Anne Eydoux[1]
Les « réformes du marché du travail », menées depuis près de quarante ans en France et ailleurs, se donnent notamment pour objet de lutter contre le chômage ou le « dualisme du marché du travail » en s’attaquant aux « protections de l’emploi » dont bénéficient collectivement les travailleurs. Elles se traduisent par une mise en cause du Code du travail prenant la forme de mesures d’« assouplissement » des contrats de travail et de leurs modalités de rupture, par une décentralisation des négociations qui tend à affaiblir le pouvoir des salariés et de leurs représentants, et par le souci d’encadrer l’accès aux indemnités de chômage de manière à inciter les travailleurs à accepter un emploi même de courte durée ou à bas salaire. On peut dire sans forcer le trait qu’elles tendent à soustraire les travailleurs du cadre des régulations collectives de l’emploi pour les inscrire autant que possible dans des régulations marchandes, souvent individualisées.
Cet article questionne le recul du collectif sous l’angle des (dé-)régulations de l’emploi. Il part des représentations du marché du travail qui, dans l’analyse économique néoclassique, fondent les réformes : la théorie insiders-outsiders, en particulier, qui attribue le chômage et la précarité à l’existence de protections collectives des travailleurs stables, vues comme autant de rigidités à éliminer. Il se penche ensuite sur les réformes qui tendent à renouveler les formes d’emploi salarié et non salarié, en montrant qu’au nom de la lutte contre le chômage et la dualisation des emplois, elles tendent bien à fabriquer des outsiders, précarisés et atomisés.
I. L’analyse insiders-outsiders
Dans leur ouvrage consacré à « la théorie insiders-outsiders de l’emploi et du chômage », Lindbeck et Snower (1988) ont proposé une représentation du marché du travail expliquant le chômage et la précarité par les comportements rationnels des acteurs (travailleurs, employeurs). Les collectifs de travailleurs n’y apparaissent que comme une coalition d’intérêts particuliers dont l’action fausse le jeu du marché. Cette représentation, très éloignée de la réalité des rapports de domination capitalistes, permet de donner une légitimité à des réformes qui s’en prennent aux protections des salariés.
1. Une explication néoclassique de la segmentation des emplois
Lindbeck et Snower entendent rendre compte du chômage et de la précarité en intégrant dans leur théorie insiders-outsiders l’idée institutionnaliste[2] d’une segmentation du marché du travail, d’une division entre des travailleurs stables et d’autres précarisés. Mais l’analyse qu’ils proposent de cette segmentation est aux antipodes de celle des institutionnalistes. Ces derniers reliaient la segmentation des emplois au fonctionnement des institutions capitalistes, à commencer par les entreprises. Par exemple, Michael Reich, David Gordon et Richard Edwards (1973) écrivaient que « la segmentation du marché du travail est intimement liée aux dynamiques du capitalisme monopoliste » (p. 364). Ils estimaient même qu’elle facilitait la bonne marche de ses institutions, notamment en divisant les salariés et en les empêchant de se liguer contre leur employeur. Autrement dit, la segmentation des emplois avait selon eux pour fonction d’éroder les collectifs, au service des employeurs. Loin de cette explication macroéconomique et fonctionnaliste, Lindbeck et Snower, en néoclassiques zélés, rendent compte de la segmentation de l’emploi à partir de comportements d’individus rationnels sur des marchés concurrentiels. Adoptant le point de vue (sinon le parti) des employeurs, ils se focalisent sur le rôle, primordial selon eux[3], de salariés en mesure de se coaliser pour protéger leurs intérêts.
Le marché du travail segmenté façon Lindbeck et Snower (1988) n’est donc pas structuré par les institutions du capitalisme, mais par une opposition entre des travailleurs ayant des intérêts divergents : les « insiders », « dont les postes sont protégés par diverses mesures […] rendant leur licenciement et leur remplacement par d’autres salariés coûteux pour l’entreprise », et les « outsiders », exposés au chômage et à des contrats « offrant une mince, sinon aucune protection de l’emploi ».
