« Il faut sauver les studios de Bry-sur-Marne »

Contribution sur l’ancrage territorial du travail

Samuel Zarka[1]

Courant 2013, les studios de tournage Bry-sur-Marne (Val-de-Marne) sont cédés par leur propriétaire à un promoteur immobilier, visant à les démolir pour y substituer la construction de logements. Or ce projet suscite, dans les mois qui suivent, l’engagement de professionnels du cinéma et de l’audiovisuel ainsi que d’élus locaux, en faveur de la préservation de l’équipement. L’occasion de leur mobilisation fait ainsi apparaître le travail dans deux dimensions critiques : l’outil et sa localisation, comme conditions de possibilité du projet productif. C’est pour nous la possibilité d’interroger la mesure dans laquelle cette expérience est significative de la défense du travail dans un contexte contemporain de gestion capitaliste de l’outil, où l’Etat joue, par hypothèse, un rôle incitateur. Pour présenter ce cas, nous procédons d’abord à une mise en situation socio-historique des studios de Bry-sur-Marne, au sein de la production ciné-audiovisuelle en France. Suit, dans un deuxième temps, un récit de la mobilisation, envisagée comme occasion de constitution d’une communauté territorialisée favorable à la poursuite de l’activité économique. Enfin, nous discuterons la portée de son action, dans ses résultats manifestes aussi bien que latents (Merton, 1965, p. 112). Le matériau utilisé sera précisé au fil des parties.[2]

I. Le contexte

L’intermittence quasi-généralisée, qui caractérise actuellement les travailleurs du spectacle enregistré, n’a pas aboli le studio comme support technique, ni comme lieu de sociabilité entre les équipes, qui y travaillent simultanément. Les modalités actuelles de production de fiction pour le cinéma, la télévision ou internet suscitent ainsi souvent un arbitrage, artistique, technique et financier, entre travail « en extérieur »[3] et travail en studio. Dans cette alternative, le choix du studio est généralement synonyme de création ambitieuse, soutenue par des conditions optimales de fabrication. C’est particulièrement le cas au point de vue des décorateurs, qui ont l’usage des plateaux, mais aussi des ateliers de fabrication et des stocks de décors. Toutefois, cette pérennité de l’usage des studios doit être située dans une trajectoire de fragilisation de leur modèle économique.

1. Bry-sur-Marne comme studios désintégrés

La plupart des studios ciné-audiovisuels ont connu en France, comme ailleurs, une trajectoire de « désintégration » (Storper, 1989 ; Benghozi et Nicolas, 1995). Dans un premier temps, le studio fait partie d’une grande entreprise, qui réalise et commercialise ses produits de manière autonome, mobilisant pour cela un personnel permanent. Le terme de la désintégration est atteint lorsque, à force d’externalisations, l’activité du studio se limite à la location de plateaux, d’ateliers et de bureaux à des sociétés de production qui lui sont extérieures. De leur côté, les sociétés de production embauchent l’ensemble des intervenants du film et n’investissent le studio que pour une durée limitée dans le temps.

Les archives de la presse interne aux studios de Bry témoignent d’un processus de ce type[4]. En 1974, l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), grande entreprise d’Etat disposant du monopole de la production et de la diffusion télévisuelle en France, est scindée en sept établissements publics distincts. Parmi ceux-ci, la Société Française de Production (SFP), vaste organisation établie aux studios des Buttes Chaumont à Paris et employant 3000 salariés, récupère les activités de production de programmes. En 1987, des locaux flambant neufs sont mis en service, à cheval sur les communes de Bry et Villiers-sur-Marne, à proximité des installations de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA). Ces studios disposent alors, parmi différents espaces, du plus grand plateau d’Europe — 2000 m2 —, ainsi que de vastes ateliers de construction, d’un important stock de décors et d’équipements pour l’après tournage (montage, mixage, etc.).

Toutefois, l’inauguration de ces nouveaux locaux poursuit la transition du studio vers la prestation de service : par la loi du 30 septembre 1986 « relative à la liberté de communication », la SFP, passée de droit privé à capitaux publics, s’affaiblit économiquement, en perdant le bénéfice des commandes obligatoires des chaînes de télévision publiques, ainsi que la part de la redevance pour l’audiovisuel qui lui était réservée jusque-là. S’enclenche une période contrastée : d’un côté la SFP se hisse en leader mondial dans la diffusion en direct d’événements sportifs, symbolisée par la mise en service des premiers cars-régies numériques ; d’un autre côté, les difficultés économiques, liées à la concurrence de studios plus légers, motivent des cessions immobilières : les studios des Buttes Chaumont sont vendus à Bouygues en 1993 et finalement détruits. De plus, les plans de départ du personnel (pré-retraites, reclassements) aboutissent à vider la SFP de la majorité de sa main d’œuvre. Progressivement, la part de la production diminue, au profit de la prestation de locaux équipés, loués temporairement pour des projets divers (émissions télévisées, téléfilm, cinéma, publicité).

