elle est marquée par de nombreux « silences » (Perrot, 1998) quant à la façon dont les actions d’intervention sociale et d’aide à l’insertion des individus ont intégré (ou pas) l’apport des femmes. Pour autant, l’inscription dans les débats d’idée de leur temps et dans les controverses sur les changements de société – y compris la question des femmes – sont au cœur de l’« invention » du travail social ainsi que de sa professionnalisation.  

Ce chapitre propose de revisiter l’émergence du travail social d’inspiration laïque en France en utilisant la focale du genre afin de proposer une nouvelle compréhension des initiatives réalisées au fil du temps dans ce domaine et ainsi légitimer une critique de son institutionnalisation. Cette approche permet de mesurer les effets durables des hiérarchies de genre à l’œuvre dans les activités et les métiers du travail social (Bousquet, 2018).

Dans cette perspective, nous mobilisons la définition du concept de genre qui désigne à la fois le rapport social construit entre les sexes et le système diviseur qu’il contribue à produire : « le système sexué [..] produit une bipartition hiérarchisée entre les hommes et les femmes et entre les valeurs et les représentations qui leur sont associées » (Béréni, Chauvin, Jaunait et Revillard, 2012). Cette formulation permet de mettre en relation des faits et des pratiques au-delà de leur temporalité historique. Elle permet d’analyser des situations du point de vue du rapport social qui régit les interactions entre les personnes, en tant que sujets féminins ou sujets masculins, et d’interroger les effets de ce système binaire en termes d’égalité.

La focale du genre appliquée au travail social permet ainsi de déployer l’analyse critique selon plusieurs axes : i) les traitements différenciés entre les sexes tantôt du côté des professionnel.le.s, tantôt des personnes accompagnées ; ii) le système de valeurs associé à ce secteur ; iii) les hiérarchisations produites à l’intérieur ou au regard de la société en général. Les acquis de la critique féministe et des études de genre sont utiles pour questionner les mécanismes à l’œuvre et aussi saisir les freins au renouvellement des pratiques contemporaines. Ils contribuent à faire avancer la compréhension du phénomène historique du travail social dans deux directions. Premièrement la compréhension du système qui construit et reconduit les relations hiérarchisées entre les femmes et les hommes, à savoir les rapports sociaux de sexe. Deuxièmement le système de références qui produit et construit, pour toutes et tous, un cadre de pensée, une culture, une vision du monde privilégiant la séparation et la hiérarchisation entre les personnes. En se saisissant de ces analyses, il est possible de sortir des représentations à l’œuvre et de mettre à jour l’entreprise de transformation sociale qui était à l’origine du travail social.

I. Le contexte socio-historique des origines

En France, le travail social comme projet d’intervention laïque et professionnelle émerge entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle (Durand et Marec, 2004). L’étude sociohistorique de la période permet de faire ressortir les liens entre la construction de la notion de solidarité (Blais, 2007), celle d’État social (Castel, 1995) et l’implication d’une diversité de membres de la société civile dans ce qui est nommé la « question sociale » : « Partout des hommes et des femmes réfléchissent, imaginent, débattent, écrivent : les idées et les problématiques se renouvellent » (Durand, 2004).

Dans ce contexte, la notion de solidarité et son institutionnalisation est construite pour devenir le socle de l’État social tel qu’il se dessine dans les États-nations de l’Europe occidentale (Schnapper, 1994 ; Blais, 2007). Il s’agit de trouver, au plan politique, les éléments de fondation susceptibles de faire le lien entre des individus libres et égaux en droit et la réalité d’une appartenance collective en société. Comment conjuguer le respect de la liberté individuelle et l’activation des relations collectives ? Ainsi apparaît formulée la question structurelle de l’articulation entre « démocratie libérale » et « justice sociale ». Comment résoudre ce problème qui alimente les débats sur le ciment de la société française tout au long du 19e siècle ?