Pour les auteurs, les insiders, en mesure de faire prévaloir leurs intérêts et de défendre leurs salaires par l’intermédiaire des syndicats[4], tireraient avantage des imperfections du marché. Ils profiteraient de l’existence de « coûts de rotation de la main-d’œuvre » supportés par les employeurs : coûts du licenciement de salariés expérimentés et d’intégration de nouveaux salariés qu’il faut former. Sachant ce qu’il en coûterait à l’employeur de les remplacer par des outsiders inexpérimentés (même mal payés), les insiders auraient les coudées franches pour protéger leurs emplois et accroître leurs salaires.
2. Un miroir inversé des rapports de force
Dans cette représentation du marché du travail, le pouvoir des insiders s’exercerait avant tout au détriment des outsiders. En imposant des salaires supérieurs au salaire d’équilibre, les insiders seraient responsables du chômage. Loin d’être déstabilisés par la concurrence de travailleurs précaires enclins à accepter de bas salaires, ils sauraient y faire face. Si les employeurs s’avisaient d’embaucher des outsiders (devenant alors des « entrants »), les insiders pourraient refuser de les former pour qu’ils demeurent peu productifs, et les harceler pour les décourager :
« Supposons que les outsiders tentent d’obtenir des emplois aux dépens des insiders, en offrant de travailler pour de moindres salaires. Alors, les insiders pourraient se protéger (…) en refusant de coopérer avec tout nouvel entrant pour l’accomplissement des activités productives. Ainsi, ils pourraient réduire suffisamment la productivité marginale[5] des entrants potentiels pour dissuader l’entreprise de les embaucher. Sinon, ils pourraient menacer de se montrer inamicaux avec les nouveaux entrants (par exemple en les harcelant) de manière à suffisamment augmenter leur désutilité pour les décourager de proposer un salaire plus bas » (Lindbeck et Snower, 1988, p. 2).
En augmentant les coûts de rotation de la main d’œuvre, les insiders parviendraient à dissuader les employeurs d’embaucher. Cette représentation est très éloignée de la réalité des rapports de force. Les relations d’emploi sont en effet dominées par les employeurs, qui obtiennent par le contrat de travail la subordination des salariés. Ces derniers l’acceptent, non par goût pour l’obéissance, mais par nécessité : le besoin d’un salaire pour vivre et d’un emploi pour s’intégrer dans la société.
3. Le creuset de réformes qui s’en prennent aux régulations collectives de l’emploi
La théorie insiders-outsiders fait partie depuis longtemps du creuset théorique et idéologique de réformes qui visent à déréguler l’emploi. Il s’agit bien de défaire les travailleurs (insiders) des protections collectives qu’ils ont conquises. Si les réformateurs n’ont pas attendu cette théorie pour déréguler, elle leur est d’un grand secours pour défendre leur politique en convoquant les bénéfices que tireraient les outsiders des réformes – sans avoir à évoquer ce qu’y gagnerait le patronat.
L’analyse insiders-outsiders a infusé les préconisations réformatrices des institutions internationales comme l’OCDE et la Commission européenne. Le très influent modèle macroéconomique de fixation des salaires et des prix (dit « WS-PS ») développé en 1991 par Layard, Nickell et Jackman a incorporé la théorie insiders-outsiders dès 1994. Les auteurs ont défendu avec constance des réformes qui atomisent les travailleurs et affaiblissent leurs protections. Dans la réédition en 2006 de leur ouvrage de 1991, ils soutenaient ainsi le renforcement de la conditionnalité de l’indemnisation du chômage, la modération des salaires (par la décentralisation des négociations), la baisse du coût du travail (par la diminution des taxes et cotisations), et la révision de la législation protégeant l’emploi pour flexibiliser les contrats de travail et faciliter les licenciements.
