Ferruccio Ricciardi[1]
Cette troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à la production et l’usage des catégories genrées dans le déploiement des politiques publiques, c’est-à-dire les multiples interventions de l’État (politiques familiales, politiques d’emploi, de santé, de protection sociale, etc.) ayant un impact sur la division sexuée du travail et de l’organisation sociale au sens large, et dont le genre constitue (ou pas) l’objet premier.
Depuis le 19e siècle, avec l’émergence de l’État-providence, le périmètre de l’intervention de l’État dans les pays occidentaux dans le domaine social s’est largement accru. Les premières politiques sociales affichent une dimension de genre indéniable, dans la mesure où elles sont guidées par la représentation (longtemps dominante) d’une séparation stricte entre sphère publique et sphère privée, la première étant réservée au travail productif masculin et la seconde au travail reproductif féminin (Morel, 2007). C’est le modèle du male breadwinner qui s’impose tout en niant le fait que « les femmes ont toujours travaillé » (Schweitzer, 2020). Les politiques sociales ne conçoivent pas les femmes en tant que travailleuses, ce qui a des effets sur la structuration non seulement du marché du travail mais aussi de la protection sociale, les droits sociaux des femmes (en tant que mères et épouses) étant adossés à ceux des hommes (par exemple en termes de sécurité sociale) (Martini, 2014). C’est ainsi que le retard (ou le manque) de régulation du travail à domicile, essentiellement accompli par des femmes, conduit à perpétuer les rôles sexués dans la division du travail dans nombre de secteurs (par exemple le textile), en hiérarchisant la participation au travail rémunéré et en rendant invisible l’apport spécifique des femmes à la production de la valeur (Guilbert et Isambert-Jamati, 1956). Le recours à la catégorie extrêmement floue de l’informalité pour designer le travail à domicile, les tâtonnements qui ont accompagné sa catégorisation statistique ainsi que sa régulation via l’outil législatif ou la négociation collective n’ont fait qu’accentuer la (dé)qualification de cette activité. Cela a produit, d’une part, l’assimilation tardive du travail à domicile au travail subordonné et, d’autre part, l’invisibilisation constante de la main-d’œuvre concernée. Un défaut de visibilité et de reconnaissance qu’on trouve dans d’autres domaines comme le travail social, depuis le début du 20e siècle défini par la distinction sexuée des tâches constituant cette « nouvelle » profession : aux hommes la conception et la direction, aux femmes l’intervention sur le terrain.
Sur le versant des politiques familiales, la désignation des problèmes en catégories opérationnelles censées orienter l’action publique, est également un enjeu majeur. Elles révèlent, de manière explicite ou pas, la vision de la « citoyenneté sociale » qui y est sous-jacente, en termes d’accès aux droits, d’aide à l’insertion ou à la réinsertion dans le marché du travail, d’octroi de minima sociaux, etc. (Betzeld, Eidoux et Letablier, 2011). Ainsi, les mères seules précaires sont devenues une cible mouvante des politiques sociales, non seulement en France : si elles sont presque toujours perçues comme une catégorie vulnérable, exposées à la précarité et à la pauvreté, elle font l’objet d’une intervention étatique qui varie en fonction des conjonctures politico-sociales et aussi idéologiques, qu’il s’agisse de soutenir des mères en difficulté dans l’accomplissement de leur fonction de reproduction (en remplaçant les solidarités familiales) ou d’activer leur retour à l’emploi dans une visée d’autonomisation.
Alors qu’une approche maternaliste semble prévaloir dans les politiques familiales « traditionnelles », depuis les années 1970 on assiste à l’émergence de politiques visant à l’affirmation de la norme d’égalité entre les sexes, dans un contexte international, notamment européen, marqué par la lutte contre les discriminations entre hommes et femmes (Sainsbury, 1996). Les politiques d’égalité – portées souvent par un « féminisme discret » ayant en France (et ailleurs) pénétré les institutions étatiques (Revillard, 2016) – visent à promouvoir le statut des femmes aussi au sein des familles, en s’appuyant sur plusieurs dispositifs : conciliation travail/famille, droits sociaux et fiscalité, avortement et contraception, lutte contre la pauvreté des familles monoparentales, etc. À l’échelle européenne, l’indexation des politiques publiques (et notamment des politiques sociales) au principe du gender mainstreaming incarne bien cette tendance, sans pour autant que les résultats soient conséquents, par exemple lorsque les discriminations de sexe se croisent avec d’autres variables comme l’origine ou la position sociale (Jacquot, 2009 ; Perrier, 2019). L’octroi des prestations sociales aux femmes migrantes au sein de l’Union européenne, par exemple, ne va pas de soi, alors que les principes de liberté de circulation et de non discrimination en matière de nationalité sont déclinées sous les termes d’une citoyenneté sélective et territorialisée.
