Être pilote d’hélicoptère au Brésil

La ‘décohérence’ comme illustration des relations d’emploi et d’un rapport au collectif particulier

Christian Azaïs[1]

Πάντα ῥεῖ

« Ta Panta Rhei » disait Héraclite,
i.e. tout coule dans l’univers.

Tout est mouvement et perpétuel changement.
La mutation est permanente.

L’homme construit des systèmes pour trouver
des points fixes, en vain balayés
par la spirale du perpétuel mouvement.

La profession de « pilote d’hélicoptère » donne, de l’extérieur, l’image d’une profession homogène, soumise à des règles strictes et incontournables. Or, ce n’est qu’apparence. En creusant un peu, même si piloter requiert sensiblement les mêmes aptitudes et exigences quel que soit le type d’opération à effectuer, un examen plus détaillé dévoile l’hétérogénéité des conditions d’exercice de la profession et une certaine « décohérence ». Cette dernière est illustrative de la façon dont les relations d’emploi se construisent aujourd’hui mais aussi d’un rapport au collectif particulier.

L’obtention de la licence de pilote est identique pour tous, seules les exigences à l’encontre du professionnel divergent, en fonction des opérations à mener. De ce fait, chacun interprétera à sa manière le métier, faisant en sorte que ces professionnels ne peuvent pas être regroupées sous la même bannière, même s’ils sont tous reconnus comme « pilotes d’hélicoptère ». La pluralité des tâches à effectuer rend difficile tout regroupement professionnel sous un même vocable. Les profils de pilotes vont de celui ou celle qui transporte des passagers ou du matériel pour le compte d’une entreprise (industrielle, pour une plateforme off-shore, de services ou agricole en période d’épandage) à celle ou celui qui travaille pour une institution chargée de la sécurité (Défense, Police, pompiers, hôpital) au professionnel en charge de la transmission d’informations (TV, radio, météo, etc.) ou encore à celle ou celui qui est le « chauffeur » particulier d’un entrepreneur.

Pour ce motif, la notion de « groupe professionnel » (Demazière, Gadéa, 2009) est préférable à celle de « profession », de par la diversité des sujets et des activités. La distinction entre les pilotes se traduit aussi par un rapport au collectif différent, tellement les intérêts divergent d’une catégorie de pilotes à l’autre.

D’une façon plus générale, le groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère est soumis à une certaine « décohérence », phénomène aujourd’hui constitutif de la relation d’emploi. Dans le cas examiné ici, au Brésil et pour ce groupe professionnel, la question qui se pose est celle de la diversité des intérêts parmi les pilotes, qui a une incidence sur le collectif.

Dans un premier temps, je présenterai le groupe professionnel pour pointer ensuite la décohérence propre à son fonctionnement, sujet qui interroge la sociologie des relations professionnelles. Ce terme, que nous définirons infra, ouvre la voie à une interprétation du marché du travail et de l’emploi en termes de zone grise, cette dernière se présentant comme une clef de lecture de situations contemporaines de travail et d’emploi, marquées du sceau de l’instabilité, de l’indétermination et de l’incertitude.

I. Le groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère 

À l’instar de tout groupe professionnel, celui des pilotes d’hélicoptère est soumis à des « processus évolutifs, vulnérables, ouverts, instables » (Demazière, Gadea, 2009, p. 20), qui correspondent à autant de « lézardes, bricolages et (…) constructions instables » (idem, p. 437). La première distinction entre les pilotes tient au fait qu’ils n’ont pas les mêmes contrats de travail[2] ni les mêmes opérations à accomplir.

Le pilote cadre – executivo – se présente sous deux formes. Soit il travaille pour une entreprise, soit il est au service exclusif d’un patron. Dans les deux cas, il est employé et a signé un contrat de travail salarié. En tant qu’employé il est astreint à des horaires de jour, sauf si l’appareil qu’il pilote est équipé pour voler la nuit, ce qui est très rare (tout du moins à São Paulo) pour ce type d’activité.