Conformément à ce modèle normatif, l’OCDE a défendu la dérégulation de l’emploi dès 1994, et a produit une abondante littérature sur les indicateurs de « législation de protection de l’emploi » pour mettre en évidence leurs effets négatifs : chômage et dualisation du marché du travail. Ces travaux se sont heurtés à de sérieuses limites (Myant M., Brandhuber L., 2017) : fragilité de l’indicateur de protection de l’emploi qui sert à quantifier cette protection et impossibilité d’établir un lien clair entre la législation de l’emploi et la situation du marché du travail. Mais l’esprit réformateur n’a pas de limites. Il a d’ailleurs gagné les institutions européennes. La Commission européenne affirmait ainsi dans son Rapport annuel de 2010 sur la croissance : « Dans certains Etats membres, la législation de protection de l’emploi crée des rigidités du marché du travail et empêche l’accroissement de la participation à l’emploi. Une telle législation doit être réformée pour réduire la sur-protection des travailleurs ayant un contrat permanent, et procurer une protection à ceux qui sont laissés en dehors ou à la marge du marché du travail » (Commission européenne, 2010). En pleine récession, cette affirmation sans base empirique solide a été au cœur de fermes recommandations pour déréguler l’emploi – plutôt que le sécuriser.
En France, l’analyse insiders-outsiders constitue une fiction commode à l’usage des réformateurs qui entendent s’attaquer à l’influence des syndicats ou aux supposés privilèges des salariés. Le pays a certes connu des moments de conquêtes sociales. Après la Seconde guerre mondiale, dans un contexte de forts besoins de main-d’œuvre et face à un patronat pour partie déconsidéré par la collaboration, les salariés ont obtenu la Sécurité sociale, une institutionnalisation des négociations, l’assurance chômage, le salaire minimum, des protections contre le licenciement, etc. On remarquera que ces régulations se sont constituées pendant une période longue de quasi plein-emploi et n’ont pas empêché les employeurs d’embaucher. Mais depuis la fin des années 1970, avec le développement du chômage, les conquêtes sociales des trente glorieuses ont été fragilisées et érodées par les réformes. Celles-ci ont constitué des conquêtes patronales et des défaites pour les salariés, traduisant la faiblesse des syndicats, en particulier en France.
II. La fabrique des outsiders
Les réformes néolibérales ont laissé leur empreinte sur l’emploi, contribuant à fabriquer des outsiders, figures des travailleurs précaires atomisés, plus ou moins à la marge des régulations collectives et des collectifs de travail. On pourrait multiplier les exemples de la manière dont elles ont participé au renouvellement des formes de précarité. Elles ont notamment permis une diversification des contrats de travail salarié et ont favorisé l’essor de l’emploi non salarié économiquement dépendant – les « zones grises » de l’emploi.
1. Extension du domaine de la précarité salariale
La part des CDI dans le total des emplois (salarié et non salarié) n’a pratiquement pas varié depuis le début des années 1980 (environ 75 %), surtout en raison du recul de long terme de l’emploi non salarié (notamment dans l’agriculture). Mais l’emploi salarié a été précarisé par la montée du temps partiel et des contrats courts (notamment les CDD)[6]. Cette précarisation a particulièrement touché les femmes et les jeunes.
La politique de développement du temps partiel illustre bien la manière dont les réformes ont travaillé les modalités d’emploi en individualisant les temps de travail. Quand la France s’est lancée dans cette politique au début des années 1980, c’était au nom de l’intégration des femmes dans l’emploi – on ne parlait pas (encore) d’outsiders. Il s’agissait de répondre tant aux aspirations des femmes à une meilleure conciliation entre travail et vie familiale qu’aux besoins de flexibilité des entreprises. Cette stratégie devait « enrichir la croissance en emplois » en boostant l’emploi des femmes en particulier. Elle s’est avérée un « marché de dupes » (Tania Angeloff, 2000) : hausse massive du temps partiel des femmes sans réelle augmentation de leur taux d’emploi. Entre 1980 et 1997, selon les données de l’Insee[7], la part du temps partiel dans l’emploi des femmes de 15 à 64 ans a presque doublé, passant de 16,9 % à 30,7 %. Mais la croissance du taux d’emploi des femmes (passé de 52,5 % à 54 %) ne s’est pas accélérée. Si les hommes étaient des insiders, ils n’ont pas profité de la précarisation de l’emploi féminin : dans un contexte de déclin industriel, leur taux d’emploi a chuté de 80,3 % à 68,1 %. Le taux d’emploi des femmes n’a véritablement décollé qu’après 1997 et la croissance économique, à un moment où les 35 heures prenaient le relais de la politique du temps partiel. Ce taux se situe aujourd’hui autour de 60 %, malgré la crise de 2008, et la part du temps partiel dans l’emploi féminin est restée quasiment inchangée, autour de 30 %.
