François Granier[1]
S’il est un emploi avec qui chacun d’entre nous est régulièrement en contact, c’est bien celui de secrétaire-assistante, emploi très majoritairement assuré par des femmes. Leur omniprésence présente cependant une singularité : il n’existe pas de définition partagée. Ainsi, les institutions publiques telles la Dares, le Céreq où Pôle emploi mais aussi les entreprises et les services publics mobilisent plus d’une centaine d’appellations différentes. Dès lors, l’absence d’une dénomination commune rend aléatoire toute statistique et analyse sociodémographique. On comprend que, depuis des décennies, cette situation favorise d’innombrables propos prophétisant la disparition inéluctable de ces emplois.
La représentation sociale dominante de ces emplois associe l’image d’un duo, d’un tandem, certains évoqueront parfois un « couple », composé d’une femme au service d’un homme : cadre, ingénieur, médecin, avocat… Plus rarement, certains mentionneront l’appui apporté à un groupe de personnes dédiées à un projet industriel, scientifique ou social.
Cette représentation duale révèle une dimension essentielle qui transcende l’extrême diversité des activités assurées par les secrétaires-assistantes. Toutes partagent une exigence déontologique. Elles sont les gardiennes de secrets auxquels elles accèdent du fait de la confiance qu’elles reçoivent de toute personne auprès de laquelle elles sont placées. Cette relation, consubstantiellement duale, a de fait durablement bridé les relations professionnelles entre secrétaires-assistantes.
I. Situations d’emplois multiples et donc métier flou ?
Ces métiers qui rassemblent en France, selon différentes sources, entre 800.000 et 2.200.000 personnes, n’ont quasiment aucune visibilité dans les organisations syndicales. Présentes dans toutes les branches professionnelles, les secrétaires-assistantes ne trouvent cependant guère de place dans les logiques d’affiliation construites autour de métiers historiques assurés par des hommes (Le Quentrec, 2014). Certes, celles-ci assurent des emplois forts divers. Ici, l’une va accompagner un maître du barreau dans le secret de son cabinet. Là, une autre veillera au bon ordonnancement des activités d’un dirigeant à la tête d’une multinationale. Plus loin, une autre sera présentée comme son « couteau suisse » par un patron de PME ou comme la « cheville ouvrière » par les soignants d’une maison de santé implantée en milieu rural.
En écho à ces constats, comment ne pas qualifier ces métiers de « métiers flous » (Jeannot, 2011) d’autant que ceux-ci sont majoritairement associés à des emplois de cadres, eux-mêmes faiblement définis ? (Boltanski, 1982 ; Gadea, 2003).
Aussi, ces données nous conduisent à dresser un premier diagnostic. Les secrétaires-assistantes ne constituent pas un groupe professionnel défini comme : « un ensemble de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisé par une légitimité symbolique » (Dubar, 2015).
Dispositifs d’enquête
Avec l’appui institutionnel et logistique de la Fédération Française des Métiers du Secrétariat et de l’Assistanat qui se présente comme « La voix de la profession » et tient à s’afficher indépendante de toute organisation syndicale, nous avons déployé quatre dispositifs de recueil de données. Observations de situations de travail : n= 4 – D’une durée de deux heures en moyenne, celles-ci ont permis d’appréhender plus particulièrement les écarts entre le travail prescrit et le travail réel. (Clot, 2010). Entretiens individuels semi-directifs : n= 17 – Ces « récits de pratiques » (Lahire, 2007) visaient à identifier les logiques professionnelles mises en œuvre durant des cursus de dix à trente-cinq ans mais ont aussi permis de repérer l’horizon professionnel des interviewées. Focus group inter-entreprises : n = 8 – Regroupant de sept à douze personnes, ceux-ci étaient centrés principalement sur leurs représentations des évolutions actuelles et à venir de leur métier ainsi que sur leurs projets individuels et/ou collectifs. Focus group avec des « collectifs » : n = 6 (secteur privé : 4, secteur public : 2) – Rassemblant de quatre à sept personnes, ceux-ci ont permis d’explorer leur genèse, leurs finalités initiales, leurs appuis, leurs activités et leurs visées à moyen terme. |
C’est dans des rencontres nationales organisées par la FFMAS que nous avons rendu compte de deux enquêtes réalisées auprès de cadres et de secrétaires-assistantes, l’une centrée sur les futurs de ces métiers, l’autre sur les cursus professionnels.