La suite est lisible dans la documentation produite au cours de la mobilisation. Il y apparaît que, en 2001, la SFP est vendue par l’Etat au groupe Euro Media (associé au groupe Bolloré), au terme d’une négociation extrêmement favorable à ces derniers. Les studios de Bry, ainsi que plusieurs autres propriétés[5], sont cédés pour la valeur d’un seul car-régie (4,5 millions d’euros) et l’engagement de poursuivre l’activité. Euro Media se trouve, avec cet achat, en position de quasi-monopole en région parisienne, possédant aussi les studios de Boulogne et d’Arpajon. En parallèle, les Studios de Paris sont inaugurés en 2012 sur la Plaine Saint-Denis, au sein de l’ambitieuse Cité du cinéma, liée à la société de production et de distribution Europa Corp (Luc Besson). Euro Media participe du capital de la Cité et en exploite les neufs plateaux (cinéma, télévision, événementiel). Dans ce contexte, Euro Media recentre son activité vers la captation d’événements (matchs de football, etc.) et cède ses autres studios : en mai 2013, les studios de Bry-sur-Marne sont vendus à la société Nemoa pour 32 millions d’euros. L’activité de Nemoa est celle d’un marchand de biens, qui achète pour revendre à un promoteur immobilier, en réalisant le meilleur bénéfice possible : 12 millions sont payés comptant à Euro Media, 20 millions sont à payer à la revente des terrains ou en décembre 2015. Ce projet suppose de démolir les studios, pour obtenir un permis de construire. Enfin, une clause de non-concurrence est incluse dans le contrat à Nemoa, interdisant tout projet de reprise des studios de Bry. Dans l’attente de la revente, Euro Media loue ses anciens studios à son nouveau propriétaire. Les activités de tournage s’y poursuivent[6].

2. La concurrence multiscalaire

La désintégration des studios de Bry doit par ailleurs être située dans le contexte, plus vaste, de concurrence pour attirer les productions. Cette concurrence opère en fonction des coûts de main d’œuvre et du soutien financier public octroyé par les territoires, à différentes échelles (nationale et/ou régionale et/ou communautaire), sous condition d’y localiser les dépenses de production. Le but est d’y générer de l’activité économique (emploi de main d’œuvre, location d’équipement, hôtellerie), tout en réalisant un retour sur investissement public par la fiscalité (TVA, cotisations, impôt sur les sociétés…) (CNC, 2014). Vue de France, cette concurrence s’aiguise dans les années 2000, qui se caractérisent par la forte augmentation des délocalisations partielles ou totales de films : autour d’un tiers des journées de travail chaque année dans le cinéma, surtout s’agissant des films à gros budget — la fiction audiovisuelle connaissant elle aussi des délocalisations. Pour les sociétés de production, l’obtention d’aides du Centre National de la Cinématographie (CNC), non soumises à leur utilisation en France, favorise ainsi un cumul des subventions : il devient courant qu’une production, bénéficiant de ce type de soutien, utilise ces fonds en Belgique ou ailleurs[7]. Cette évolution pèse sur la main d’œuvre : si le réalisateur emmène généralement avec lui ses principaux chefs de poste (chef opérateur, chef décorateur et quelques autres), la délocalisation d’un film représente en revanche pour les équipes une perte immédiate d’activité professionnelle. La délocalisation pèse enfin sur les différents prestataires de la production, comme les loueurs d’équipement — et les studios, dont la rentabilité est déjà obérée par le coût des frais locatifs, notamment en région francilienne.

II. La mobilisation

Le récit proposé ici reconstitue les étapes de l’action collective à partir de huit entretiens croisés avec des techniciens engagés dans la mobilisation et d’un entretien avec le maire de Bry-sur-Marne. C’est donc un récit issu d’acteurs favorables à la préservation des studios. Mais c’est aussi un récit objectivant, en ce qu’il réfère directement, ou indirectement par les entretiens, à l’enquête produite par ces acteurs pour reconstituer le déroulement des événements, au sein d’un nœud d’intérêts explicites ou occultes, ainsi que d’intervenants multiples et de temporalités distinctes.