L’évolution des conditions d’insertion des jeunes de 15 à 24 ans reflète quant à elle tant l’allongement de la durée des études et la hausse du chômage que le développement des contrats courts. Les réformes qui ont mis en place et assoupli les régimes dérogatoires sur les contrats de travail atypiques (intérim, CDD, etc.) ont permis le développement de ces contrats, souvent au nom de la lutte contre le chômage des jeunes. Pourtant, d’après les données de l’Insee[8], leur taux de chômage dépasse depuis longtemps les 20 % (22,3 % en 2017 contre 6,6 % en 1975) (Beck S., Vidalenc J., 2018). L’allongement de la durée des études tempère certes la hausse du chômage : aujourd’hui, un jeune sur deux est scolarisé ou en reprise d’études et un peu moins d’un sur deux est actif (en emploi ou au chômage). Mais, les conditions d’accès à l’emploi des jeunes se sont dégradées. Depuis 2010, le CDI a cessé d’être la norme pour les jeunes actifs occupés de 15 à 24 ans. En 2017, seuls 44,9 % d’entre eux étaient en CDI[9], contre 77,4% en 1982. Les jeunes qui travaillent sont donc le plus souvent en contrat précaire (CDD, apprentissage, intérim, etc.) ; près d’un sur trois (un sur deux pour les moins qualifiés) occupe un emploi aidé, souvent en CDD, à temps partiel et au Smic.
Ces évolutions ont contribué à la hausse du nombre de salariés aux marges du salariat, relevant de régulations à part et moins insérés dans les collectifs – ainsi, le taux de syndicalisation est très bas pour les salarié.e.s à temps partiel ou en CDD (Pignoni M. T., 2016). A ces évolutions s’est ajoutée la tendance à la décentralisation des négociations au niveau des entreprises, là où les rapports de force sont devenus très défavorables aux salariés. Amorcée en 1982 avec les lois Auroux, elle s’est singulièrement accélérée avec la loi Travail de 2016 et les ordonnances de 2017 (voir M. Miné et F. Rey, ce volume).
2. Développement du micro-entrepreneuriat et du travail subordonné hors salariat
Après une période longue de recul de la part de l’emploi non-salarié dans le total des emplois entre 1970 (20,8 %) et les années 2000-2008 (environ 9 %), on a assisté à une remontée de ce type d’emploi après 2008[10] (11,6 % de l’emploi total en 2017). Les politiques publiques ont joué un rôle central. Dès la fin des années 1970, le micro-entrepreneuriat a été considéré comme une voie de sortie du chômage[11]. L’introduction du régime de l’autoentrepreneur (aujourd’hui du micro-entrepreneur) par la loi dite de « modernisation de l’économie » d’août 2008 a marqué un tournant, provoquant « un afflux de non-salariés d’un genre nouveau » (Omalek L., Rioux L., 2015) dans un contexte de récession. En 2011, on en comptait déjà 487 000, ce qui représentait un non-salarié sur cinq et expliquait l’essentiel de la hausse de l’emploi non-salarié[12]. Ces micro-entrepreneurs exerçaient dans un tiers des cas une autre activité, presque toujours salariée, leur procurant l’essentiel de leurs revenus. Les enquêtes qualitatives (Abdelnour, 2014) ont montré qu’il s’agissait pour eux de compléter leur salaire, ou d’aménager un passage, souvent subi, du salariat à l’indépendance. Quant aux chômeurs ou aux inactifs devenus micro-entrepreneurs, ils gagnaient pour la plupart de très faibles revenus.