L’exigence de confidentialité des informations qui croît dans nos sociétés numérisées renforce de fait le caractère exclusif des dimensions duales des activités assurées par les secrétaires-assistantes. Cependant, une observation attentive des univers de travail contemporains met en lumière l’émergence de groupes multiformes réunissant des secrétaires-assistantes. En première instance, leurs membres évoquent le souhait d’aborder la pérennité de leurs emplois du fait de la diffusion massive de dispositifs numériques. Mais au-delà de cette interrogation légitime, quelles sont les finalités et les logiques d’action de ces groupes ? Sont-ils des instances où s’élaborent de nouvelles professionnalités ou ne sont-ils que des tentatives éphémères visant à faire exister des métiers dépréciés ?
II. Premiers arguments et contraintes majeures
Lors de nos premiers contacts, plusieurs justifications à la création de « groupes », d’« associations », de « communautés »,… sont avancées par nos interlocutrices :
« Les médias annoncent que la digitalisation de nos activités va entraîner de nouvelles réductions d’emplois…. On est vues comme des coûts qu’il faut réduire ! Comment préserver nos jobs ?
Chez nous, le non remplacement des assistantes parties à la retraite rend nos journées intenables. La pression est trop forte, le stress est permanent, certaines collègues craquent.
L’image de notre métier est toujours dévalorisée
Nous ne voulons plus choisir entre s’investir un max’ comme nous le serinent les chefs ou avoir une vie de famille, être attentives à nos enfants. Métro, boulot dodo, … c’est fini ! D’ailleurs, des cadres disent la même chose. »
Les raisons qui conduisent des secrétaires-assistantes à échanger sur leurs difficultés professionnelles au quotidien, sur leurs doutes quant à leur place dans les organisations, sur leurs aspirations professionnelles et personnelles… renvoient tout à la fois à des questions génériques de travail et d’emploi mais aussi à des questions spécifiques à ces métiers. Trois d’entre elles s’avèrent ainsi particulièrement aigües et récurrentes.
Les emplois de secrétaires-assistantes ne vont-ils pas disparaître ? L’introduction massive des micro-ordinateurs et de logiciels dédiés au traitement de texte au tournant des années 80’ a déclenché les premières annonces d’une réduction drastique des emplois de secrétaires-assistantes. Ces annonces sont renouvelées à chaque vague d’innovations technologiques sans que soit observée une quelconque diminution du nombre d’emplois. A contrario, la nature des missions assurées a profondément changé : les travaux de saisie sont devenus minoritaires au profit d’activités d’organisation, de suivi de dossiers, de communication interne et/ou externe souvent à visée commerciale…
Par ailleurs, ces emplois ne constituent qu’exceptionnellement le « cœur de métier » des entreprises. Classés dans les « fonctions support », ils sont perçus comme des coûts et dès lors soumis aux évaluations strictes des contrôleurs de gestion. Dans des organisations publiques et privées, la gouvernance par les nombres est à l’œuvre (Suppiot, 2015). Elle se traduit par l’hyper rationalisation du travail mais aussi par l’externalisation d’emplois, processus que les secrétaires-assistantes vivent comme une menace.
Enfin, ces emplois sont presque exclusivement occupés par des femmes à qui incombe une « seconde journée » (Ferrand, 2004). Dès lors, l’aspiration à un meilleur équilibre de vie constitue-t-elle une revendication majeure même si celle-ci est peu évoquée dans les relations avec leurs employeurs ni portée par les organisations syndicales.
L’exigence d’adaptation permanente aux innovations technologiques, l’impératif de productivité et l’injonction sociale à assurer de manière exemplaire leurs engagements professionnels et familiaux constituent un système de contraintes qui s’autoalimentent. Les « collectifs de travail », les « groupes professionnels », les « communautés »… que nous avons pu analyser sont-ils en mesure d’ébranler des logiques d’action marquées par un individualisme historique et sont-ils des lieux qui répondraient aux interrogations et aspirations des secrétaires-assistantes ?
III. Un essai de taxonomie
Alors que prédomine la représentation de secrétaires-assistantes attachées individuellement à un dirigeant ou de plus en plus souvent à un groupe de cadres, une observation plus fine des univers du secteur tertiaire révèle l’existence de collectifs fort diversifiés notamment du fait de leurs finalités mais aussi de leurs modes d’organisation. Au regard de cette multiplicité de « collectifs », est-il possible de formuler un essai de taxonomie ?
