Camille Boullier, Michel Lallement et Jérémy Therrien[1]
Pour beaucoup de spécialistes du travail, le mouvement d’individualisation de l’organisation et des relations de travail relève aujourd’hui presque de l’évidence. Il y a à cela de bonnes raisons. Afin de caractériser le post-taylorisme contemporain, de nombreux travaux ont mis en évidence l’importance des stratégies de mobilisation subjective, d’enrôlement axiologique ou de mise en concurrence pour l’obtention de bonus salariaux et d’avancements professionnels. Dans le même temps, en une période marquée plus précisément par l’intensification du travail, on constate presque paradoxalement que le soutien des pairs, les opportunités de coopération et les discussions collectives ont également crû.
L’objectif de notre contribution n’est pas tant d’élucider cette contradiction apparente, qui relève probablement des différences de méthodologies utilisées, mais bien plutôt – dans l’esprit de cet ouvrage collectif – de prendre au sérieux les formes de médiation entre l’engagement individuel au travail et l’organisation collective de ce dernier. Plus exactement, nous faisons le pari que plusieurs types d’agencement sont possibles pour lier ces deux dimensions et que ceux-ci ne sont pas nécessairement contradictoires avec ce que le Bureau international du travail nomme une organisation du travail « décente », soit une configuration capable de satisfaire aux exigences d’objectifs matériels (niveau et qualité de production, satisfaction des clients…) sans abîmer ni les subjectivités ni les dynamiques collectives. Dans cette perspective, nous nous intéressons à des univers organisationnels peu conventionnels qui font la part belle à la démocratie et à l’horizontalité des relations de travail. Sur le plan méthodologique, nous nous appuyons sur des observations participantes menées dans des communautés qualifiables d’ « alternatives » ou d’ « utopiques », en France ainsi qu’aux États-Unis. Dans cette perspective, ce chapitre est structuré en quatre parties. Nous revenons d’abord sur la notion de communauté et précisons l’usage que nous entendons faire de cette notion. Nous présentons ensuite trois communautés au sein desquelles nous avons mené l’enquête avant, dans un troisième temps, de regarder les choix opérés en matière d’organisation du travail. La dernière partie propose des éléments d’interprétation plus généraux visant à lier formes communautaires et organisation du travail, au regard notamment des enjeux marchands.
I. Un retour aux communautés pertinentes de l’action collective
La sociologie regorge d’une pluralité d’expressions pour dire le collectif. Loin d’être un répertoire figé et fermé, cet ensemble conceptuel est, à l’instar d’un dictionnaire infiniment révisé, continuellement enrichi par la pratique et les réflexions. Ainsi, lorsqu’il résume la complexité des interactions sociales en mobilisant les notions de groupe, de classe ou même de communauté, le sociologue participe-t-il par ses conclusions – volontairement ou non – à faire vivre et évoluer les outils théoriques qu’il mobilise. Cette (ré)écriture permanente de l’histoire de la discipline, intimement liée aux objets multiples qu’elle étudie, suit toutefois un parcours qui est loin d’être homogène et linaire. De tous les mots du collectif, c’est à celui de « communauté » que nous avons choisi de porter notre intérêt. Dans son ouvrage classique consacré à la tradition sociologique, Robert Nisbet (1966, 1984) remarque que « la notion de communauté constitue le plus fondamental des concepts élémentaires de la sociologie, celui dont la portée est aussi la plus vaste ». On constate bien, de fait, un usage extensif de la notion de communauté dans toute la tradition sociologique depuis Auguste Comte jusqu’à Max Weber. Notion englobante, la communauté recouvre généralement, dans les écrits des auteurs qui viennent d’être évoqués, tous les types de relations caractérisées à la fois par des liens affectifs étroits et profonds, de même qu’un engagement et une adhésion commune à un groupe durable.
A défaut d’entrer plus avant dans le détail d’une histoire conceptuelle complexe, il faut souligner l’existence de deux grandes traditions qui, longtemps, ont considéré la (ou les) communauté(s) de façons fort différentes. En Europe, en France et en Allemagne au premier chef, la communauté a longtemps été réfléchie en opposition à la société. L’auteur qui symbolise le mieux cette option intellectuelle est Ferdinand Tönnies (1887, 1977). La communauté (Gemeinschaft) repose, selon lui, sur la volonté organique (Wesenwille), caractéristique des relations sociales ancrées dans l’affectivité et l’esprit de groupe. L’état de société (Gesellschaft) est, pour sa part, basé sur l’intérêt individuel et la froideur de la formalité. En somme, c’est un point d’entrée psychologique qui fonde en raison la dualité Gemeinschaft/Gesellschaft. La volonté est le socle sur lequel s’érigent toutes les situations sociales.