L’indépendance de ces non-salariés est donc fragile, voire en trompe-l’œil – ils sont économiquement dépendants. Si certains y voient une réponse à leur aspiration à l’autonomie, les situations de subordination de fait aux clients ou donneurs d’ordre sont fréquentes. Ces derniers disposent d’une main-d’œuvre flexible tout en échappant aux obligations des employeurs. Les travailleurs, quant à eux, ne bénéficient pas du cadre protecteur du droit du travail. Le cas des travailleurs des plateformes comme Uber est emblématique. Non seulement ils concurrencent des indépendants de professions réglementées comme les chauffeurs de taxi, mais bien que dépendants des plateformes pour leur activité, leurs tarifs et leurs notations, ils n’acquièrent pas de droits à l’indemnisation du chômage. Le patrimoine des micro-entrepreneurs est aussi plus exposé aux risques de leur activité que celui des chefs d’entreprises ou des personnes morales. Sans la protection du principe de responsabilité limitée, ils sont « doublement pénalisés ; par des revenus plafonnés et une exposition au risque qui ne l’est pas » (N. Levratto, E. Serverin, 2016). Hors des protections du salariat et de l’entreprise, ils sont la figure des nouveaux outsiders, à la fois travailleurs et entrepreneurs atomisés.
3. Le contrat unique et l’ubérisation comme horizons
Pour nombre d’économistes néoclassiques, ces dérégulations de l’emploi salarié et non salarié ne sont pas interprétées comme des sources de segmentation des emplois, mais comme des pistes prometteuses pour effacer cette segmentation en « flexibilisant » le marché du travail – pour le libérer des régulations collectives.
S’agissant du contrat de travail, plusieurs rapports ont proposé au début des années 2000 (alors que s’exprimaient des doutes quant aux effets positifs de la flexibilité de l’emploi sur le niveau du chômage) une solution radicale contre le dualisme de l’emploi : effacer la frontière entre les CDI et les CDD. L’objectif n’était pas d’inscrire les CDD dans des protections renforcées, mais de défaire celles des salariés en CDI.
En 2003, Olivier Blanchard et Jean Tirole, invoquant les difficultés d’insertion des jeunes, suggéraient d’allonger la période d’essai ou de rendre progressive la protection des salariés. Ils envisageaient aussi de remplacer l’intervention des juges (pour que les entreprises n’aient plus à leur rendre de comptes) par des mécanismes de marché : taxer les licenciements économiques pour que l’assurance chômage soit davantage financée par les entreprises qui licencient. L’année suivante, Pierre Cahuc et Francis Kramarz (2004) proposaient de supprimer les indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, au motif qu’elles empêchaient les employeurs de transformer les CDD en CDI[13]. L’argument pouvait étonner puisque la proposition phare des auteurs était le remplacement des CDD et des CDI par un « contrat de travail unique » prévoyant une protection des salariés destinée à inciter les entreprises à garder leur main-d’œuvre. Les employeurs auraient à verser au salarié une « indemnité de licenciement » croissante avec l’ancienneté et à payer pour leur protection sociale (chômage) une « contribution de solidarité » proportionnelle à l’ensemble des rémunérations versées. Les auteurs proposaient d’expérimenter ce contrat unique pour les jeunes (qui auraient ainsi perdu les premiers tout accès aux CDI classiques) avant d’envisager sa généralisation.