Concernant la période, Michel Pigenet et Danièle Tartakowsky évoquent une « surpolitisation des mobilisations sociales » comme source « d’un volontarisme politique, d’origine républicaine » qui imprègne toutes les opinions, allant jusqu’à caractériser l’industrialisation à la française au sein de l’Europe occidentale. Il s’agit pour les individus-sujets de travailler au sein de la société à la transformation des rapports sociaux, de s’attaquer aux causes d’inégalité entre les individus et de participer de la recherche d’un « rééquilibrage pacifié de l’asymétrie dont pâtissent les salariés face à leurs employeurs » (Pigenet et Tartakowsky, 2012).

En partant de ce contexte fondateur, notre travail de recherche vise à éclairer la part politique prise par les femmes dans cette construction, part ignorée ou minorée dans les énoncés des politiques publiques du fait des référentiels en place et des rapports de subordination inscrits dans l’histoire collective. Pour ce faire, notre analyse développe trois aspects de la question. Le premier présente la conception de l’intervention sociale au sens politique de réorganisation sociale ; le deuxième interroge la dimension émancipatrice de cette initiative qui constitue aujourd’hui le travail social ; le troisième concerne la subordination comme entreprise de domination des personnes. Cette analyse conduit à identifier les mécanismes de pérennisation genrés qui sont à l’œuvre dans l’institutionnalisation du travail social.

II. La conception de l’intervention sociale laïque en France

Une fois présenté le cadre sociopolitique et l’horizon de la solidarité politique dans lequel il s’inscrit, nous examinons les différents axes développés par les « fondatrices » du travail social en France.

La notion de solidarité comme réponse aux débats socio-politiques évoqués plus haut constitue une nouvelle source d’émancipation, caractéristique de la période : s’émanciper de la conception religieuse du vivre ensemble pour concevoir une version laïque fondée sur l’apport des sciences et s’appuyant sur une philosophie du progrès. La question politique du « lien social » formulé par le socialiste républicain Pierre Leroux en 1840, pose « la notion de solidarité comme substitut moderne de la charité chrétienne » (Leroux, 1863, cité par Blais, 2007). Il la définit alors comme une donnée commune au genre humain. Chaque individu en fait l’expérience à différents âges de la vie. C’est cette solidarité qui lie les êtres entre eux par la reconnaissance de « la dette sociale » inhérente à tout individu au-delà de ses appartenances héritées ou choisies. La reconnaissance de ce lien existant entre les individus reprend et déplace la notion de contrat du siècle des Lumières défini par Rousseau : le contrat n’est plus ce qui permet de tenir « la société » d’individus libres, il est ce qui permet « la vie individuelle » reconnue par nature dépendante du milieu environnant.

Ce renversement pose la solidarité comme une loi organique et exprime « le drame de l’esseulement et de la finitude des humains privés de ce lien » (Blais, 2007). C’est cette compréhension de la solidarité et son acception qui appellent alors une organisation politique correspondante, indépendante de tout dogme, capable d’exprimer et de soutenir ce lien. La solidarité est la manifestation de l’interdépendance qui existe entre des sujets libres.

Le travail de conception pacifique et égalitaire d’une démocratie sociale initié durant la IIIème République, se reflète aussi dans l’émergence des Maisons sociales – premiers organismes assurant l’assistance sociale aux plus démunis et fondés au début du 20e siècle. À cette idée de démocratie sociale les fondatrices des Maisons sociales, nommées résidentes sociales, se rattachent par leurs choix d’intervention. Ce faisant, on assiste à un processus de création d’un travail social laïque qui s’inscrit dans un cadre démocratique avec sa propre logique d’action : « s’émanciper d’une organisation sociale et construire conjointement une autre réponse aux questions de lutte contre la pauvreté en substituant à la notion ‘de lutte des classes’ celle de ‘pénétration mutuelle des classes’ ». Cette formulation est celle du Programme des Maisons sociales signée par la présidente de l’association, Mme La Baronne Piérard, le 21 mars 1903 (Guiraud et Rupp, 1978).

