Introduction

Anne Eydoux[1]

Cette partie de l’ouvrage questionne ce que les évolutions des politiques et des régulations publiques font aux collectifs. Celles-ci interagissent avec les mobilisations collectives dans plusieurs domaines et de plusieurs manières.

Les collectifs à l’épreuve des transformations de l’intervention publique

Pour les collectifs, l’intervention publique peut constituer une épreuve, qui les amène à se mobiliser et parfois à renouveler leurs formes d’intervention. Les réformes dites du « marché du travail », qui transforment le Code du travail ainsi que les règles et modalités de l’action syndicales, en donnent de multiples illustrations. Ces réformes, qui se sont accélérées ces dernières années, ont affecté notamment la nature des contrats de travail (formes contractuelles, modalités de rupture) et l’articulation entre le droit du travail et la négociation collective, d’une manière souvent défavorable aux salariés. Elles ont d’ailleurs suscité contre elles d’importantes mobilisations, prenant parfois des formes originales, mais avec un succès inégal. En 2006 par exemple, un mouvement étudiant et lycéen rassemblant militants comme « profanes »[2] de la mobilisation collective, a obtenu avec le soutien de la plupart des syndicats, le retrait de la loi qui venait d’instituer le contrat première embauche (CPE), un contrat précaire réservé aux jeunes. Dix ans plus tard, en 2016, le contexte d’élaboration de la loi travail (ou loi El Khomri d’août 2016) a vu fleurir avec Nuit debout[3] un mouvement social allant au-delà des interventions syndicales classiques. Cette mobilisation, qui a permis le retrait de certaines dispositions du projet de loi initial, n’a pas empêché la promulgation de la loi elle-même.

D’autres politiques publiques peuvent impliquer des collectifs de travailleurs. C’est notamment le cas des politiques sectorielles et du soutien apporté par les pouvoirs publics (au niveau national mais aussi local) à des secteurs stratégiques ou en difficulté au moment d’une crise. Par exemple, suite à la récession de 2008, des dispositifs de chômage partiel impliquant les syndicats ont été mis en place pour soutenir l’emploi dans le secteur automobile en Allemagne et (dans une moindre mesure) en France. A partir d’une enquête de terrain auprès de deux établissements, l’un situé en banlieue parisienne, l’autre dans la Ruhr, Hadrien Clouet (2016)[4] a montré que, sur le site français, les élus salariés avaient été largement dépossédés du dispositif par l’employeur, alors que ceux du site allemand avaient pu s’appuyer sur les institutions de la codécision pour « juguler tout débordement du chômage partiel » (p. 87).

Les évolutions des politiques sociales affectent quant à elles l’action de collectifs situés en marge de l’emploi. Ces politiques s’adressent non pas tant à des salariés qu’à des catégories souvent considérées comme des destinataires passifs de l’action publique. Les politiques dites « d’activation » (incitation au retour à l’emploi) et d’accompagnement individualisé des demandeurs d’emploi et des allocataires de minima sociaux, qui se sont généralisées dans les années 2000, en sont un bon exemple. Elles ont ciblé des catégories spécifiques (demandeurs d’emploi de longue durée, jeunes, allocataires du RSA, parents isolés, etc.), en les traitant de manière individualisée et sans faire place aux mobilisations collectives. Ces dernières n’ont pourtant pas été absentes : les mouvements de chômeurs ou de précaires (AC ! Apeis, CGT-Chômeurs, MNCP[5], etc.), bien que volatils[6], ont fait la preuve de leur capacité à se mobiliser et à utiliser le droit pour résister à des réformes les concernant[7]. Ces collectifs ont notamment soutenu les « recalculés » de l’Unédic qui, après avoir vu leur durée d’indemnisation réduite par la convention d’assurance chômage de décembre 2002, ont pu obtenir un rétablissement de leurs droits.

Affaiblissements et recompositions

Ces exemples illustrent une double tendance dans les relations entre l’intervention publique et les collectifs : une tendance (qui est peut-être aussi une tentation) des pouvoirs publics à l’affaiblissement les collectifs, et une autre à la recomposition des formes et modalités de mobilisation collective. Le terme polysémique de « collectif » est suffisamment plastique pour rendre compte de ces dynamiques. Il désigne aussi bien des catégories instituées que des collectifs émergents, des syndicats représentatifs que des groupes (de travailleurs, de précaires, etc.) n’ayant que peu ou pas de reconnaissance formelle.