Les approches anglo-saxonnes – et, plus spécifiquement, américaines – associent à la notion de communauté un sens différent. Plus soucieux d’appuyer empiriquement leurs réflexions à l’aide d’enquêtes de terrain, les sociologues nord-américains se défient des abstractions trop générales dans la conceptualisation de la communauté. Les travaux pionniers sont largement débiteurs de l’approche écologique impulsée par l’école de Chicago, et dont Robert et Helen Lynd ou encore Arthur Vidich et Joseph Bensman sont des illustrations exemplaires[2]. Dans cette tradition, la communauté est analysée comme un niveau intermédiaire entre l’individu et la société. L’objectif est d’appréhender l’individu à partir des institutions qui composent les espaces locaux : le travail, la religion, les clubs, la famille, l’école, etc.
Au-delà de cette opposition transatlantique, le concept se raffine surtout en fonction du contexte d’analyse dans lequel il est mobilisé. Ainsi, au tournant des années 1970 et 1980, les recherches menées au Cnam sous la responsabilité de Denis Segrestin ont-elles permis d’ouvrir un nouveau chantier sur ces collectifs particuliers que sont les communautés. Publiés sous forme de monographies et de synthèse (Segrestin D., 1980), ces travaux s’inscrivent dans la controverse relative aux ressorts de l’action collective. Partant d’un questionnement central – quelles sont les collectivités concrètes à partir desquelles se construit l’action – le cadre théorique développé par D. Segrestin s’appuie sur deux hypothèses principales : 1) il existe une dynamique de l’acteur dans les processus de mobilisation ; 2) cette dynamique de l’acteur suppose elle-même l’existence de collectivités concrètes de référence, à savoir des « communautés d’action » auxquelles les travailleurs sont susceptibles de s’identifier. Sur la base d’enquêtes de terrain, l’équipe des chercheurs du Cnam a testé la pertinence de ces hypothèses et mis en évidence l’existence de trois types-idéaux de collectifs : la communauté professionnelle (la référence à la profession y est le mode dominant d’identification), la communauté-groupe (le primat est donné aux relations interpersonnelles, comme dans les collectifs féminins ou d’ouvriers spécialisés) et, enfin, la communauté société (qui repose sur une très forte intégration à une société locale tout en se satisfaisant d’une grande hétérogénéité sociale).
Peut-on utiliser un raisonnement similaire à celui mis en œuvre par ces chercheurs du Cnam au début des années 1980 pour éclairer des dynamiques actuelles relatives à l’organisation du travail ? En nous armant de critères similaires à ceux utilisés par cette équipe pour typer des « communautés pertinentes » – la morphologie, la médiation communautaire, les références – nous proposons de présenter trois expérimentations sociales qui ont pour point commun d’accorder au travail et à son organisation une place importante dans la vie quotidienne de leurs membres. Ces collectifs relèvent assez bien du modèle qu’aux États-Unis l’on nomme « communauté intentionnelle » : « il s’agit d’un groupe de personnes qui partagent des biens parce qu’elles veulent adopter un style de vie similaire et qu’elles veulent poursuivre un même idéal[3]. »
II. Faire collectif, faire communauté
Les trois communautés qui vont nous servir à alimenter la réflexion sur les déterminants collectifs de l’organisation du travail sont, pour les deux premières, localisées en France et, pour la troisième aux États-Unis. Toutes trois héritent largement de valeurs diffusées à la fin des années 1960 et 1970 par un mouvement social contre-culturel mettant en avant les exigences d’autonomie, de liberté, d’émancipation, de coopération horizontale, de mobilité ou d’égalité. L’usage de ces références dans le management contemporain a fait l’objet de travaux intéressants[4]. En revanche – et fort curieusement – le destin des innovations organisationnelles tôt promues par les premiers communards, français et nord-américains, a beaucoup moins attiré l’attention des chercheurs.