S’il est employé d’une entreprise, il attendra, dans une salle d’attente réservée aux pilotes, d’être sollicité pour réaliser un vol ou alors il circulera dans le hangar et vérifiera le bon fonctionnement du ou des hélicoptères pour le-s-quel-s il possède une licence. Si un vol s’annonce, il devra être immédiatement disponible pour l’effectuer. L’appareil aura été préparé par l’équipe de mécaniciens et sera révisé par le pilote avant qu’il ne s’envole. Une fois arrivé à destination, soit il entreprend une autre course à partir du lieu où il se trouve soit il rejoint son point d’attache et attend d’être sollicité pour un autre vol. En fin de journée, il rejoindra son héliport[3] d’attache, s’il s’agit d’un appareil faisant partie d’une flotte, ou le hangar qui l’abrite, le cas échéant. Si l’atterrissage doit se faire sur le toit d’un immeuble – hélistation –, en aucun cas l’appareil ne pourra stationner plus de quelques minutes, selon une directive de la mairie de São Paulo portant sur la gestion de ces pistes d’atterrissage. En raison d’un trafic routier intense et des fréquents embouteillages, nombre de dirigeants d’entreprise ou de cadres supérieurs utilisent ce moyen de transport pour se déplacer en ville d’un immeuble à l’autre ou pour venir ou se rendre à l’aéroport international, distant d’une quarantaine de kilomètres des lieux de concentration maximale d’hélistations – l’on en compte pas moins de 120 sur une bande qui s’étend sur une vingtaine de kilomètres allant de l’aéroport du centre-ville vers l’ouest de la ville. Le trajet entre l’aéroport et les quartiers d’affaires dure moins d’un quart d’heure alors que par voie routière il peut durer 2 – 3 heures, voire plus, et est très aléatoire.

Dans le cas où le pilote est le pilote exclusif d’un patron, il est censé se plier à ses exigences, ce qui donne lieu parfois à des bras de fer entre ce dernier qui exige que la course soit effectuée et le pilote qui se refuse à la faire, si les conditions atmosphériques ne sont pas propices ou si la nuit est sur le point de tomber et que l’appareil n’est pas équipé pour effectuer des vols de nuit. Cela rappelle l’exemple de ce dirigeant d’entreprise à Mexico qui a insisté auprès du pilote pour le transporter lui et sa famille, alors que les conditions atmosphériques ne s’y prêtaient pas. Tous ont péri dans l’accident (information recueillie auprès du responsable du Département des licences et du contrôle des accidents aériens, à l’aéroport international de Mexico).

Les horaires de travail de ce pilote sont élastiques. La seule contrainte est celle du jour et de la nuit, si l’appareil n’a pas les instruments nécessaires pour réaliser des vols de nuit. Ses jours de repos aussi sont élastiques. En outre, il est corvéable à merci dans la mesure où son patron peut à tout moment lui annoncer qu’il n’a pas besoin de ses services dans les jours qui viennent ou alors l’appeler, week-end inclus, pour être conduit, lui ou des membres de sa famille ou des amis, à la maison de la plage ou à la fazenda. Ainsi doit-il-elle se soumettre aux volontés de son patron ou des membres de sa famille. L’exemple le plus symptomatique est le récit de ce pilote qui par ailleurs est chirurgien-dentiste fort reconnu sur la place de São Paulo :

« Mon patron m’a annoncé le vendredi soir qu’il n’aurait pas besoin de mes services le lundi, car il partait assister à une course de Formule 1 en Europe. Comme je n’avais pas prévu d’être en vacances, je n’ai rien pu programmer avec ma femme qui travaillait et mon fils qui allait à l’école. J’ai donc dû rester chez moi toute la semaine. Il aurait quand même pu me prévenir avant, car il n’a pas décidé à la dernière minute de voyager à l’étranger… mais, bon, j’aime tellement piloter ! » (Pilote personnel).

Ces deux pilotes, bien qu’ayant le même titre – « pilote exécutif » –, n’ont ni le même contrat de travail ni ne jouissent de la même reconnaissance. Sur le livret de travail[4] du pilote attitré d’un patron, sa véritable profession n’est pas toujours mentionnée, elle peut varier de « employé » ou même « employé domestique » à « chauffeur de luxe », alors que ce n’est pas le cas pour l’autre, reconnu officiellement comme pilote d’hélicoptère.