Cette rapide contextualisation de la période est à compléter par le rappel de la prégnance du modèle des sphères dites séparées. Le modèle ainsi nommé est celui qui structure les relations sociales entre les femmes et les hommes mais aussi les rôles et les compétences dévolues à chacun.e. Il sert « à exclure les femmes de la chose publique, les circonscrire dans le domestique » (Fraisse et Perrot, 1991). Dans les sociétés européennes, cette structuration des sphères séparées assigne prioritairement dans les représentations collectives et dans les différents espaces de la vie en société (politique, travail, éducation) les hommes au domaine public et/ou productif, les femmes au domaine privé et/ou reproductif.

Examinons maintenant les trois axes d’interventions retenus par les fondatrices des Maisons sociales. En premier lieu, il s’agit de l’éducation des jeunes enfants. À la suite des travaux de Friedrich Fröbel en Allemagne (1840), des femmes acquises aux idées nouvelles par le biais de salons de discussions vont organiser les premiers jardins d’enfants – Marie Gahéry, Émilie Brandt, Adèle Fanta – pour conjuguer travail d’éducation et occasions d’émancipation et d’autonomie par le biais d’un parcours de professionnalisation. Elles utilisent pour cela la responsabilité première qui leur est dévolue auprès des jeunes enfants, leur rôle de femmes-mères ou en devenir. Le deuxième axe de travail est celui de l’économie domestique, au sens de l’enseignement de savoirs scientifiques pour permettre l’éducation des familles et des ménages aux bienfaits du progrès selon la vision positiviste du 19e siècle. Les promotrices de cet enseignement domestique – Amélie Doyen-Doublié, Augusta Moll-Weiss, etc. – en font un « instrument en faveur de l’autonomie des femmes » où celles-ci, tout en glorifiant leur rôle de mère et la responsabilité qui leur est attachée, « peuvent acquérir les moyens d’une vie économiquement et intellectuellement autonome » (Roll, 2009 : 167). Le troisième axe est celui très global du soutien à la vie familiale dans les quartiers ouvriers. Les résidentes ou travailleuses sociales – Marie Gahéry, Marie-Jeanne Bassot, Apolline de Gourlet, Mathilde Girault – souhaitent apporter par l’action, la preuve d’une conception nouvelle d’intervention sur les conditions de la pauvreté et qui soit transformatrice des liens sociaux. Les hypothèses de cette transformation et de sa faisabilité clairement énoncée dans plusieurs interviews et documents d’archives sont : la proximité permanente avec les personnes concernées, l’utilisation et la diffusion des savoirs scientifiques, la considération et le respect du point de vue des personnes aidées, la perméabilité des classes sociales[2]. Sur la base d’une proximité créée avec les familles, leur cadre de vie, leurs charges, une diversité d’actions simultanées sont mobilisées et constituent leur programme d’intervention (consultations médicales, garderies périscolaires, cours du soir, loisirs sportifs et culturels, causeries).

Pour chacun des axes cités, la même logique est à l’œuvre. À partir de la responsabilité qui leur est reconnue et attribuée socialement, ces femmes prennent l’initiative d’intervenir dans l’organisation et la conception de la vie pour « faire société » en mobilisant les concepts de leur époque : accès aux nouveaux savoirs scientifiques, appropriation et diffusion du savoir au plus grand nombre pour promouvoir le progrès social des individus et de la société, développement de formations et de la professionnalisation, etc. Ce faisant, elles transgressent la logique des sphères séparées et s’immiscent dans la sphère publique en y introduisant simultanément des questions inédites.

Elles le font en s’appuyant collectivement sur la conviction que leur identité de sujet est libre. Ces initiatives diverses sont mises en œuvre par des femmes disposant d’une éducation supérieure – c’est-à-dire ayant bénéficiées d’un enseignement ultérieur à la suite de celui primaire –, une éducation enrichie de manière continue à partir de réseaux intellectuels et salons de rencontre permettant l’accès aux savoirs de leur temps. Il faut signaler à ce propos que les salons ont eu un rôle central dans l’accès aux savoirs et dans la socialisation politique pour ces femmes, à l’instar du rôle joué par les clubs ou les cercles masculins pour les hommes. De ce fait, l’ordre social genré selon la logique des sphères séparées se trouve transgressé par les initiatives des fondatrices du travail social.