La première communauté qui nous intéresse, Ambiance Bois, a accueilli C. Boullier durant plusieurs semaines en 2017. Il s’agit d’une scierie-raboterie autogérée, créée à la fin des années 1980 à l’initiative de six ami.e.s, dont la rencontre prend place au sein d’un mouvement de scoutisme protestant en Île-de-France. Ce collectif, mixte, fait le constat d’une place structurante du travail dans la société, travail marqué par une dévalorisation des tâches manuelles (sur un registre aussi bien financier que symbolique), un lien de subordination incompatible avec les principes d’égalité, d’autonomie et de responsabilité, ainsi qu’une segmentation forte des temps personnels et professionnels. Le choix est alors fait de l’autogestion en industrie, de manière à montrer, sans proposer de modèle, que des alternatives sont possibles au sein même du monde marchand. La scierie est alors créée en Sapo – Société anonyme à participation ouvrière – statut qui permet la reconnaissance d’actions de travail, donnant aux salariés qui les détiennent collectivement le même poids que les actions de capital au Conseil d’administration. Les principes fondateurs par lesquels se traduit l’autogestion peuvent être énumérés comme ceci : égalité salariale, prise de décision collective, propriété partagée de l’entreprise, polyvalence des tâches et tirage au sort du (ou de la) PDG. La scierie compte aujourd’hui 27 salariés qui ne partagent plus, pour la très grande majorité, d’habitat commun, comme ce fut le cas durant les premières années.
La deuxième communauté qui nous sert de référence a, plusieurs semaines également, accueilli J. Therrien. Si ce collectif s’avère, en comparaison des deux autres présentés ici, relativement jeune – il soufflait, lors de sa visite en 2016, ses cinq bougies – son histoire n’en est pas moins riche pour autant. En effet, implantée en plein cœur de la campagne Aveyronnaise, l’Oasis est, par son organisation et les valeurs prônées par sa dizaine de résidents, héritière directe du mouvement communautaire ayant bousculé la France lors de la décennie 1970. Le collectif se définit lui-même comme un « éco-lieu », ce terme étant préféré à celui de communauté. Le groupe s’est constitué sur un principe simple, inscrit au premier plan de sa charte, auquel tous ses membres doivent adhérer : « s’inscrire dans le soin de la terre, du monde et de soi ». Concrètement, cette espérance des fondateurs de l’Oasis s’est traduite par l’achat d’un lieu de vie commun via une société civile immobilière (SCI), chacun investissant ses économies personnelles et devenant prêteur solidaire du capital nécessaire à l’acquisition. L’endroit choisi, une grande propriété fermière du XIIème siècle – champs, bois et dépendances inclus – est devenu le siège des trois associations qui, avec la SCI, définissent la structure légale de l’éco-lieu.
Twin Oaks, la troisième communauté qui nous intéresse, est américaine. En 2016, elle a accueilli M. Lallement durant trois semaines au titre de « visiteur ». Twin Oaks, qui compte à l’heure actuelle une centaine de membres, dont 15 enfants, a été fondée en 1967 par un groupe de huit personnes (dont une seule femme) alors inspiré par la nouvelle utopique rédigée par le psychologue behavioriste Bruce Skinner (1948, 2012). Conformément au modèle proposé par l’universitaire américain, le petit groupe joue assez rapidement la carte de la répartition intégrale des ressources. Tout appartient au collectif (les terres, les bâtiments, les meubles, les vêtements, les vélos…). La seule exception que Twin Oaks partage avec d’autres communautés semblables est la suivante : il est possible pour un membre de posséder privativement des effets, à condition que ceux-ci puissent être stockés dans sa chambre. Concrètement, cela concerne donc des vêtements, des livres, des disques, des bibelots… Comme on peut déjà le deviner, un tel choix, qui incite souvent à qualifier de telles communautés d’« îlots socialistes dans un océan capitaliste » va de pair avec un mode de vie assez frugal, voire pauvre. A Twin Oaks, chaque membre « coûte » journalièrement environ 2,50 dollars.
III. Travailler en communauté(s)
Comme le laissent déjà deviner les présentations sommaires qui viennent d’être effectuées, la réalité des communautés alternatives (ou intentionnelles si l’on utilise le vocabulaire nord-américain) détonne au regard des représentations que, longtemps, on a pu associer à ce type de groupement. Loin de rejeter le travail – et tout acte de production de manière générale – elles dépensent au contraire beaucoup d’énergie en faveur de ce type particulier d’activité sociale, voire le place au cœur de leur projet. Une des raisons à cela, aisément compréhensible, est la nécessité de faire vivre et perdurer des collectifs qui ne bénéficient pas (ou peu) de ressources en dehors de celles qu’ils contribuent, par leurs propres investissements quotidiens, à fournir. Voyons, concrètement, comment ce principe s’applique aux différentes communautés introduites.