Le pilote off-shore – celui qui se rend sur les plateformes d’extraction du pétrole – a un rythme de travail scandé par quinzaine : il travaille 15 jours et bénéficie de 15 jours de repos. Il ne doit pas piloter plus de 78 heures par mois, mais il n’est pas rare qu’il ait des journées intenses de plus de 10 heures. Soumis à une clause d’exclusivité, il lui est interdit de travailler pour autrui pendant sa quinzaine de repos. Il est salarié d’une compagnie de taxi aérien, laquelle est le plus souvent prestataire de services de la Petrobrás (compagnie pétrolière brésilienne) ou d’autres compagnies pétrolières étrangères. En raison de la manière dont son temps est scandé, il ne travaille que pour une seule compagnie de taxi aérien et a donc un contrat de travail exclusif avec elle.

Le pilote reporter – connu sous l’appellation de reporter aérien – travaille pour une radio ou une chaîne de télévision. Il transporte les journalistes qui couvrent l’actualité (accidents de la route, état du trafic, etc.). Il est la plupart du temps salarié, mais de plus en plus on retrouve dans cette catégorie des free-lance, i.e. sans lien formel, qui louent leurs services à une entreprise en tant qu’indépendants ou auto-entrepreneurs. Être reporter aérien permet à bon nombre de pilotes d’accumuler des heures de vol pour compléter la brèche entre les 100 heures, nécessaires pour devenir pilote commercial, et les 500 heures, seuil en-deçà duquel les compagnies d’assurance n’assurent pas les hélicoptères ou rechignent à le faire. L’écart considérable entre ces deux seuils, le premier correspondant à une norme internationale et le second à une pratique des compagnies d’assurance répandue dans nombre de pays du monde, est source de maintien des pilotes dans une certaine forme de précarité. Pour illustrer le phénomène, c’est comme si l’on obligeait le nouveau détenteur d’un permis de conduire une voiture à accumuler des heures de conduite pour pouvoir effectivement assurer son véhicule.

Le pilote free-lance est ce pilote, auparavant employé d’une entreprise ou d’une compagnie de taxi aérien, qui, du fait de la stratégie d’externalisation de l’entreprise (terceirização), travaille désormais à son compte comme pejota[5]. Certains pilotes, désireux de manifester et de préserver leur autonomie, optent pour ce statut dès leur entrée dans la profession. De leur côté, les entreprises valorisent de plus en plus ce genre de prestation qui leur permet de louer les services d’un professionnel en fonction de leurs besoins. Dans ce cas, un contrat commercial lie les deux parties et non plus un contrat de travail, privant le pilote des protections propres au salariat.

Le pilote militaire – très majoritairement masculin – est salarié de la fonction publique. Son salaire et son avancement dépendent de la grille indiciaire de sa catégorie. Une fois à la retraite, il intègre fréquemment le secteur privé, ce qui est source de tensions avec ses nouveaux collègues, souvent plus jeunes et qui ont dû financer leur formation (environ 80 000 €) pour accéder au même métier. Ce pilote affecté à la Défense, à la Police ou au corps des pompiers est en charge de la sécurité civile.

Le pilote-apprenti ou copilote n’a pas encore accumulé le nombre d’heures de vol suffisant pour piloter seul un appareil. Il se trouve dans cet interstice entre les 100 heures qui lui donnent le titre de « pilote commercial » et les 500 heures. Son salaire est bien inférieur (de moitié environ) à celui de son collègue pilote. Ce n’est qu’après avoir rempli plusieurs exigences – respectant des normes internationales – qu’il sera considéré comme pilote à part entière, i.e. commandant, et qu’il pourra voler seul, si l’appareil le permet (biplace ou petit hélicoptère). Parmi ces exigences : avoir suivi des cours sur simulateur de vol et avoir volé un nombre d’heures de vol supérieur à 500 heures. En fait, pour devenir commandant, il lui faudra accumuler un nombre d’heures bien supérieur, généralement plus du double des 500 heures officiellement requises par les compagnies d’assurance – chiffre lui-même variable selon les époques et le type d’opération (plus ou moins dangereuse) à effectuer par le pilote. Son salaire, ses primes, proportionnelles à son salaire, augmenteront alors sensiblement. L’écart entre les 100 heures de vol nécessaires pour obtenir la licence de pilote d’hélicoptère commercial et les 500 heures effectivement requises pour être reconnu comme pilote à part entière ouvre une brèche à des formes de précarité et maintient le professionnel dans l’incertitude.