Ces propositions transformant peu ou prou les salariés nouvellement embauchés en outsiders ont inspiré des réformes. Le Jobs Act de 2014 en Italie a mis en place un « contrat à protection croissante » mais sans supprimer les emplois temporaires. La conséquence a été un renouvellement de la segmentation des emplois : montée de l’emploi temporaire chez les jeunes et du contrat à protection croissante chez les salariés plus âgés (Cirillo V., Fana M., Guarascio D., 2017). En France, on peut interpréter les ordonnances Travail de 2017 comme un pas vers une logique de « protection croissante » à l’italienne : si aucun contrat nouveau n’a été créé pour remplacer les CDI, la barémisation des indemnités pour licenciement abusif a introduit une progressivité des protections selon l’ancienneté. Pour les salariés nouvellement embauchés, le plafond est si bas que la contestation du licenciement est devenue sans objet.
S’agissant des non-salariés, le développement du micro-entrepreneuriat des plateformes numériques a nourri le fantasme d’une « ubérisation » du travail. Dans une note du Conseil d’analyse économique (CAE) de 2015, Nicolas Colin et al., affirmant que « la transition numérique est en marche » et « met fin à une tendance longue d’expansion du salariat », soutenaient que pour qu’elle soit vraiment créatrice d’emplois il faudrait « généraliser et pérenniser le statut d’auto-entrepreneur, tout en corrigeant les principales distorsions fiscales » – c’est-à-dire en faisant bénéficier tous les entrepreneurs des avantages accordés aux micro-entrepreneurs sous les seuils de chiffre d’affaires permettant l’application du régime (Colin N., Landier A., Mohnen P., Perrot A., 2015). Les auteurs semblaient même entrevoir dans les systèmes de notations des plateformes la réalisation de l’idéal de transparence des marchés : la notation par les clients, incitant à la performance, remplacerait avantageusement la qualification professionnelle collectivement régulée. Communiquée aux banques, elle leur signalerait la solvabilité des micro-entrepreneurs.
A rebours de ces anticipations, notons que le développement récent du micro-entrepreneuriat des plateformes reste limité (Montel O., 2017). Les débats du début d’année 2018 sur le statut des micro-entrepreneurs ne semblaient pas indiquer qu’une réforme radicale pour booster cette forme d’emploi soit à l’étude. Les aménagements discutés entendaient améliorer la protection des non-salariés sur le modèle du salariat, prolongeant en cela une tendance longue (Bruno A.-S., 2014). Les négociations autour de la réforme de l’assurance chômage devaient faire bénéficier les non-salariés d’une couverture chômage (une promesse de campagne du candidat Macron). Mais lors de la rédaction de ce chapitre, les dispositions prévues apparaissaient exclure les travailleurs des plateformes, suggérant qu’ils relèveraient d’un régime spécifique, auquel ces dernières pourraient contribuer – hors des régulations paritaires du salariat.
Pour conclure : réhabiliter les régulations collectives de l’emploi
Le patronat (et en particulier le Medef) a réclamé les réformes, et a (plus ou moins) profité des flexibilités permises par l’affaiblissement des protections collectives. Mais les résultats risquent de décevoir. Les réformes encouragent les ajustements quantitatifs (flexibilité externe), au détriment de stratégies de long terme, telles que l’innovation ou la montée en gamme. En Italie, de nombreuses entreprises, profitant de la baisse du coût du travail permise par les réformes, ont pensé pouvoir se dispenser d’investir dans l’innovation, ce qui a contribué à la stagnation de la productivité et à la perte de compétitivité du pays (Cirillo V., Fana M., Guarascio D., 2017). Plus généralement, les réformes qui dégradent la qualité des emplois ont un impact négatif sur la productivité (Askenazy P., Erhel C., 2017).
Quelques travailleurs ont certes pu espérer que les réformes allaient améliorer leur situation ou réduire le chômage. Mais elles ont favorisé le développement de certaines formes de précarité et la dégradation de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Censées profiter à l’insertion des jeunes (outsiders), elles ont suscité en France des mobilisations de la jeunesse, par exemple en 2006 contre le contrat première embauche (retiré après quelques semaines). Le projet de loi El Khomri a également provoqué en 2016 d’importantes manifestations qui ont conduit à l’adoption d’amendements. Quant aux travailleurs des plateformes, certains tentent, comme des chauffeurs d’Uber, d’obtenir la requalification de leur « partenariat » en contrat de travail salarié. Même si les évolutions liées aux réformes ne s’inversent pas, on peut y voir un retour du collectif.