Un premier axe distingue les collectifs nés à l’initiative de cadres de ceux nés de la volonté de quelques secrétaires-assistantes. Cette distinction n’exclut pas qu’ici ou là des configurations « mixtes » puissent en être à l’origine et favoriser leur développement.
Un second axe différencie les groupes à visée économique qui se doteront de critères d’évaluation plus ou moins explicites à ceux qui ont globalement pour projet une reconnaissance symbolique des métiers de secrétaires-assistantes.
1. Les groupes d’échanges de bonnes pratiques
Ceux-ci apparaissent comme des héritiers des « boîtes à idées » promues par des entrepreneurs chrétiens mais aussi des cercles de qualité en vogue dans les années 80’ (Archier & Serieyx, 1984). Impulsés par des responsables opérationnels qui ont identifié les limites du taylorisme, ceux-ci ont deux objectifs : gain de productivité et sécurisation des procédures.
Autour d’une poignée de secrétaires-assistantes très investies dans l’usage de logiciels, des cadres rassemblent dans de courtes sessions des salariées plus hésitantes. Souvent relayés par des DRH, ces cadres ont bien compris que les changements, perçus comme indispensables, seraient d’autant mieux acceptés s’ils étaient légitimés par des pairs et non par des experts identifiés comme ignorants du travail réel. (Coch et French, 1948 ; Davel E, & Tremblay D-G, 2011).
Ces groupes favorisent des logiques d’aide :
« Quand je bute sur une fonctionnalité du logiciel, plutôt que de demander au référent informatique, j’envoie un mail à une collègue que j’ai connue dans le groupe ; c’est plus efficace et je ne passe pas pour une gourde… »
Enfin, ces groupes promeuvent l’alignement des usages des entités périphériques sur celles portées par la structure centrale. Ainsi, la rationalisation taylorienne, initialement critiquée au profit de pratiques plus participatives, se retrouve à l’œuvre dans ces collectifs institués qui peinent à accéder à leur autonomie. (Lourau, 1969).
2. Les associations « militantes »
Au tournant des années 80’, une quinzaine d’associations départementales émergent. Elles rassemblent très majoritairement des secrétaires-assistantes soucieuses de promouvoir leurs métiers, fortes du constat du faible intérêt que les confédérations syndicales leur manifestent. Aussi, il n’est pas innocent de noter que nombre d’entre elles adoptent le terme de « club ». Leurs statuts révèlent quatre objectifs récurrents :
- Rompre l’isolement des secrétaires-assistantes,
- Valoriser et promouvoir la profession auprès des institutions de formation initiale et continue mais aussi de celles compétentes en matière d’emploi,
- Echanger et partager les savoir-faire propres aux métiers de secrétaire-assistante : bureautique, anglais, communication…
- Accompagner des étudiants en secrétariat en qualité de tuteur de stage, prendre part aux jurys d’examen et de VAE, aider étudiants et collègues dans leur recherche d’emplois.
En 2005, ces associations se fédèrent. La dimension professionnelle prime au détriment d’activités culturelles portées par certains clubs « historiques ».
L’organisation régulière d’assises et de congrès s’impose pour assoir la légitimité de la nouvelle fédération vis-à-vis de partenaires clefs que sont à ses yeux les ministères de l’Education nationale et du Travail. Ainsi, l’instance fédérale accède largement aux commissions où s’élaborent et se rénovent diplômes et titres professionnels. Ces manifestations offrent en outre à des acteurs économiques des espaces de parole : cadres de CCI et jeunes dirigeants y exposent leurs visions de l’entreprenariat. Cependant, malgré ses initiatives, quinze ans après sa création, la fédération n’observe pas une augmentation significative du nombre de ses adhérentes.
3. Les associations de secrétaires-assistantes indépendantes
Héritières des écrivains publics, des secrétaires-assistantes s’établissent à leur compte. Ce processus encore marginal mais en progression est porté par trois motivations.
Certaines secrétaires-assistantes rejettent le salariat car à leurs yeux il ne leur offre pas des activités à la mesure de leurs savoir-faire : « Après avoir été durant quinze ans l’assistante du fondateur, je ne me voyais pas être ravalée par son successeur à ne gérer que son agenda et ses déplacements ».
D’autres y voient une option pour concilier activité professionnelle et vie personnelle. Télétravail et souplesse juridique offerte par le statut d’autoentrepreneur crédibilisent ce choix.
