Introduction

Arnaud Lechevalier[1]

Cette première partie rassemble des textes consacrés aux relations entre les approches en termes de genre et les sciences humaines et sociales en France. Il s’agit de cerner ce que le genre a « fait » aux sciences sociales. Les deux premiers textes explorent dans une perspective d’histoire de la pensée sur les origines des sciences sociales le rôle imparti à la « question des femmes » dans les travaux de Durkheim lui-même, puis dans la tradition durkheimienne, alors que le troisième offre un panorama de la genèse, du contenu et de la portée d’un ensemble de travaux contemporains en sciences sociales explorant cette problématique du genre.

Si la variable « sexe » n’est pas ignorée par les œuvres fondatrices – masculines – de la tradition sociologique, parce que la différentiation genrée est partie intégrante de la modernité, pour autant la « découverte du social » n’a pas de dimension proprement genrée. Pour l’essentiel, seules quelques pionnières tardivement redécouvertes font exceptions (Honneger et Wobbe, 1998). Pourtant le contexte historique de la deuxième moitié du 19e siècle est marqué par de profondes transformations politiques et sociales, qui impactent la place des femmes en société et en particulier dans le champ scientifique. Deux des trois forces motrices mises en avant dans le troisième texte pour expliquer l’émergence de la catégorie « genre » dans les sciences sociales sont déjà à l’œuvre : les revendications féministes et, à un moindre degré, l’internationalisation des enjeux. C’est notamment le cas en France avec le mouvement pour les droits des femmes sous la IIIème République naissante, qui connaît une « période d’effervescence et de diversification militante » à la Belle époque (Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2020), même si le contexte français demeure lesté par l’inquiétude sur la dépopulation, là où en Allemagne la question des femmes est amarrée à la question sociale. Comme le rappelle Michel Lallement dans l’introduction de sa contribution, les controverses multiples « aboutissent, dans bien des cas, depuis l’interdiction du travail des femmes dans les mines (1878) à la loi sur les congés maternité (1913), à des réglementations juridiques importantes ».

Portée par la circulation internationale des organisations et des connaissances sur le genre et par la première vague des mouvements féministes, émerge progressivement à travers des organisations, des réseaux, des périodiques, une expertise féminine sur ces enjeux (Epstein, 2011). La conversion de ces ressources dans le champ académique va cependant s’avérer beaucoup plus problématique, pour des femmes souvent encore non diplômées. Après 1914, « les processus de qualification différenciée selon le genre qui contribuent à reformuler l’antinomie entre compétences intellectuelles et féminité s’adaptent à l’accès des femmes aux diplômes » : la majorité des nouvelles diplômées est orientée vers les nouvelles professions sociales et celles qui restent dans le champ des sciences sociales se spécialisent dans les recherches empiriques participant à une progressive séparation hiérarchisée des disciplines (Charron, 2009).

Sur cette toile de fond, dans la plupart des grandes œuvres fondatrices, qu’il s’agisse de Comte, de Durkheim ou de Weber (Wobbe, 2011), le rabattement du féminin du côté de la nature et du masculin vers la culture apparaît être à la fois l’explication et la justification de la subordination des femmes aux hommes (Sydie, 2004). C’est tout particulièrement le cas de Durkheim, dont Isabelle Berrebi-Hoffmann nous rappelle qu’il a longtemps, et jusqu’à récemment encore, été considéré comme étant, au mieux, passé à côté de la question des femmes ou, au pire, lorsqu’il s’y est intéressé, avoir défendu un point de vue conservateur, patriarcal et antiféministe, déniant « aux femmes toutes capacités humaines et à leurs actions toute signification humaine » (Lehmann, 1994 ; Sydie, 2004 ; Witz et Marshall, 2004). Pourtant, l’autrice entend rendre compte de la « place centrale que jouent les rapports entre les sexes dans les raisonnements du sociologue français » en liant cette discussion à des aspects biographiques.