Finalement, le pilote « clandestin » est celui qui propose ses services à un tarif bien moindre que celui de ses collègues qui l’accusent de faire du dumping et dès lors de sacrifier à la sécurité, soit parce qu’il néglige l’état de conservation de l’appareil ou parce qu’il accepte de voler malgré son état de fatigue ou – dans le cas d’un pilote off-shore – pendant sa quinzaine de repos alors qu’il s’est engagé formellement à ne pas piloter. Les récriminations dont il est l’objet portent sur le risque encouru et qu’il fait courir aux passagers, mais aussi sur le fait qu’il offre ses services à un prix moindre, ce qui revient à tirer les salaires vers le bas.

L’univers des pilotes d’hélicoptère est ainsi fragmenté en divers segments. L’on peut y voir en partie l’une des raisons de la faiblesse de leur capacité collective à se mobiliser. Le recours au syndicat des aéronautes est sporadique et même en cas de litige il est loin d’être systématique. Le syndicat est présenté très souvent par les pilotes comme « ne servant à rien ». Tout au plus, ces derniers se retrouvent dans une association professionnelle – l’Abraphe (Associação Brasileira dos Pilotos de Helicóptero) –, mais la bannière de revendications de cette association ne s’étend ni aux conditions de travail, ni non plus aux revendications salariales. Elle porte davantage sur la défense de l’activité, d’une part, face aux plaintes des riverains et aux actions de la Mairie de São Paulo visant à limiter les nuisances sonores produites par la prolifération des hélicoptères dans le ciel de la métropole et, d’autre part, à la probabilité d’accidents fatals.

II. La décohérence, clef de lecture de la relation d’emploi

Mentionnée par Bureau et Dieuaide (2018), la « décohérence » des standards d’emploi est l’expression de la prolifération des aires de non droit et de la confusion des lois, mais aussi des stratégies d’esquive et de contournement de la multiplicité des lois existantes. Elle renvoie, rajoutent-ils, à un double mouvement : de perte de cohérence en raison du nombre important de standards et du décalage entre les catégories et les pratiques, conduisant à un échec ou une remise en question systémique, répétée et durable de la régulation. Elle illustre le caractère instable, indéterminé, incertain des institutions mais aussi des pratiques des acteurs. Instabilité ou choc des institutions en raison de la superposition des normes régionales, nationales, internationales, alimentée par le jeu des acteurs qui participent de la régulation, mais dont les intérêts ne sont pas forcément concomitants, le secteur aérien des pilotes d’hélicoptère en est une bonne illustration. En matière de navigation aérienne, la spécificité du trafic d’hélicoptères à São Paulo est telle que les autorités aéronautiques ont dû mettre en place un « quadrilatère aérien » pour réguler le trafic des avions de ligne et des hélicoptères aux abords de l’aéroport de Congonhas, dans le centre-ville. La mesure a été combattue par les compagnies de taxi aérien et les pilotes d’hélicoptère, car elle les oblige désormais à respecter certains couloirs, ce qui rallonge leur temps de vol.

Pour Bureau et Dieuaide, les demandes pour de nouveaux droits et les tentatives de développement de nouvelles formes de régulation découlent de la décohérence. Rien n’indique a priori le déroulement des formes de régulation et ce sur quoi elles vont aboutir. L’incertitude inhérente au processus s’étend aux relations d’emploi et en constitue aujourd’hui l’élément constitutif. Elle trouve un cadre analytique dans la notion de « zone grise », ce que rappellent Bureau et Dieuaide (2018 : 263), qui se proposent d’« emphatiser la pertinence de la notion de zone grise pour comprendre la singularité et la diversité des dynamiques qui affectent aujourd’hui la transformation des normes d’emploi[6] ». La zone grise s’avère être un outil pour saisir les transformations de la relation d’emploi, en ce sens où elle en interroge les éléments constitutifs : la subordination, le salaire ou la rémunération qui lui est afférente, les droits, statuts et la protection sociale qui en découlent. La décohérence est le reflet des mutations dont la relation d’emploi est le théâtre, c’est-à-dire de bouleversements qui questionnent les dichotomies « subordonné » vs « non-subordonné » ; « salarié » vs « non-salarié » ; « dépendant » vs « travailleur autonome » et les catégories socio-professionnelles atteintes par un « brouillage des statuts sociaux » (Demazière, Gadéa, 2009 : 18). Elle s’apparente à un processus aléatoire qui s’infiltre dans tous les interstices et que nous avons qualifié de zone grise.