Enfin, pour d’autres, peu diplômées, sans grande expérience professionnelle et résidant dans des bassins d’emplois en dépression, ce choix est vu comme l’unique option pour sortir d’emplois précaires ou du chômage de longue durée.
« Avec mon bac techno’ et un conjoint artisan que j’aide dans ses papiers, je ne peux pas postuler pour des jobs à M. à trente kilomètres d’ici. En plus, ces boîtes exigent le BTS et de l’expérience… d’où le choix de travailler à notre domicile. »
Confrontées à de multiples questions tant juridiques que fiscales et surtout commerciales, ces secrétaires-assistantes ont fédéré sur des forums leurs questionnements afin de défendre la qualité, la souplesse mais aussi les tarifs de leurs prestations : « Sur des plateformes grand public, on voit des propositions de mise en page de documents à dix euros de l’heure… C’est du dumping, réalisé en plus au noir ! ».
Bien que refusant toute proximité avec les finalités d’une organisation syndicale, ces associations sont bel et bien engagées dans une « défense et illustration » d’un métier en émergence confronté à des acteurs prêts à conquérir des parts de marché par des tarifs jugés par elles comme peu réalistes.
4. Les communautés d’entreprise
A leur naissance, celles-ci n’ont pas d’objectifs opérationnels, elles ambitionnent d’acculturer des secrétaires-assistantes aux valeurs managériales.
« Notre communauté d’assistantes est née de la volonté de notre PDG. Il sait ce que nous apportons à l’entreprise depuis sa création et il tient à ce que cela se sache. »
Cette impulsion managériale (Sainsaulieu, 1987) se concrétise par l’engagement de quelques assistantes proches des cadres dirigeants qui vont répondre aux sollicitations de « pionnières ».
« Monsieur C., adjoint au DRH, est notre sponsor, il nous apporte non seulement son soutien mais un budget pour conduire des projets et notamment un séminaire résidentiel annuel ouvert à toutes les assistantes du groupe. »
Dans un second temps, cette légitimation institutionnelle ouvre la voie à des objectifs opérationnels : amélioration des fonctionnalités d’un logiciel, propositions quant à la rénovation de locaux… mais aussi sur des thématiques plus stratégiques : plan de formation des personnels administratifs, optimisation de la communication interne et externe, cursus professionnels des secrétaires-assistantes…
Les assistantes leaders sont alors confrontées à la problématique de l’adhésion pérenne de leurs collègues. Elles seront souvent perçues comme une minorité certes porteuse d’innovations mais bénéficiant de positions professionnelles privilégiées (Moscovici, 1979 & 1984). La collégialité, indispensable ingrédient d’une réelle adhésion à un collectif de travail présenté comme démocratique, implique des conventions de prise de parole qui ne se décrètent pas. (Lazega, 1999)
« Ecouter chacun avec bienveillance et veiller à l’émergence d’un consensus n’est pas aisé. Quand j’avance une idée, chacune sait que je suis l’assistante du DG adjoint et cela peut casser les échanges. »
La visée managériale est donc de créer et de pérenniser une communauté d’assistantes avec l’espoir que celle-ci puisse être reconnue par tous, adhère aux objectifs de l’entreprise et qu’ainsi naissent d’authentiques coopérations inter-métiers.
5. Les forums et réseaux sociaux d’entreprise
L’essor du Web 2.0 a ouvert des espaces d’échanges originaux. Asynchrones, perçus comme moins intrusifs que le téléphone, sont-ils capables de créer de l’intelligence collective ?
Les questions liées à l’usage des logiciels bureautiques prédominent dans ces échanges. Elles occupent sur les forums inter-entreprises plus de 50% de l’espace ouvert et plus des trois quarts des questions dans les sites intra-entreprises. Après un certain engouement, aujourd’hui le nombre de réponses atteint au mieux la moitié de celui des questions. La faiblesse des moyens qui leur sont alloués précipite leur mise en jachère. Aussi, les courriels demeurent-ils privilégiés entre pairs connus et appréciés.
« Je vais aux sessions d’actualisation bureautique pour y retrouver des copines et m’en faire d’autres… j’entretiens mon réseau ! »
Quand une animatrice de la communauté gère de tels forums, dénommés plus souvent « réseaux sociaux d’entreprise », ceux-ci deviennent des outils reconnus.