Ce retour du collectif à l’œuvre dans les mobilisations pourrait contrarier la tendance à l’atomisation des travailleurs. S’il se traduisait par des re-régulations de l’emploi, il pourrait aussi contribuer à réduire le chômage et la polarisation des emplois (Rubery J., Piasna A., 2017). Une revalorisation des salaires stimulerait la croissance des économies européennes, qui reste tirée par ces derniers (et entravée par leur « modération ») (Onaran O., Obst T., 2015). Donner du pouvoir aux salariés dans les décisions stratégiques des entreprises (et aux travailleurs non salariés dans les décisions des plateformes) permettrait de faire passer l’emploi avant la rentabilité de court-terme. En Allemagne, la codétermination a permis d’éviter les licenciements après la crise de 2008 dans les industries exposées, par la négociation de modalités de partage du travail (réduction du temps de travail, chômage partiel). Lorsque les exportations sont reparties, les salariés restés en poste étaient prêts à répondre à la demande (Lehndorf S., 2012). Aujourd’hui, ce pays pourrait donner l’exemple : à rebours des réformes passées (les lois Hartz du début des années 2000), l’Allemagne a mis en place et revalorisé le salaire minimum, et travaille à la régulation des contrats courts.
Bibliographie
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Rubery J., Piasna A., 2017, “Labour market segmentation and deregulation of employment protection in the EU”, in Piasna A., Myant M., eds., op. cit.
- Anne Eydoux est maîtresse de conférences en économie, Lise-Cnam-CNRS, Ceet.↵
- L’institutionnalisme en économie fait référence à un courant qui s’est développé au XXe siècle aux Etats-Unis, pour souligner l’importance économique des institutions. En économie du travail, ce courant a développé l’idée d’une segmentation du marché du travail. Voir notamment P. B. Doeringer, M. J. Piore (1971), Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Lexiton, Mass.↵
- Ce rôle des insiders constitue même l’objet central de l’ouvrage : « Ce livre analyse comment les insiders obtiennent leur pouvoir de marché, ce qu’ils en font, et comment leurs activités affectent les outsiders » (Lindbeck, Snower, 1988, op. cit., p. 1).↵
- L’intervention des syndicats est appréhendée comme clientéliste : ils « peuvent augmenter la rente économique, ce qui leur permet d’atteindre de plus hauts salaires pour leurs membres » (p. 10).↵
- La notion de productivité marginale fait référence à la productivité de la dernière unité de facteur de production, ici le travailleur supplémentaire, le nouvel entrant.↵
- Ajoutons que l’emploi en CDI n’est pas synonyme d’emploi stable, en raison de l’ampleur des ruptures anticipées de ces contrats, qu’elles soient à l’initiative du salarié ou de l’employeur : en 2011, plus du tiers des CDI étaient rompus dans l’année suivant leur signature. Voir X. Paraire (2015), « Plus d’un tiers des CDI sont rompus avant un an », Dares analyses, n° 005, janvier.↵
- Consultables en ligne sur le site de l’Insee.↵
- Consultables en ligne.↵
- Ibid.↵
- Hors agriculture, où les effectifs non-salariés restent à la baisse, l’emploi non-salarié progresse depuis le milieu des années 2000.↵
- L’Accre, Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise, date de 1977.↵
- Ibid.↵
- L’argument avancé p. 151 est une pure conjecture : « C’est très vraisemblablement l’incertitude liée à l’éventualité d’être confronté à cette situation où l’entreprise doit beaucoup payer (pour licenciement abusif) qui la pousse à ne pas renouveler les contrats à durée déterminée dans la moitié des cas environ ».↵