Les régulations publiques sont à même d’instituer des collectifs, mais aussi de leur refuser toute existence légale[8]. Elles peuvent les doter (ou non) de capacités d’action. Certains collectifs, comme les syndicats, sont institués comme acteurs des régulations publiques touchant au travail et à l’emploi, selon des règles et modalités qui évoluent au fil du temps. D’autres groupes institués ne laissent guère de place aux mobilisations, comme par exemple les catégories de papier de l’action publique (allocataires du RSA, chômeurs de longue durée, etc.).

Ces régulations publiques véhiculent des représentations sur les collectifs, qui s’expriment dans les discours des réformateurs. S’agissant des réformes du marché du travail et des politiques sociales, ces discours mobilisent volontiers des catégories de l’analyse économique néoclassique portant une vision négative des collectifs. Lorsqu’il s’agit de défendre une plus grande flexibilité des contrats de travail, les salariés en emploi stable sont désignés comme des insiders ayant collectivement réussi à surprotéger leur emploi par l’intermédiaire des syndicats qui les défendent, cela au détriment des outsiders, demandeurs d’emploi ou précaires atomisés n’ayant pas le pouvoir de s’organiser. Mais lorsqu’il s’agit de réformer les prestations sociales, ces mêmes outsiders deviennent des chômeurs volontaires, ayant choisi de renoncer à l’emploi (ou à l’emploi stable et à temps complet) par goût du « loisir » ou de l’« oisiveté ». Ces discours produisent (ou cherchent à produire) des catégories fictives et clivantes de communautés d’intérêts, substituant à l’opposition des classes sociales une division entre salariés et précaires ou demandeurs d’emploi.

Face à la diffusion de telles représentations, la mobilisation peut nécessiter de sortir de catégories productrices d’identifications négatives, comme celle du salarié « privilégié » (insider) ou de l’allocataire du RSA « assisté » (outsider). Cela peut passer par l’émergence de nouveaux collectifs, capables de fédérer ou de dépasser d’éventuelles divisions entre les collectifs en présence, ou susceptibles de s’allier aux syndicats ou à d’autres acteurs pour porter leurs propres revendications et obtenir une forme de reconnaissance leur permettant d’agir sur les régulations qui les concernent.

Dans cette partie portant sur les régulations publiques, on s’intéressera plus particulièrement à celles qui suscitent la mobilisation des collectifs, à celles qui les instituent, contribuent à définir le cadre de leur action et/ou les dotent (ou non) de capacités à participer aux décisions qui les concernent. On envisagera ces régulations à la fois comme des processus (les règles changent) et comme des résultats (les changements produisent des effets). Dans cette perspective, on considérera que l’hypothèse de la fin des collectifs renvoie autant (sinon davantage) à l’affaiblissement des collectifs institués et de leurs capacités de mobilisation qu’à la fragilisation de leurs conquêtes antérieures – les « acquis » ne l’étant jamais définitivement. On considèrera aussi que si elle suggère un déclin de l’adhésion à des collectifs institués, ou un amoindrissement de leurs capacités d’action, elle interroge aussi leur renouvellement, l’émergence et la reconnaissance par les pouvoirs publics de nouvelles formes de collectifs ou de nouvelles modalités d’action collective.

Les chapitres

Dans un premier chapitre, Michel Miné et Frédéric Rey interrogent le devenir des collectifs issus de la période fordienne en se focalisant sur ces « deux institutions majeures du salariat au 20e siècle » que sont les organisations syndicales et le Code du travail. Ils montrent une tendance au transfert des régulations de l’emploi de l’État aux organisations syndicales et patronales, et du niveau interprofessionnel ou de branche vers celui de l’entreprise. Selon eux, ces régulations, « de plus en plus décentralisées donc contextualisées, (…) reviennent sur les cadres collectifs antérieurs, nationaux et professionnels ». Les rapports de force étant aujourd’hui défavorables aux salariés, cela se traduit par des formes d’instrumentalisation des collectifs par les employeurs – par exemple, des règles négociées au niveau de l’entreprise pourront désormais s’imposer à un contrat de travail. Dans ce contexte, beaucoup dépend du pouvoir de négociation des syndicats.

Dans un deuxième chapitre, Anne Eydoux s’intéresse aux arguments des défenseurs de réformes qui contribuent à remettre en cause les régulations collectives issues de la période fordienne. Elle revient sur les analyses économiques néoclassiques qui soutiennent les « réformes du marché du travail ». Celles-ci font des salariés en emploi stable, qualifiés d’insiders, la figure d’acteurs collectifs ayant réussi à (sur-)protéger leur emploi et leurs conditions de travail. Elles rendent les syndicats qui les défendent responsables des dysfonctionnements du marché du travail, de la situation des chômeurs et des précaires, qualifiés d’outsiders. Selon l’auteure, ces analyses portent une représentation faussée des rapports de force en matière d’emploi, en les montrant dominés par des collectifs de salariés (insiders) et non par les employeurs. Alors qu’elles partent du constat d’une dualisation dysfonctionnelle du marché du travail (entre insiders et outsiders), ces analyses soutiennent, au nom de la lutte contre le chômage et la précarité, des réformes de nature à aggraver cette dualisation. Elles promeuvent en effet une société sans collectif de travail, une société d’outsiders où les travailleurs atomisés se font concurrence.