A Ambiance Bois, l’organisation du travail repose sur les principes fondateurs de la scierie, à savoir la polyvalence, les temps choisis, la décision collective et l’égalité des salaires horaires, égalité qui induit une même valorisation économique de chaque tâche. Ces principes opèrent ainsi comme cadre commun à l’intérieur duquel peut-être ensuite pensé le travail collectif d’organisation. Pour exemple, les « temps choisis » – moyen de rendre le travail soutenable – se traduisent par une majorité de temps partiels[5] et une organisation des congés à la convenance de chacun.e, éléments qui sont ensuite pris en compte pour la planification de la production et des chantiers, « en fonction de qui est là ». La polyvalence quant à elle s’entend désormais au sein d’un même domaine – à savoir la vente, la production, la menuiserie, le chantier et l’administration – l’augmentation continue des effectifs depuis sa création ayant amené avec elle une sectorisation croissante des activités. Des ponts demeurent entre ces domaines, certains coopérateurs et coopératrices navigant entre deux ou trois champs – avec néanmoins toujours une « majeure » – selon leur expérience et leurs appétences.
Plusieurs instances organisatrices coexistent pour garantir une continuité de l’activité en cohérence avec l’impératif d’une véritable horizontalité : la réunion mensuelle, instance à vocation stratégique réunissant l’ensemble des salariés, les réunions de secteurs d’activité mensuelles (voire hebdomadaires) réunissent entre quatre et dix personnes, les pauses quotidiennes de 10 h à 10 h30, ainsi que les points de début de journée pour certaines activités, notamment le sciage et les chantiers. Les décisions y sont essentiellement prises par « consensus apparent »[6].
A l’Oasis, chaque membre qualifie d’une façon qui est sienne les limites entre travail et loisir au sein de la communauté. Pour les résidents et les locataires[7] les plus investis se pose un impératif de premier plan, inhérent au sentiment du devoir d’assurer la pérennité de l’éco-lieu. Il s’agit de réaliser un ensemble de tâches répétitives et souvent peu valorisantes. La cuisine, l’entretien des espaces communs (intérieurs ou extérieurs), la rédaction des documents administratifs, celle du courrier, les courses, la « promotion » du lieu afin d’attiser les vocations de nouveaux résidents… : le tout forme un ensemble d’activités d’autant plus chronophage que les économies d’échelle sont difficilement réalisables sous un seuil limite de participants aux tâches de base. Le faible nombre de résidents au sein de l’Oasis entraîne une division du travail parfois incompatible avec les valeurs promues, sacrifiées pour davantage d’efficience. Les membres se tournent donc vers des tâches qu’ils ont davantage l’habitude de pratiquer et qu’ils maîtrisent de ce fait ; le risque de reproduire les formes de division – genrées notamment – dominantes hors communauté, devient alors important.
Ces contraintes ne sont pas sans entraver les libertés individuelles. Mais comment passer outre ces obligations à défaut desquelles l’investissement pour le collectif serait difficilement compatible avec les aspirations de chacun ? Chaque semaine, une réunion entre les membres est organisée pour faire le point sur les projets de l’Oasis, leur réalisation et les nouvelles orientations à définir. L’ordre du jour est ouvert, de même que chaque participant est libre, sur chacun des thèmes, de défendre son point de vue. Les décisions ne se prennent pas au vote majoritaire mais au consensus absolu. Moment charnière, c’est là que se décide la distribution des ressources disponibles, dont la plus importante de toutes, le temps de travail. L’effectif réduit est ici un atout : le consensus est plus aisément atteint et les compétences individuelles sont d’autant plus valorisées que les probabilités de mobilisation pour le traitement d’une tâche spécialisée sont moindres en comparaison de communautés à plus fort effectif. Ainsi le nombre de membres est-il d’une importance capitale pour l’organisation du travail communautaire, inhibant les possibilités de réalisations collectives s’il est extrêmement élevé. Outre ces temps dédiés à l’Oasis, les résidents peuvent enfin se consacrer à une activité professionnelle personnelle.