De manière générale, on voit bien comment les politiques publiques en matière sociale, familiale et d’emploi peuvent jouer un rôle actif dans la reproduction de la division sexuée du travail et des inégalités qui vont avec (Engeli et Perrier, 2015). Les textes contenus dans cette section s’efforcent d’éclairer certains aspects de ce processus tout en s’attardant sur l’analyse des catégories genrées.
Tout d’abord Cathie Bousquet revisite l’émergence du travail social d’inspiration laïque en France au début du 20e siècle, dans le but de mesurer les effets durables des hiérarchies de genre à l’œuvre dans les activités et les métiers du travail social. En s’intéressant à la trajectoire de certaines pionnières de la profession – les fondatrices des Maisons sociales –, elle souligne leur apport au renouvellement de la « question sociale » à partir d’engagements genrés qui leur sont traditionnellement attribués et qui, par ailleurs, affichent une connotation de classe (l’éducation des enfants, l’économie domestique, le soutien aux familles ouvrières, etc.). Si, d’une part, elles parviennent à s’immiscer dans la sphère publique en introduisant des questions inédites dans les débats contemporains, la logique des sphères séparées reste difficile à briser, notamment dans la construction de catégories professionnelles légitimes dont les effets perdurent à long terme (les missions d’assistance et de proximité dans le travail social, par exemple, sont toujours l’apanage des femmes).
De la même manière, la catégorisation du travail à domicile – étudiée ici par Tania Toffanin en comparant le cas italien à celui français – permet d’examiner (et de repenser) la division sexuée du travail, la conceptualisation du travail et aussi la séparation entre espace privé et espace public. Le milieu domestique, du fait de l’effacement de la séparation entre le privé et le public qu’il alimente, est la synthèse parfaite de l’asymétrie de pouvoir existante dans les relations de genre. L’auteure s’attache à explorer ces relations de domination à travers la focale de la régulation étatique, alors même que l’intervention des pouvoirs publics dans le domaine fait largement défaut, et ce à partir de l’objectivation statistique du phénomène qui reste pendant longtemps sous-évalué, voire invisible. Ainsi, la définition de « femme au foyer » élaborée par la statistique publique italienne apparaît si large qu’elle invalide les enquêtes portant sur l’ensemble de la population féminine active. Sur un autre versant, en France la classification du travail des femmes conjointes de travailleurs indépendants (dans l’agriculture, le commerce et l’artisanat) fait l’objet de plusieurs controverses, avant de disparaître au milieu des années 1950, le travail de ces « aides familiaux » n’étant pas formellement reconnu malgré le fait qu’il soit indispensable à nombre d’entreprises familiales. Les chiffres officiaux sur le travail à domicile reflètent ces incertitudes et oscillations dans la façon de concevoir et décrire cette activité. Les difficultés à légiférer afin de stabiliser cette « zone grise » du travail et de l’emploi témoignent également du statut fragile du travail à domicile, tiraillé entre la quête de la protection sociale (collective) et de l’autonomie salariale (individuelle). Derrière l’instabilité des opérations de catégorisation dans les deux pays, s’entrevoit la prégnance de l’idéologie de la domesticité qui n’a cessé de produire la ségrégation de genre aussi bien dans la famille que dans la société (Avrane, 2013 ; Toffanin, 2016).
L’idéologie est aussi présente dans la fabrication des dispositifs au service des politiques publiques, notamment des politiques pour la famille. Loin d’être neutres, ils cristallisent des enjeux sociopolitiques alimentés par les multiples acteurs qui contribuent à leur fabrication, notamment les expert-e-s de tout bord. C’est bien le cas des dispositifs d’aide destinés aux parents isolés – ici étudiés par Anne Eydoux –, dont la définition varie au fil du temps en révélant de la sorte les basculements intervenus dans leur signification : on passe ainsi d’une stigmatisation implicite de la condition dont il est ici question (« mère célibataire ») à une neutralisation forcée du genre qui peine à masquer la vulnérabilité de la situation (« famille monoparentale »). Ces politiques peuvent se décliner sous les termes d’un soutien des mères à la fois aux tâches parentales et à l’intégration du marché du travail. Quoi qu’il en soit, les allocations qui accompagnent ces dispositifs ciblés s’inscrivent dans une perspective d’aide aux familles économiquement les plus vulnérables. Ces familles continuent à représenter un double défi aux politiques sociales, dans la mesure où elles troublent les normes familiales et restent surexposées à la pauvreté.