Les actions présentées et leur diversité rendent compte de la place prise et tenue par des femmes dans la question sociale, question par ailleurs publique et collective à un moment de l’histoire où leurs droits civiques et politiques ne sont pas ceux des citoyens ordinaires, c’est-à-dire des hommes. Ces actions constituent aujourd’hui une part importante de la palette d’activités de ce qui est nommé travail social et qui est partie intégrante de l’action publique contemporaine. Cet inventaire – des actions sociales comme de leurs initiatrices – est à lire comme l’illustration d’une politisation différenciée suivant le modèle des sphères séparées et qui préexiste aux constructions engagées. Il permet de repérer, à l’origine du travail social, une structuration selon le système de genre alors en place :

– aux hommes, la pensée politique et structurante de la société, c’est-à-dire l’orientation et la prise de décisions collectives, la valorisation et la publicisation de la réflexion théorique, comme les montrent les exemples de Léon Bourgeois et d’Émile Durkheim ;

– aux femmes, le travail pratique proche du domicile ou du domestique, c’est-à-dire les prises en charge des problèmes sociaux dans une continuité et une proximité relationnelle avec les personnes accompagnées.

Le tableau dressé signale à lui seul la complexité du sujet – l’invisibilité des femmes – qui est inscrite dans les pratiques contemporaines et invite à « faire de la citoyenneté des femmes un problème non pas spécifique ou particulier mais symptomatique de processus par lesquels la visibilité, tout comme l’invisibilité des rapports sociaux sont agissantes dans le champ politique » (Marquès-Pereira, 2003).

III. Le procès de Marie-Jeanne Bassot, entre émancipation et subordination genrée

Si aujourd’hui, à la suite des études féministes et des nombreuses études sur le genre, les compréhensions avancent sur les sources des inégalités sexuées, sur leur construction et leur reconduction, peu de travaux s’intéressent réellement au champ du travail social. Quid par exemple de l’évaluation de la logique des sphères séparées, de la neutralité supposée de l’État, de l’impact du travail du care (Hamrouni, 2012) dans l’analyse et l’évaluation des politiques publiques. Les inégalités sexuées continuent de structurer l’organisation du travail social sans que les réponses aux questions sociales soient repensées à partir d’une égale implication politique des membres de ce même champ.

En suivant la leçon de Joan Scott (1988), nous souhaitons examiner le système de genre préexistant à la formulation des théories sociales ou à leurs mises en œuvre, ce qui a conduit à une pérennisation de la socialisation par le genre. C’est ainsi que l’étude du procès intenté en 1909 par Marie-Jeanne Bassot (une des premières « travailleuses sociales ») contre ses propres parents – mieux connu comme « l’affaire Bassot » d’après la presse de l’époque –, constitue une source d’analyse édifiante. Le procès permet en effet de préciser les contours de la transgression de genre réalisée par cette pionnière du travail social en France.

Issue d’une famille de la grande bourgeoisie, Marie-Jeanne Bassot devient très tôt l’une des « résidentes » des Maisons sociales fondées par la religieuse Mercédès de Fer de la Motte, ce qui déplait fortement à ses parents qui la font enlever, puis interner dans un hôpital psychiatrique en Suisse. La jeune femme après s’être libérée, leur intente un procès pour séquestration arbitraire. Le procès déclenche un débat public retentissant et finalement entraine la fermeture des Maisons sociales, ce qui n’empêchera pas par la suite à Marie-Jeanne Bassot de renouer avec l’action sociale.

Ce procès est d’abord le résultat de la volonté d’une jeune femme qui se heurte à l’autorité parentale. Ses parents s’opposent à son choix de vie, à son engagement dans la société, et vont jusqu’à l’enfermer, l’accusant tantôt de folle, tantôt de mœurs dévoyées : soit parce qu’elle se soumet à l’autorité d’une autre femme, ancienne sœur d’une congrégation religieuse, soit parce qu’elle fréquente dans cette activité des jeunes hommes engagés dans la même cause. Le procès pour Marie-Jeanne Bassot est l’occasion d’exprimer sont droit de « mener ma vie d’une façon utile » selon ses propres mots (Audience du procès du 2 mars 1909). Pourtant la presse de l’époque comme des analyses plus récentes (Bouquet, 2004) se focalisent sur le conflit familial et sur les contrastes qu’il déclenche entre catholiques progressistes et traditionalistes dans une République défendant la laïcité. Autrement dit, ils rendent compte d’une affaire de mœurs plutôt que d’une épreuve émancipatoire individuelle et collective.