Le groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère n’échappe pas à cette forme de distorsion, alors même que le discours officiel souligne le danger de déroger aux normes établies, puisqu’il en va de la sécurité des pilotes, des passagers et des appareils. Examinées d’un point de vue international et national, les normes sont drastiques et extrêmement contrôlées, ce qui n’empêche pas qu’au quotidien les entorses soient fréquentes : se poser sur des hélistations non homologuées par la Mairie, ne pas respecter les temps de repos obligatoire entre deux quinzaines pour les pilotes off-shore, ne pas respecter les consignes quant à l’utilisation des couloirs aériens à l’approche de l’aéroport de Congonhas, « tricher » sur le nombre d’heures effectuées pour revalider une licence, etc. C’est ce qui m’a poussé à opposer la sécurité de la profession et l’insécurité des professionnels (Azaïs, 2017). Un examen du groupe professionnel illustre à quel point les arrangements avec les normes sont légion et que c’est grâce à cela que l’activité peut se dérouler correctement, ce qui en soi n’a rien de très étonnant, toutes les professions étant soumises à un décalage entre le travail prescrit et le travail réel. Toutefois, en raison de l’exigence du respect de normes strictes l’on s’attendrait à ce que les professionnels du secteur s’inscrivent dans une relation elle aussi rondement cadrée et que le salariat, censé représenter la norme et une certaine forme de régularité, ne subisse aucune entorse. Or, il n’en est rien et là réside tout l’intérêt de l’étude de ce groupe professionnel pour expliciter le rapport des professionnels au collectif, rapport particulier qui tient à plusieurs raisons.

1. Le rapport au collectif des pilotes d’hélicoptère

La particularité de ce groupe de professionnels est d’exercer leur activité la plupart du temps seuls. Il en est ainsi lorsqu’ils pilotent de petits appareils sans co-pilote même si à terre ils sont censés former équipe avec les mécaniciens. A cela s’ajoute le fait qu’ils appartiennent à des organisations où ils sont fort peu nombreux – sauf s’ils sont salariés de grandes entreprises de taxi aérien, qui toutefois ne dépassent pas quelques dizaines de pilotes d’hélicoptère. Même lorsqu’il en est ainsi, la probabilité qu’ils se retrouvent à plusieurs dans la même salle, en attente d’un vol, est réduite. Il en résulte que leur capacité à s’unir pour défendre des intérêts communs est faible. Soumis à des normes très strictes, ils n’ont que très peu de moyens de les contester. Leur marge de manœuvre réside dans la transgression des lois, lorsque cela est possible. Il en est ainsi, par exemple, dans la reconnaissance des heures de formation effectuées et de l’obtention des licences pour piloter tel ou tel appareil, autant de facteurs qui renforcent l’individualisation dans laquelle les pilotes d’hélicoptère exercent leur métier.

À la question de savoir pourquoi cette jeune pilote off-shore acceptait de suivre une formation pendant sa période de repos et pourquoi elle ne démissionnait pas pour aller travailler pour une entreprise qui ne pratiquerait pas de la sorte, elle a rétorqué : « changer de compagnie de taxi aérien ne sert à rien, elles contournent toutes la loi à leur manière. Si ce n’est pas sur les jours de formation pendant ma quinzaine de repos, c’est sur une autre chose qu’ils m’obligeront à déroger à la norme, donc autant rester dans cette compagnie, c’est celle qui est la plus correcte actuellement ». Par ces propos, elle signifiait aussi l’incertitude dans laquelle sont placés les pilotes d’hélicoptère, en l’occurrence les pilotes off-shore.