Durkheim nous apprend en effet que les différenciations sexuelles sont un prototype de classification sociale. Comme le rappelle Lallement dans son texte, dans De la division du travail social (1893), Durkheim lie rapports de sexe et solidarité en montrant que dans les sociétés premières les différences entre hommes et femmes sont minimes et que leurs rôles respectifs et hiérarchisés n’émargent qu’avec la solidarité organique. Pourtant, les analyses de la variable sexe produites dans Le Suicide (1897) relèvent d’un plus grand « essentialisme ». Pour expliquer la moindre fréquence du suicide des femmes par rapport aux hommes mais aussi des femmes mariées par rapport aux femmes célibataires, Durkheim s’en remet à l’idée que le mariage est moins utile à la femme qu’à l’homme parce qu’elle peut se prévaloir naturellement d’un désir borné et qu’elle est moins au contact du monde social. Cette lecture a fait l’objet de critiques acerbes, à commencer par celle, célèbre, de Philippe Besnard : au-delà des erreurs dans l’exploitations des données, l’idée est au fond que Durkheim n’a pas su faire du genre un fait social. Et « c’est finalement au postulat d’une différence de nature entre l’homme et la femme que Durkheim va avoir recours pour rendre compte de l’effet du sexe sur le suicide » (Besnard, 1973 : 30). La spécificité du suicide féminin est ainsi méconnue et la dimension « régulation sociale », si centrale par ailleurs dans la pensée durkheimienne, disparaît complètement.

Pourtant, comme en atteste les comptes rendus rédigés dans la revue qu’il fonde et dirige à partir de 1898, L’Année sociologique, les enjeux liés à l’émancipation des femmes ne sont pas ignorés par Durkheim, même si les travaux produits par des femmes sont rarement valorisés[2]. S’inspirant de manière critique d’un renouveau des approches bibliographiques, Isabelle Berrebi-Hoffmann fait valoir que pour l’auteur de De la division du travail social la relation conjugale a valeur de modèle avec son double registre du désir entretenu par les différences et de la complémentarité fonctionnelle à laquelle renvoie la division sexuelle du travail. De même, son approche de l’éducation sexuelle et de la morale dans le couple atteste d’une prise de distance par rapport aux racines biologiques des êtres pour penser la différence des sexes. Ses positions conservatrices en matière de changement des institutions et du droit (divorce) s’expliqueraient alors par le fait que « l’égalité dans la différence », qui assigne les femmes principalement à l’espace domestique, serait pour Durkheim contingente aux mœurs de l’époque mais susceptible d’évoluer. On retrouve ici l’importance de l’historisation des rapports sociaux de sexe déjà évoquée dans De la division sociale du travail.

C’est à cet héritage de la question des femmes dans l’école durkheimienne que s’intéresse Michel Lallement dans son texte. Il entend montrer comment certains auteurs s’inscrivant dans cette tradition vont « prendre à leur compte tout en les accentuant certaines des thèses sur les relations entre sexes » que contient l’œuvre de Durkheim. Pour ce faire, il met en évidence deux grandes familles de durkheimiens : les « chercheurs » (Maurice Halbwachs, Marcel Mauss, François Simiand) et les « enseignants-chercheurs », ayant eu le plus souvent une responsabilité dans la haute administration, dont il retrace brièvement les biographies. Pour les premiers, la « question de la femme » n’émerge que comme une dualité inscrite comme d’autres dans le registre religieux, qui n’a pas fait l’objet d’une sociologie spécifique, comme le reconnaît Mauss. Pour les seconds, l’intérêt pour la question des femmes est ponctuel mais néanmoins réel. C’est d’abord le cas de Célestin Bouglé, comme en atteste ses publications ou ses directions de thèse en sociologie soutenues par des femmes. Mais Lallement nous présente des travaux moins connus : celui de Paul Lapie, La femme dans la famille, paru en 1908 et celui de Gaston Richard, La femme dans l’histoire, publié en 1909. Il en ressort une pensée émancipatrice : pour l’un qui souligne notamment l’importance du travail féminin et prône l’externalisation du travail domestique ; pour l’autre à travers une lecture historique (matriarcat, patriarcat et individualisme moderne) qui fait toute sa place à cet « homme moyen » qu’est par excellence intellectuellement la femme. Ces auteurs se montrent plus attentifs et ouverts que Durkheim aux droits des femmes (au divorce par consentement mutuel notamment) ou à l’activité féminine. Les durkheimiens auront ainsi contribué à légitimer le travail intellectuel des femmes à un double titre : de manière indirecte et théorique en rompant avec une approche naturalisée des rapports entre les sexes, mais aussi en encourageant (Marcel Mauss, Célestin Bouglé) les jeunes femmes à poursuivre des recherches en sciences sociales à partir des années 1920 (Charron, 2009 : 510). Pour autant, il faudra attendre plusieurs décennies avant que la problématique du genre n’émerge dans les sciences humaines, juridiques et sociales jusqu’à en transformer certains enjeux, contenus et méthodes.