Comme les deux communautés précédentes, Twin Oaks peut être qualifiée de communauté de travail, et cela pour deux raisons. Le travail, à condition qu’il ne soit pas trop épuisant, est considéré comme une partie importante et épanouissante de la vie de chacun. Même si tendanciellement, deuxième raison, elle a diminué au fil des décennies, la durée du travail reste aujourd’hui conséquente. A Twin Oaks, on travaille 42 heures par semaine, 7 jours sur 7 (seul le dimanche matin est généralement débarrassé de toute possibilité de travail). Twin Oaks s’est spécialisée dans quelques activités majeures : la culture agricole (destinée prioritairement aux besoins de la communauté), la confection de hamacs en corde destinés à la vente sur le marché américain pour l’essentiel, la production industrielle de tofu (confectionné, mis en paquet et distribué localement) et un travail d’indexation pour des éditeurs.
Quatre grands principes structurent l’organisation du travail. Le premier est le recours à une ossature organisationnelle à deux étages. La direction de la communauté est assurée par un trio de planners, qui a la responsabilité du pilotage du collectif, des grandes décisions le concernant, des relations avec l’extérieur… A un niveau inférieur, l’on trouve des managers. Ceux-ci ont la responsabilité, au jour le jour, d’un secteur d’activité précis (les hamacs, les repas, le jardin, les poules, la pousse de graines…). Le second principe est la possibilité offerte de varier le travail effectué d’une journée et d’une semaine à l’autre. Troisième grand principe : toute tâche, quelle qu’elle soit, est rémunérée de la même manière. Une heure de travail (laver la cuisine, couper du bois, manier une machine industrielle complexe…) vaut un crédit.
Dernier principe enfin : les oakers ne sont pas payés pour le travail effectué. Ils bénéficient en contrepartie de toutes les ressources que la communauté met à leur disposition, depuis la nourriture quotidienne jusqu’à une couverture santé minimale. En 2016, chacun percevait cependant un petit pécule mensuel (103 dollars) pour pouvoir s’acheter des extras personnels (du café, de l’alcool, des produits d’hygiène, des vêtements…). Durant leurs périodes de vacances, il n’est pas rare enfin que les communards travaillent dans le « monde extérieur » et gagnent ainsi de quoi voyager, aller voir leurs parents ou s’acheter des biens personnels.
IV. Formes communautaires et rapports au marché
Si l’on reprend à notre compte la grammaire proposée par les chercheurs du Cnam, alors trois formes idéal-typiques peuvent être distinguées, que résume le tableau 1. L’étude d’Ambiance Bois permet de repenser la communauté-organisation dépeinte par Segrestin, celle-ci s’instituant alors par le biais de l’emploi d’abord – comme plus petit dénominateur commun –, puis par la médiation structurante d’un idéal partagé d’émancipation. Celui-ci est véhiculé ici non pas par un syndicat – comme dans le cas de référence – mais par un noyau plus politisé au sein d’un collectif composite, qui associe donc des convaincus de l’autogestion et des néophytes d’abord issus du territoire. Dans le cas de l’Oasis, la variable importante est celle du lieu, entendu comme un espace de mise en action d’un principe, celui de l’harmonie entre l’épanouissement humain et de la nature qui l’entoure. En entretenant des liens avec son milieu proche, la communauté contribue à la vie d’une petite société. Pour faire collectif, l’Oasis tire parti au mieux d’un mille-feuille de ressources ancrées dans un territoire, celles de membres aux statuts variés, du milieu local et des réseaux sociaux aux géométries variables. Le cas de Twin Oaks est une bonne illustration d’un mode de fonctionnement que l’on peut associer à un type de communauté-plan. La dénomination, qui n’est pas utilisée dans la typologie proposée par D. Segrestin, fait référence à un mode de fonctionnement fondé sur l’allocation centralisée des ressources permettant à la communauté d’optimiser l’usage de ses moyens. Le partage des tâches hebdomadaires entre la centaine de membres par deux personnes chargées d’établir l’emploi du temps de chacun illustre cette volonté de rationalisation minimale dans l’allocation des obligations et des ressources.