La « décohérence » s’applique aux institutions et aux pratiques et conduit à qualifier de « grises » les zones que les divers acteurs du secteur investissent et qui se situent dans les interstices de la loi. En ce sens, elle marque le décalage entre, d’un côté, les règles qui régissent le fonctionnement d’une activité professionnelle et, de l’autre, les pratiques et les représentations qu’ont les acteurs, ces dernières étant en décalage par rapport aux premières. La décohérence s’exprime dans le fait que les acteurs continuent de penser le monde d’une certaine façon alors que la globalisation a bousculé les institutions et le droit, quand elle ne les a pas fait voler en éclats, ce qui à son tour a une incidence sur les situations et les trajectoires des individus. La décohérence exprime le hiatus entre deux mondes qui cohabitent mais ne se correspondent plus vraiment. Elle renvoie au processus d’ajustement, de recompositions où tous les protagonistes, institutionnels ou pas, collectifs et individuels, reconnus ou pas, participent de l’élaboration de nouvelles règles qui affectent les normes d’emploi et de travail.

En ce sens, la zone grise s’apparente à l’« instituant », en ce qu’il est l’expression de la « contestation, la révolte, l’imagination, l’innovation » (Lourau, 1969) et de la dynamique des relations sociales. C’est un espace en construction, un espace des possibles qui accorde « une importance toute particulière aux processus ‘micropolitiques’ ou de ‘micro-institutionnalisation’ qui, à tous les niveaux et à toutes les échelles, concourent à l’élaboration de nouvelles régulations du travail et de l’emploi » (Bureau, Dieuaide, 2018). Elle est donc l’un des maillons pour comprendre le changement institutionnel que les diverses formes d’emploi et de travail, y compris les « figures émergentes » (Azaïs, 2018), dessinent. Diversité des trajectoires, enchevêtrement, superposition d’activités formelles et informelles, l’on est loin d’une vision uniforme des relations d’emploi et de travail, ce qu’illustrent d’une certaine façon les tensions qui se situent sur deux plans : un plan institutionnel et un plan lié à la pratique. Elles trouvent leur expression dans les différends entre les pilotes d’hélicoptère ex-militaires et les pilotes d’hélicoptère civils.

Sur le plan institutionnel, le passage du flambeau des militaires aux civils, à l’occasion de la création de l’Anac (2005), a été vécu comme une perte de prérogatives. Ce passage, qui devait se faire de façon très graduelle, a été retardé à maintes reprises et cinq ans après – période prévue par la loi pour que le partage des activités aériennes entre le secteur militaire et le secteur civil soit effectif – il ne l’était toujours pas. Les militaires reprochaient aux techniciens recrutés par concours par l’Anac de ne rien connaître à l’aviation et de n’avoir jamais piloté ni un hélicoptère ni un avion. Comment dès lors pouvaient-ils se permettre de dire à des professionnels aguerris ce qu’ils devaient faire ? Cela leur semblait inconcevable.

Dans un registre similaire lié à la pratique de l’activité, les pilotes d’hélicoptère civils se montrent jaloux de la primauté accordée aux ex-militaires qui se voient confier les missions les plus périlleuses, en raison de leur expérience, ou les plus prestigieuses – i.e. aussi les mieux payées – comme devenir le pilote privé d’un dirigeant d’une grande entreprise. Nombre d’entre eux se plaignent aussi des sacrifices qu’ils ont dû faire pour obtenir la licence de pilote, fort onéreuse pour un civil, alors qu’elle est gratuite à l’Armée. Toutefois, ce ne sont pas moins de quinze années que le militaire doit passer dans l’institution avant d’être à la retraite et d’obtenir alors un poste convoité par nombre de pilotes civils. Il est vrai que la différence d’âge entre les jeunes pilotes, fraîchement émoulus et n’ayant que peu d’heures de vol, et ceux qui sont passés par l’Armée et qui ont au minimum 15 à 20 ans d’ancienneté joue en faveur de ces derniers. Le passage par l’Armée est une carte de visite qui joue pour beaucoup dans la préférence dont ils sont les bénéficiaires lorsqu’ils sont candidats dans le privé.