Dans un troisième chapitre, Aurélie Gonnet et Léa Lima partent de l’expression (vertueuse) de « sécurisation des parcours » qu’elles analysent comme révélatrice de la diffraction des normes d’emploi et de travail et de la désintégration des collectifs d’appartenance. Cette expression traduit, selon elles, des transformations de l’État social, et plus précisément « un changement de référentiel dans les politiques de gestion de l’emploi et de la protection sociale ». Surtout, elle constitue un « artefact narratif », suggérant la continuité et la cohérence là où dominent les discontinuités. Les auteures s’emploient donc à déconstruire cette notion de sécurisation des parcours, en mobilisant deux terrains d’enquête : « l’accompagnement global des chômeurs et le bilan de compétences (…) des salariés ». Elles montrent tout d’abord que les pratiques d’accompagnement et de bilan de compétences traduisent une « biographisation des parcours », faisant du projet personnel le fil rouge d’une trajectoire interprétée comme individuelle. Elles montrent ensuite que les appartenances auxquelles sont renvoyés les chômeurs et les travailleurs accompagnés sont des « catégories de papier » (chômeur, allocataire du RSA, etc.), qui tendent à faire écran aux collectifs de solidarité (comme la famille) mais aussi et surtout aux collectifs de travail – en particulier s’il s’agit d’espaces de lutte.

Dans le quatrième chapitre, Samuel Zarka aborde les régulations publiques par les mobilisations collectives dans un secteur caractérisé par une forte intervention publique, celui de l’audiovisuel. Il analyse la communauté d’action collective formée lors d’une lutte récente pour sauver les studios de tournage pour le cinéma et l’audiovisuel de Bry-sur-Marne (région francilienne). Il montre tout d’abord que la vie des studios dépend de régulations de niveau national. Au fil d’une trajectoire de libéralisation, les changements de ces régulations ont exposé les studios situés en France à une concurrence accrue au niveau européen et international, mettant en cause leur survie même. La mobilisation pour les studios de Bry-sur-Marne a, dans ce contexte, fait intervenir une pluralité d’acteurs (équipes de tournage, prestataires, élus locaux). D’abord en ordre dispersé, leurs initiatives ont finalement convergé. Associées à l’alignement des subventions d’Etat sur des dispositifs nationaux concurrents, elles ont permis de conserver un équipement central pour la production cinématographique et audiovisuelle en France. Au fil des évolutions des régulations publiques, cette mobilisation illustre les ancrages pluriels de la mobilisation collective, rassemblant acteurs privés et puissance publique pour maintenir les conditions de la production.


  1. Anne Eydoux est maîtresse de conférences en économie, Lise-Cnam-CNRS, Ceet.
  2. S. Michon (2011) « La lutte dans la lutte. L’espace de la mobilisation étudiante contre le contrat première embauche (CPE) », Sociétés contemporaines, n° 83/3, pp. 83-106.
  3. Voir par exemple le numéro spécial consacré par la revue Les temps modernes (2016, n° 691/5), et notamment l’article de M. Kokoreff, « Nuit debout sur place. Petite ethnographie micropolitique », pp. 157-176.
  4. H. Clouet (2016), « Chômage partiel, outil partial ? Comparer le chômage partiel en Allemagne et en France », Revue de l’Ires n° 88/1, pp. 63-89.
  5. Agir contre le chômage ! Association pour l’emploi, l’information et la solidarité, Confédération générale du travail-chômeurs et Mouvement national des chômeurs et précaires.
  6. Car leurs membres cessent souvent à un moment ou un autre d’être chômeurs ou précaires.
  7. Voir V. Cohen (2011) « Chapitre 8. Les mobilisations collectives de chômeurs. Ou comment sortir des catégorisations légitimes et transformer sa condition », in M. Jaeger éd., Usagers ou citoyens ? De l’usage des catégories en action sociale et médico-sociale, Dunod, pp. 169-186.
  8. Par exemple, la loi Le Chapelier, promulguée le 14 juin 1791 en France, interdisait les groupements professionnels (corporations de métiers, compagnonnage, organisations ouvrières et mouvements ouvriers et paysans).


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