La lutte contre les situations de marginalité touchant les familles est également au cœur des politiques sociales à l’échelle européenne. Dans son chapitre, Nikola Tietze s’intéresse à la façon dont le principe d’égalité de traitement, au fondement de la « citoyenneté européenne », est utilisé comme levier d’inclusion ou bien d’exclusion, notamment au regard des femmes migrantes. En s’appuyant sur l’analyse fine des arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne au sujet des litiges concernant l’octroi de prestations sociales aux travailleurs et travailleuses migrant-e-s, elle explore les multiples catégorisations issues de la mise en récit des affaires par les juges et les expert-e-s juridiques. Si, d’une part, les juges associent les principes de liberté de circulation et d’interdiction de discrimination en matière de nationalité à l’égalité de traitement, d’autre part, ils relient ces principes à la vérification de conditions spécifiques, comme la « charge raisonnable » qu’un système social national doit supporter pour assurer les prestations sociales ou bien la durée et la « qualité » du séjour au sein d’un État membre. C’est notamment l’appréciation de l’appartenance territoriale qui, depuis 2013, oriente les décisions de la Cour sur ces questions, tout en reléguant au second plan d’autres notions comme celles de « travailleur » ou de « actif », qui entraînent un accès direct aux aides sociaux. Le célèbre arrêt de la Cour de justice de l’UE Dano de 2014 concerne en effet une femme roumaine migrante dont la demande d’accès aux minima sociaux en Allemagne est rejetée du fait qu’elle est économiquement inactive (elle n’est ni en formation ni en recherche d’emploi) et surtout qu’elle exerce sa liberté de circulation dans le seul but d’obtenir une aide sociale plus favorable dans un autre État membre de l’Union européenne. Les juges articulent de manière singulière les échelles de l’espace transnational de la citoyenneté européenne et de l’espace national du droit social, en remettant en cause le principe de l’égalité de traitement, notamment en termes de prestations sociales. L’égalité de traitement est ainsi rapportée aux différentiations territoriales qui deviennent un argumentaire majeur au service de la jurisprudence européenne en la matière, en faisant de ce principe moins un instrument d’intégration sociale que de régulation économique.
Bibliographie
Avrane C., 2013, Ouvrières à domicile. Le combat pour un salaire minimum sous la Troisième République, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Betzeld S., Eydoux A. et Letablier M.-T., 2011, « Social citizenship and activation in Europe: A gendered perspective », in S. Betzeld et S. Bothfeld (eds.), Activation and Labour Market Reforms in Europe: Challenges to social citizenship, London, Palgrave Macmillan, p. 79-100.
Engeli I. et Perrier G., 2015, « Pourquoi les politiques publiques ont toutes quelle que chose en elles de très genré », in Laurie Boussaguet et al. (dir.), Une French touch dans l’analyse des politiques publiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, p. 349-376.
Guilbert M. et Isambert-Jamati V., 1956, Travail féminin et travail à domicile. Enquête sur le travail à domicile de la confection féminine dans la région parisienne, Paris, Editions CNRS.
Jacquot, 2009, « La fin d’une politique d’exception. L’émergence du gender mainstreaming et la normalisation de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes », Revue française de science politique, vol. 59, n° 2, p. 247-277.
Martini M., 2014, « When Unpaid Workers Need a Legal Status: Family Workers and Reforms to Labour Rights », International Review of Social History, vol. 59, n° 2, p. 247-278.
Morel N., 2007, « Le genre des politiques sociales. L’apport théorique des ‘gender studies’ à l’analyse des politiques sociales », Sociologie du travail, vol. 49, n° 3, p 383-397.
Perrier G., 2019, « Du gender mainstreaming communautaire à sa mise en œuvre dans les politiques d’emploi à Berlin et en Seine-Saint-Denis. Les tribulations de l’objectif d’égalité des sexes », in A.-L. Briatte, E. Gubin et F. Thébaud (dir.), L’Europe, une chance pour les femmes ? Le genre et la construction européenne, Paris, Editions de la Sorbonne, p. 227-237.
Revillard A., 2016, La cause des femmes dans l’Etat. Une comparaison France-Québec, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
Sainsbury D., 1996, Gender, Equality, and Welfare States, Cambridge, Cambridge University Press.
Schweitzer S., 2002, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Odile Jacob.
Toffanin T., 2016, Fabbriche invisibili. Storie di donne, lavoranti a domicilio, Verone, ombre corte.
- Ferruccio Ricciardi est chargé de recherche au CNRS et membre du LISE (CNRS-CNAM).↵