« Quand je repère une question qui pointe un problème de fond, j’interviens pour suspendre la discussion et annoncer que je saisis au sein de l’entreprise un référent. A moi, ensuite de mettre en ligne la réponse. »
Dès lors, la constitution de documents formalisant de « bonnes pratiques » crédibilise le discours sur la création d’une intelligence collective. Mais cette configuration demeure rare. Ainsi, le réseau social de l’opérateur historique de télécommunications n’a généré que très marginalement des contenus (Boboc, 2015). Les salariés déclarent massivement préférer des outils préservant la confidentialité des échanges : messagerie instantanée, vidéo conférence… Les promoteurs de ces dispositifs diffusent-ils des illusions technologiques ? (Ellul, 1988). S’ils ne créent pas du « social », ceux-ci facilitent surtout des échanges portant sur des questions ponctuelles de nature technique.
En synthèse, les groupes observés et analysés se distinguent tant dans leurs finalités que dans l’identité de leurs promoteurs.
Types de collectifs |
Finalités dominantes |
Acteurs majeurs |
Groupes d’échanges de bonnes pratiques |
Optimiser et harmoniser les procédures administratives |
Cadres fonctionnels |
Associations « militantes » |
Véhiculer une image dynamique des métiers |
Secrétaires-assistantes charismatiques |
Associations de secrétaires-assistantes indépendantes |
Promouvoir et défendre un statut émergent |
Secrétaires-assistantes expertes |
Communautés d’entreprise |
Acculturer à une culture managériale |
Cadres dirigeants |
Forums et réseaux sociaux d’entreprise |
Favoriser l’intelligence collective |
Secrétaires-assistantes animatrices de réseaux |
IV. Face aux aspirations individuelles, qu’apportent les « collectifs » ?
Derrière des attentes génériques de reconnaissance sociale des rôles et activités assurés, trois préoccupations sont mises en exergue par les secrétaires-assistantes.
1. Maîtriser les innovations technologiques
Hors de rares programmes de formation, délivrés à la hâte par leurs concepteurs, l’appropriation des innovations a été et demeure largement le fait d’échanges de « bonnes pratiques », de « tours de main », de « ficelles » (Stroobants, 1993) effectués dans des collectifs plus ou moins formalisés.
« Quand nous sommes passés au logiciel D, sans le groupe créé par la DSI et animé par le département « Formation », j’aurais été coulée… »
A une échelle moindre, les ateliers proposés par les associations « militantes » concourent à ce même objectif, notamment en direction d’adhérentes ou de sympathisantes au chômage.
Au-delà de la compréhension de procédures nouvelles, ces groupes d’échanges peuvent constituer des opportunités remarquables mais rarement saisies pour permettre aux participants de partager : « sur ce que travailler signifie dans leur vie et pour leur communauté » (Lave et Wenger, 1991).
Cependant de tels collectifs, s’ils permettent l’appropriation de nouveaux logiciels, seront-ils à même d’accompagner les secrétaires-assistantes face à d’authentiques inventions, telle que l’implantation de blockchain, de systèmes d’intelligence artificielle, ou dans la lecture de bases de données massives… ?
2. Résister aux pressions du quotidien, éviter le « burnout »
Si face au stress vécu comme quasi généralisé, les secrétaires-assistantes développent les différentes logiques évoquées par Albert O. Hirschman (Hirschman, 1972), le « voice » face à des cadres demeure minoritaire.
« Rien n’est plus démoralisant que d’écrire sa « To Do List » le matin et de la voir avec des tâches non réalisées le soir, mais à la longue, on fait avec… »
L’exigence d’être « au service du client » implique tout à la fois une forte connaissance des procédures et des marges d’interprétation mais aussi une résistance psychique à des propos parfois peu amènes. Si les réactions premières des secrétaires-assistantes à la pression d’interlocuteurs relèvent très majoritairement du registre de la plainte entre collègues lors de pauses, les collectifs d’échange sont identifiés comme pertinents (Pezè, 2011). Leur animation s’avère néanmoins délicate. En effet, il s’agit d’écouter inconditionnellement les participantes mais aussi de faire émerger des pratiques tout à la fois efficientes en matière de santé au travail et conformes aux objectifs économiques de l’entreprise.