C’est précisément à cette enquête qu’est consacré le troisième texte ici présenté. À l’issue d’un travail collectif organisé dans le cadre du séminaire « Genre, Droit et Discriminations » du LISE, Arnaud Lechevalier propose une synthèse des interactions produites par les approches du genre et plusieurs disciplines dans le champ scientifique en France : démographie, économie, gestion, histoire, science politique et science juridique. Il le fait en analysant comment les catégories conceptualisées par le genre permettent non seulement de repenser les objets de recherche et les problématiques, d’un point de vue disciplinaire et surtout interdisciplinaire, mais aussi comment elles sont susceptibles de renouveler les enjeux et les méthodes propres à ces disciplines scientifiques. L’auteur s’attache d’abord à comprendre les forces motrices de l’émergence des catégories genrées et leurs échelles de production (locales/nationales/internationales ou transnationales). Il met en avant trois forces motrices au cours des quatre dernières décennies et leur mode de réappropriation disciplinaire : le mouvement d’émancipation des femmes, l’internationalisation de la production scientifique, surtout d’origine anglo-saxonne, et l’intégration européenne principalement par le droit.

Dans un deuxième temps, sont examinés quelques enjeux et conséquences pour les sciences sociales et les critical legal studies de la production de catégories genrées en termes cognitifs, conceptuels, méthodologiques et épistémologiques. Cette perspective est ensuite étendue à l’analyse de certaines politiques publiques dans le contexte européen. Ce faisant, le texte ouvre des pistes de réflexion et d’interrogation sur la faculté de la problématique du genre à agir comme opérateur critique, à même de problématiser de nouvelles formes d’inégalités, pour renouveler les approches et les méthodologies en sciences humaines et sociales.

Bibliographie

Besnard P., 1973, « Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé », Revue française de sociologie, vol. 14, n° 1, p. 27-61.

Charron H., 2009, Les formes de l’illégitimité intellectuelle : genre et sciences sociales françaises entre 1890 et 1940, Thèse en sociologie, Université de Montréal.

Honneger C. et Wobbe T. (eds.) 1998, Frauen in der Soziologie. Neun Porträts, Münich, Beck.

Epstein A.R., 2011, « Gender and the rise of the female expert during the Belle Epoque », Histoire@politique, vol. 2, n° 14, p. 84-96.

Lehmann J.M., 1994, Durkheim and Women, Lincoln, University of Nebraska Press.

Pavard B., Rochefort F. et Zancarini-Fournel M., 2020, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte.

Sydie R.A., 2004, « Sex and the sociological fathers », in B.L. Marshall et A. Witz (eds.), Engendering the Social: Feminist Encounters with Sociological Theory, Berkshire, Open University Press, p. 36-53.

Wobbe T., 2004, « Max Weber. Eine Soziologie ohne Geschlecht? », in T. Wobbe, I. Berrebi-Hoffmann et M. Lallement (eds.), Die Gesellschaftliche Verortung des Geschlechts, Frankfurt am Main, Campus Verlag, p. 47-67.

Witz A. et Marshall B.L., 2004, « The masculinity of the social: towards a politics of interrogation », in B.L. Marshall et A. Witz (eds.), Engendering the Social: Feminist Encounters with Sociological Theory, Berkshire, Open University Press, p. 19-35.


  1. Arnaud Lechevalier est maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du LISE (CNRS-CNAM).
  2. À l’image de la critique sévère par Durkheim de l’ouvrage de Marianne Weber, publié en 1907, Ehefrau und Mutter in der Rechtsentwicklung. Eine Einführung, voir sur ce point Charron (2009 : 500-501).


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