Tableau 1 – Trois formes communautaires
Morphologie |
Médiation communautaire |
Référence |
|
Ambiance Bois |
Communauté-organisation |
Principes de coopération ouvrière |
Administration de la preuve par l’exemple d’un possible « travailler autrement » |
L’Oasis |
Communauté-société |
Compétencratie |
Lutte territoriale pour l’épanouissement humain dans le respect de la nature |
Twin Oaks |
Communauté-plan |
Ethos gestionnaire |
Réseaux de communauté au service de l’égalité par la voie de modes de vie alternatifs |
La seconde conclusion à laquelle nous mène le travail de comparaison que nous venons d’esquisser est l’existence, par-delà les différences qui viennent d’être mentionnées, de trois types de rapport au marché. Les trois communautés ne vivent pas hors du monde et sont subordonnées à des incertitudes – et à des risques – quant à la possibilité (ou non) de valoriser sur le marché le produit du travail communautaire. Mais elles savent aussi résister de multiples manières en se défaisant d’une dépendance trop étroite à l’égard des valeurs et des ressources communément associées à toute activité marchande. Mieux encore, elles ont inventé des formes d’instrumentalisation de leur environnement économique de façon à faire perdurer les valeurs et les pratiques alternatives qui sont les leurs.
Tableau 2 – Communautés et rapports au marché
Résistance |
Dépendance |
Instrumentalisation |
|
Ambiance Bois |
Égalité du travail manuel et intellectuel |
Soumis aux aléas du marché du bois |
Promotion de règles de production alternatives par la pérennité de l’entreprise |
L’Oasis |
Parodie quotidienne des valeurs marchandes |
Remboursement du capital de la SCI essentiel à la survie du projet |
Attire des vocations par une concurrence forte de l’immobilier traditionnel |
Twin Oaks |
Autosuffisance alimentaire |
Incertitude sur le volume des ventes des denrées produites |
Infléchir les pratiques par la vente de produits symboliques du mode de vie alternatif |
Conclusion
A la suite des travaux de F. Tönnies, la communauté a souvent été considérée, dans la tradition sociologique européenne, comme un résidu de la société. Il n’est pas certain, en réalité, que cette perspective soit la plus adéquate pour nous aider à décrire le monde contemporain. L’individuation n’est pas l’ennemie de la communauté. Il est même possible de penser – telle est en tous les cas une des hypothèses de cette contribution – que l’autonomie individuelle et un travail jugé épanouissant ne peuvent s’étayer que sur des ressources collectives dont les communautés peuvent constituer l’une des pièces majeures. Pour s’en convaincre, il faut non seulement faire le pari que l’examen empirique de formes d’organisation peu conventionnelles est un détour heuristique mais que, plus encore, les bricolages organisationnels sont variés. A la théorie de la Communauté (avec un grand C), il convient alors de substituer une approche raisonnée des communautés dont le présent chapitre – c’était là son ambition première – a esquissé une première formalisation.
Bibliographie
Boltanski L., Chiapello E., 1999 Le nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
Fellowship for Intentional Community, Communities Directory, edition VII, Missouri, Rutledge, 2016, p.1.
Nisbet R., 1984, La tradition sociologique, Paris, PUF, p.66. Première édition originale : 1966.
Schreeker C., 2006, La communauté. Histoire critique d’un concept dans la sociologie anglo-saxonne, Paris, L’Harmattan.
Segrestin D., 1980, « Les communautés pertinentes de l’action collective : canevas pour l’étude des fondements sociaux des conflits du travail en France », Revue française de sociologie, vol. 21, n° 2, p.171-202.
Skinner B., 2012, Walden 2. Communauté expérimentale, Paris, éditions In Press. Première édition originale : 1948.
Tönnies F., 1977, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Retz. Première édition originale : 1887.
Urfalino P., 2007, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n° 136 2007, mis en ligne le 1 février 2010, consulté le 30 septembre 2016.
- Camille Boullier est doctorante en sociologie, Anact & Lise-Cnam-CNRS. Michel Lallement est professeur titulaire de la chaire Sociologie du Travail du Cnam, Lise-Cnam-CNRS. Jérémy Therrien est doctorant en sociologie, Lise-Cnam-CNRS.↵
- Pour une présentation de tous ces travaux, cf. C. Schreeker, La communauté. Histoire critique d’un concept dans la sociologie anglo-saxonne, Paris, L’Harmattan, 2006.↵
- Fellowship for Intentional Community, Communities Directory, edition VII, Missouri, Rutledge, 2016, p.1.↵
- L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.↵
- Un temps plein correspond à 35 heures travaillées sur quatre jours – du lundi au jeudi – pour un revenu légèrement supérieur au Smic.↵
- Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n° 136 2007, mis en ligne le 1 février 2010, consulté le 30 septembre 2016.↵
- Contrairement aux visiteurs ponctuels, ces deux catégories de membres ont en commun d’avoir fait de la communauté leur lieu de résidence principal.↵