À la partition entre pilotes militaires et pilotes civils s’ajoute un émiettement des intérêts entre les différentes catégories de pilotes mentionnées supra. Cet éparpillement est peut-être la cause du rejet du syndicat et de toute forme de représentation des intérêts, à l’exception à São Paulo de l’Abraphe. A la différence des pilotes d’avion, les pilotes d’hélicoptère exercent pour la plupart dans des petites structures et, on l’a vu, pour certains de façon isolée au sein d’un collectif dont ils ne font pas partie ou alors à titre individuel (les free-lance).

III. Zone grise et variété des relations d’emploi

La notion de zone grise se propose de dépasser la vision juridique et binaire de la relation entre l’employeur et l’employé pour intégrer l’analyse des pratiques floues, relevant de relations extra-juridiques ou de conventions informelles. Ainsi, dans un environnement d’affaiblissement des cadres juridiques de protection et de régulation du travail sans préjuger de l’« état de subordination » des travailleurs, la notion permet de se saisir des caractères lacunaires ou perméables des institutions des marchés du travail. L’intérêt de cette approche réside dans l’analyse qu’elle permet des transformations de la relation d’emploi dans la globalisation.

Le changement institutionnel dont a été le théâtre ces quinze dernières années le secteur aérien des hélicoptères, au Brésil, est un exemple de construction graduelle d’un cadre juridique qui doit s’inventer de nouveaux dispositifs de fonctionnement. L’établissement de nouvelles normes de régulation du groupe professionnel met en évidence la différence de temporalité entre des institutions dont les intérêts divergent. Les législations internationale, nationale et municipale sur l’utilisation des hélistations sont matière à conflit entre les différentes parties prenantes : la Mairie au nom de la sécurité et du respect des normes qu’elle produit quant à l’utilisation de l’espace aérien métropolitain ; les promoteurs immobiliers, désireux de valoriser leurs immeubles en construisant des hélistations ; les riverains, en raison des nuisances causées par le passage des hélicoptères et, finalement, les compagnies d’aviation en mettant en avant la sécurité de l’espace aérien aux abords de l’aéroport de Congonhas, dans le centre-ville de São Paulo. La multiplication des acteurs impliqués renforce la dynamique de la zone grise. Les tiraillements provoqués par l’exercice de l’activité et les luttes menées par les acteurs pour défendre leurs intérêts sont autant d’éléments qui nourrissent la décohérence. São Paulo est la seule ville au monde à avoir créé des couloirs de circulation destinés aux hélicoptères, à la demande des compagnies aériennes qui se plaignaient de devoir partager l’espace avec les hélicoptères dont les trajectoires entravaient l’atterrissage et le décollage des avions. La création de cet espace aérien de régulation du trafic oblige désormais les pilotes d’hélicoptère à emprunter des couloirs de navigation spécifiques. Or, ils sont motifs aujourd’hui de plaintes de la part des pilotes d’avion qui se disent gênés lorsqu’ils trouvent dans leur trajectoire un ou plusieurs hélicoptères.

Conclusion

L’analyse du groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère met en évidence la richesse de l’approche en termes de « relations d’emploi » (Bamber et al., 2011). Cette acception ne se limite pas à la seule prise en compte des relations tripartites – État, syndicats, patronat – mais insiste sur la pluralité des acteurs et des instances. Dans l’exemple en exergue, l’on passe schématiquement d’un système à deux acteurs centraux – l’institution aéronautique qui régissait seule l’activité et les pilotes, pour la plupart militaires – à un système pluri-acteurs. La place centrale occupée désormais par le secteur privé a contribué à déconstruire les régulations antérieures, laissant libre cours à une multiplicité d’acteurs. Combinés à des logiques institutionnelles dont les temporalités ne sont pas identiques, les jeux des acteurs n’ont fait qu’accroître l’instabilité, l’indétermination et l’incertitude, attributs qualifiés de décohérence et qui sont devenus la marque de ce groupe professionnel et des relations d’emploi aujourd’hui.