Ce procès témoigne aussi de l’engagement actif dans une action de solidarité laïque pensée et fondée par des femmes avec l’appui de quelques soutiens masculins (et qui correspond à la création des Maisons sociales en 1904 dans le cadre de la loi 1901). Cette action et l’absence complète de soutien politique illustrent également la rupture engagée par ces femmes dans la société de l’époque. Marie-Jeanne Bassot et ses compagnes sont les seules à en payer le prix. L’isolement social, économique et politique qui entourera les Maisons sociales à la suite du procès témoigne du refus de considérer leur égal accès aux questions publiques. Il n’empêchera pas pour autant leur détermination pour faire exister ce mode d’intervention. Cette histoire montre, d’une part, l’action politique menée par des femmes à partir d’engagements sociaux renvoyant à la sphère privée, engagements qui transforment les assignations de genre et provoquent leur irruption dans l’espace public (Diebolt et Fouche, 2003 ; Marquès-Peirera et Pfefferkorn, 2011) ; d’autre part, l’absence de soutien de la sphère politique masculine, signe de l’exclusion persistante des femmes de cette arène et de l’impossibilité pour elles de participer pleinement à la citoyenneté. Le contexte évoqué ici invite à penser à un « rendez-vous démocratique manqué » entre des membres de la société civile et leurs représentants politiques. Plus généralement, cette analyse de « l’affaire Bassot », qui met l’accent sur les chaînes d’interdépendance entre les personnes concernées ainsi que sur le rôle des trajectoires biographiques, participe des mécanismes de compréhension de la question sociale entre fin 19e et début 20e.

IV. La subordination des actions et des intervenant.e.s, un mécanisme à déjouer

L’examen des positions différenciées et des pratiques séparées au sein du champ du travail social conduit à interroger la bipartition entre l’individuel et le collectif dans notre société et sa déclinaison dans les politiques de solidarités. Ainsi il est possible de repérer les présupposés qui continuent de structurer différemment les sujets sexués de notre société :

– le sujet individuel et libre a été pensé d’un point de vue masculin : c’est un citoyen de sexe masculin qui participe à l’espace public, y contribue et bénéficie d’une reconnaissance en tant que citoyen par naissance et par héritage, et ce, bien évidemment, aussi dans l’espace du travail social ;

– dans la dimension qui est propre à l’intervention sociale, la bipartition sexuée associe de fait le sujet individuel de sexe féminin à des liens de soumissions ou d’attachements. Elle inscrit cette subordination au cœur des rapports sociaux qui traversent le travail social. Elle produit, en outre, une invisibilité des pratiques collectives « au féminin » en tant que pratiques susceptibles d’investir la vie publique. Cette subordination doit être interrogée et discutée pour engager une transformation des rapports sociaux dans leur ensemble (au-delà du genre), faute de quoi elle est reconduite aux différentes échelles de l’action publique ;

– dans le domaine du travail social, le rapport de subordination hommes/femmes se révèle par le fait que les métiers du social sont exercés à 90 % par des femmes, là où les hommes dirigent à plus de 70 % l’ensemble des politiques et des actions sociales. Cette subordination est issue de la première professionnalisation des métiers et de leur intégration dans les politiques publiques. Dans ce double mouvement (professionnalisation des actions/intégration dans les politiques publiques), la professionnalisation du travail social aujourd’hui ne conduit pas à un dialogue entre les instances de décision et les acteurs de terrain. Ce sont d’abord les employeurs, les responsables et promoteurs des formations, les représentants associatifs ou syndicaux qui imposent leur discours en s’appuyant sur les logiques budgétaires et la « nouvelle gestion publique ». Dans ce contexte, la sexuation des rôles inscrits dans les politiques publiques n’est pas davantage discutée, comme en témoigne, à titre d’exemple, la gestion des budgets et missions d’intervention sociale : aux hommes sont confiées prioritairement les mesures d’insertion professionnelle, aux femmes la responsabilité des enfants ;