3. Faire concorder travail, vie personnelle et familiale
Les métiers de secrétaire-assistante sont assurés à plus de 97% par des femmes dont une très grande majorité de mères de famille mais aussi d’aidants. Dès les années 75’, ont été promues des politiques devant permettre la conciliation des temps sociaux : bureaux des temps, crèches à horaires décalés… mais très majoritairement, seule l’option du travail à temps partiel a été proposée. Celle-ci, à défaut de dispositions plus sociétales, a insidieusement conforté des représentations négatives sur les métiers féminisés. (Letablier M-T., et Lanquetin M-T., 2005).
Dans ce contexte d’une présence croissante des femmes dans des emplois de cadre supérieur, la banalisation du télétravail pour des salariés « nomades » ouvre ce dernier aux secrétaires-assistantes. Cependant, sa diffusion tient plus de négociations collectives d’entreprise que de collectifs de secrétaires-assistantes même si, ici ou là, des échanges ont favorisé sa mise en œuvre.
« Lors d’une soirée organisée par la fédération, j’ai parlé avec des collègues ; elles m’ont donné des arguments pour faire une demande auprès de mon patron. »
De même, les facilités accordées pour la garde d’enfants malades ou de parents âgés découlent de conventions collectives et de dispositions réglementaires.
Conclusion : pourquoi des résultats à ce jour modestes ?
Avançons trois facteurs à nos yeux majeurs.
1. Des finalités peu stabilisées
Ces collectifs relèvent plus d’une « réaction » à des insatisfactions formulées par un cadre ou un petit groupe de secrétaires-assistantes que d’une intention structurée. Cette carence de finalité favorise des comportements de « consommateur », voire de « passager clandestin » (Olson, 1978) et symétriquement freine les engagements à moyen terme.
2. Le primat de relations de service sur des relations de coopération
Le primat de la relation de confiance (secrétaire = taire le secret) constitue la colonne vertébrale de l’éthos professionnel des secrétaires-assistantes. Celle-ci est par ailleurs renforcée par des logiques de genre qui caractérisent depuis plus d’un siècle les relations entre dirigeants et secrétaires-assistantes.
Dès lors, don et contre-don (Alter, 2011) s’organisent majoritairement dans une logique hiérarchique, réservant à des situations d’exception celle de coopération. En outre, l’information détenue de la bouche d’un dirigeant est perçue comme une ressource rare, voire comme la seule qui permet d’exister (Crozier, 1956 et 1977).
3. Un déficit de collégialité
La grande majorité des communautés d’entreprise mais aussi nombre d’associations « militantes » ou de défense de secrétaires-assistantes indépendantes fonctionnent sur un mode charismatique. La figure du fondateur est et demeure la référence quasi unique fragilisant de fait leur pérennité. Adhocratiques, à leurs débuts, les groupes de « bonnes pratiques » et nombre de réseaux sociaux d’entreprise sont souvent aspirés par les logiques bureaucratiques de leur environnement socio-organisationnel.
In fine, il apparaît que ces collectifs souffrent d’un déficit chronique de collégialité (Lazega, 1999). Cadres intermédiaires et dirigeants ne sont pas invités à co-construire des réponses consistantes. Quant aux clients, citoyens, adhérents… ils sont désignés comme ceux qui devraient donner sens au travail commun. Or, qui pense à solliciter leurs attentes vis-à-vis de celles qui sont de plus en plus souvent leurs interlocutrices directes ?
En l’état, force est de constater que les collectifs de secrétaires-assistantes ne constituent pas dans les univers de travail contemporains un « acteur collectif » au sens proposé par Jean-Daniel Reynaud : « L’acteur collectif est défini par une finalité, une intention, une orientation d’actes, régulée par un ensemble de règles, produit des systèmes de règles de chaque acteur individuel ». In fine, nombre d’entre eux relèvent plus d’une logique de réseaux le plus souvent peu formalisés. Ils s’inscrivent dans une culture dominante qui privilégie la multiplicité des liens faibles (Granovetter, 1973) à leur pérennité et au contenu des échanges.
Les collectifs de secrétaire-assistantes existants ont-ils néanmoins la force de devenir d’authentiques « groupes professionnels » ? (Vézinat, 2016). Leur utilité, quelle qu’en soit la logique, nous semble indéniable car ils sont, en puissance, des lieux privilégiés où les trajectoires individuelles peuvent trouver les indispensables repères dans des univers où l’incertitude face à l’emploi mine les identités d’un nombre croissant de salariés.
Bibliographie
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- François Granier est membre du Lise, Lise-Cnam-CNRS.↵