Par ailleurs, la décohérence participe de l’entendement de la notion de zone grise, vue comme terrain d’expression de dynamiques multiples issues des stratégies d’entreprise, de l’État, des syndicats et des pratiques des acteurs. Certaines d’entre elles ignorent les obligations du droit du travail ou alors les contournent sciemment et font fi des législations nationales en s’autonomisant par rapport à elles. Elles peuvent être perçues comme source d’alimentation de normes existantes. En ce qui concerne la relation d’emploi standard, dans la mesure où les pratiques se placent en décohérence, en porte-à-faux par rapport aux normes existantes, elles ont tendance à les faire évoluer ou tout du moins elles les bousculent. Elles sont l’expression du décalage temporel entre les actions menées par divers acteurs. La zone grise est marquée du sceau de la variété et peut être l’expression du résidu d’une norme juridique en attente ou en voie de (re)constitution, d’une régulation hybride d’intérêts contradictoires qui affectent la relation d’emploi. Ainsi, la zone grise ouvre-t-elle la voie à une approche plus ouverte de la relation employé/employeur et permet-elle de porter un regard différent sur les transformations de la relation d’emploi : à la fois comme un écart par rapport à une norme contractuelle définissant les engagements employeurs/employés, mais aussi comme un ensemble diversifié de techniques et de relations de pouvoir, donnant lieu à une variété de formes de subordination mais aussi d’autonomie. Le groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère à São Paulo illustre les différentes facettes de l’évolution de relations d’emploi marquées du sceau de la décohérence. Celle-ci s’exprime à propos d’une activité très normée pour laquelle les acteurs sont censés ne pouvoir ni ne devoir déroger à aucune règle, alors qu’elle ne peut fonctionner que si la règle est sans cesse remise en question.

Bibliographie

Azaïs C., 2018, « Figures émergentes », in M.-Ch. Bureau, A. Corsani, O. Giraud, F. Rey (dir.) Dictionnaire des zones grises, www.teseopress.com/dictionnaire.

Azaïs C., 2017, « Sécurité de la profession, insécurité des professionnels : la zone grise de l’emploi chez les pilotes d’hélicoptère au Brésil », in La « zone grise » du travail – Dynamiques d’emploi et négociation au Sud et au Nord, Ch. Azaïs, L. da Frota Carleial (eds.), Bruxelles, P.I.E. Peter Lang Ed., p. 103-121.

Azaïs C., 2010, « Pilotos de helicópteros em São Paulo: o assalariamento entre “céu aberto” e “nevoeiro” », Sociologias, vol. 12, n° 25, p. 102-124 ; version française, 2009, « Pilotes d’hélicoptère à São Paulo : le salariat entre “grand beau” et brouillard », http://gree.univ-nancy2.fr/

Bamber G., Lansbury R., Wailes N., 2011, International and Comparative Employment Relations – Globalisation and Change. Londres, Sage (5ème édition).

Bureau M.-C., Dieuaide P., 2018, « Institutional Changes and Transformations in Labour and Employment Standards : an Analysis of ‘Grey Zones’ », Transfer, 24, 3, p. 261-277.

Demazière D., Gadéa C. (dir.), 2009, Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, Paris, La Découverte.

Lourau R., 1969, L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos.


  1. Christian Azaïs est professeur de sociologie, Lise-Cnam-CNRS.
  2. Sur les différents statuts de pilote d’hélicoptère et leurs contrats de travail salarié (Azaïs, 2010).
  3. L’héliport est l’équivalent d’un aéroport pour les hélicoptères, en taille bien plus réduite.
  4. Sorte de « passeport » en vigueur au Brésil où sont consignés tous les emplois d’un individu au cours de sa trajectoire professionnelle.
  5. La pejotização, terme utilisé par la jurisprudence, se réfère à l’embauche de services personnels, exercés par des personnes physiques, de manière subordonnée, non éventuelle et onéreuse, réalisés par le biais d’une personne juridique constituée spécialement pour cette fin, dans la tentative de déguiser des relations d’emploi éventuelles, qui existeraient en marge de la légalité et contrevenant au droit du travail.
  6. “… emphasise the usefulness of the notion of grey zones in understanding the singularity and diversity of the dynamics currently transforming employment norms” (texte original).


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