– enfin, les personnes dépendantes, qui font l’objet des politiques d’assistance sociale et de care, sont de plus en plus laissées se débrouiller pour accéder à la dimension collective de la participation sociale (syndicats de travailleurs, de locataires, de consommateurs, associations d’usagers, collectifs, etc.). Dans cette conception, la mise en œuvre de dispositifs d’intervention individuelle est privilégiée sans aucune articulation avec des actions collectives possibles. Tout est formulé sous forme de résultat singulier, de trajectoire individuelle. Qu’en est-il des conditions d’exercer les capacités du sujet au sein de la société, d’apporter une contribution dans la résolution d’une situation ? Cette question est principalement d’un ressort collectif, c’est-à-dire qu’elle engage la capacité collective à instituer des espaces de concertation mutuelle, d’élaboration et de choix d’orientation comme autant d’expériences communes à évaluer (Zask, 2011). Elle ne peut être de la seule capabilité des sujets et de leur autonomie (Nussbaum, 2012). Dans cette perspective, l’articulation entre dimension individuelle et dimension collective des sujets est à considérer « de manière inconditionnelle ». Cela conduit à dépasser le référentiel d’autonomie adossé aux personnes pour revenir au projet collectif (donc politique) d’émancipation qui implique de penser les interdépendances dans la perspective de l’égalité citoyenne (Castel, 2010).

Pour pondérer et illustrer ce dernier point, l’on peut citer, à titre d’exemple, le travail en cours au sein de l’ODENORE (Observatoire des non-recours aux droits et services)[3]. Cet organisme, géré par le CNRS de Grenoble et susceptible de produire des outils à la fois pour la recherche et l’action, examine actuellement « les conditions de l’émergence de la lutte contre le non-recours comme tâche collective et obligation commune » et invite à penser l’action sur le non-recours comme une « action sociale d’intérêt communautaire » au plus près des populations. Dans ce cadre, plusieurs responsables et dirigeants de services de collectivités (Politique de la ville, CCAS, etc.) sont à leur tour engagés dans des chaînes d’actions où ils mobilisent de façon simultanée « des habitant.e.s/résidant.e.s ayant droit », des professionnel.le.s, des élu.e.s pour penser les actions et leur mise en œuvre. Leur perspective est clairement de penser une posture institutionnelle là où d’autres orientations mettent en avant la question de la posture professionnelle. Cette différence de cible est révélatrice, d’une part, d’une prise en compte des interdépendances pour « faire solidarité » et, d’autre part, de la reconduction de segmentations existantes et aussi d’une forme de disqualification.

V. Conclusion

En conclusion, une lecture de genre des origines de l’institutionnalisation du travail social laïque en France, au tournant du 20e siècle, fait apparaître une hiérarchisation continuée des rôles sexuées et leur bipartition : aux hommes la dimension publique et politique, aux femmes la dimension de service, d’assistance et de proximité. La pérennisation de ce modèle se retrouve dans les dynamiques actuelles du travail social et des interventions sociales. Elle conduit à une division du travail bien connue, avec l’attribution de ces missions prioritairement au sexe féminin. Cette institutionnalisation est à dépasser pour renouveler le référentiel démocratique et relancer l’aspiration égalitaire énoncée au sein de différentes politiques publiques. L’héritage de la logique des sphères séparées éclaire le maintien de la ségrégation des métiers sexués et révèle particulièrement l’absence de jeu démocratique au sein du champ du travail social. Son dépassement est la base d’une égale contribution des membres de ce domaine d’intervention sociale à une conception politique de la solidarité et à son portage démocratique.

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  1. Cathy Bousquet est docteure en sociologie du CNAM et membre associé du LISE (CNRS-CNAM).
  2. Les sources consultées pour rédiger ce chapitre sont : les Archives de la Résidence sociale de Levallois Perret, la revue « Annales du Musée Social » et les journaux de la presse quotidienne ou hebdomadaire de l’époque.
  3. https://odenore.msh-alpes.fr/


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