1. Le groupe de Bry

La mobilisation du « groupe de Bry » démarre au printemps 2014. Le groupe est composé d’une dizaine de techniciens généralement issus de la décoration : chefs décorateurs, premiers assistants, ensembliers et chefs constructeurs, c’est-à-dire les principaux chefs de postes et de manière minoritaire d’autres techniciens, assistants et ouvriers, ainsi qu’une réalisatrice de documentaires. Ils sont pour la plupart actifs dans l’une des deux associations de décorateurs existantes, celle des chefs décorateurs[8] et celle des équipes[9], enfin certains d’entre eux sont syndiqués[10]. Le projet de fermeture du studio est d’abord connu dans des termes très flous, posant toutefois d’emblée la question de l’avenir de l’outil (stock de décors, ateliers, plateaux de tournage). Cette interrogation est à mettre en relation avec la déception qu’ont exprimé, depuis 2012, les décorateurs ayant exercé aux Studios de Paris, qui manquent d’espace et de moyens techniques pour le décor de fiction. Dans ce cadre, l’action collective prend d’abord la forme d’une enquête, visant à comprendre le processus à l’œuvre, rendu opaque du fait de la séparation des salariés de la gestion de leur outil de travail. Cette enquête est rythmée par les périodes d’emploi ou de non emploi des uns et des autres, une réunion chaque quinzaine et d’intenses échanges de mails. Ce faisant, prises de contact et de renseignements rendent identifiables les acteurs d’une transaction, remontant à plus d’un an. Elles permettent aussi de prendre connaissance d’une tentative de préemption infructueuse des terrains des studios par le maire de Bry[11], associé à d’autres élus locaux[12]. Par ailleurs, les techniciens obtiennent une copie du contrat de vente, prenant ainsi connaissance du verrou pour la continuité de l’activité que constitue la clause de non concurrence.

À partir de ces informations, l’action évolue vers l’élaboration d’un discours de conviction, visant à fédérer professionnels et institutions en faveur des studios et à mettre en cause la clause. Un dossier est constitué, restituant l’historique des studios et en présentant les atouts[13] : « un ensemble incomparable, pensé […] pour optimiser le travail de construction et tournage, un véritable studio de cinéma-télévision, à la mesure de grosses productions internationales ». L’accent est mis sur l’ergonomie du site, avec une vaste superficie pour les constructions et le tournage ; des ateliers pour toute la chaîne du décor (menuiserie, serrurerie, assemblage, etc.) ; le décor en extérieur (backlot) ; un potentiel de développement sur 13 hectares ; la richesse du stock de meubles et d’accessoires ; la proximité de Paris. Cet argumentaire s’accompagne d’une dénonciation de la gestion du studio par Euro Media : malgré l’annonce « d’ambitieux projets de croissance » et des « plateaux remplis », « les équipements techniques et les locaux sont entretenus à minima ». Enfin est évoqué le caractère difficilement remplaçable des studios, du fait des contraintes économiques pesant sur la construction éventuelle d’un équipement équivalent : « En l’état actuel des prix de l’immobilier, des coûts de construction, et de rentabilité de l’activité, la perte d’un studio de la taille de ceux de Bry-sur-Marne sera irrémédiable ».

Ce dossier devient un support de campagne, à l’occasion d’une série de rencontres entamée à partir de mai 2014, avec les élus locaux (à l’échelle communale, départementale, régionale). Il apparaît ainsi que, suite à l’échec de la préemption, le maire de Bry a continué à s’opposer au projet spéculatif, au nom du Plan local d’urbanisme (PLU), interdisant de construire des logements sur les terrains. « J’avais la loi avec moi » (entretien)[14]. Toutefois, le groupe de Bry est amené à dessiller les élus sur la qualité du site. « Tout le monde pensait que les studios les plus modernes étaient ceux de Besson. La désinformation était totale » (chef décorateur). Le fait que les élus rencontrent alors souvent pour la première fois des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel est perçu par ces derniers comme un symptôme de l’autarcie dans laquelle le studio fonctionnait les années précédentes. À ces rencontres s’ajoutent la prise de contact et le soutien d’associations de métier (opérateurs, ingénieurs du son, etc.), de différents réalisateurs ayant tourné à Bry (Polanski, Klapisch…) et de la CGT. En revanche, les institutions de tutelle, Ministère de la Culture et CNC, adoptent un discours de réserve, le destin des studios relevant selon elles, suite à l’échec de la préemption, du droit privé.

Dont acte. Les techniciens décident de faire évoluer l’action vers la médiatisation. « L’idée était que plus la situation serait dénoncée, plus ça mettrait la pression sur Euro Media » (technicienne du groupe de Bry). Au dernier trimestre 2014, une pétition de soutien est lancée sur les réseaux sociaux, obtenant rapidement 4000 signatures, les associations professionnelles jouant un rôle de relais, tandis que la mobilisation fait l’objet d’une couverture significative dans la presse[15]. « Les professionnels du cinéma se mobilisent pour sauver les studios de Bry-sur-Marne, menacés de fermeture » (Le Monde[16]). « Aujourd’hui, plusieurs pistes sont envisagées, dont la création d’ “un pôle image avec des industries connexes au cinéma et à l’audiovisuel“ » (Challenge[17]). En toute fin d’année, le compte-rendu d’assemblée générale de l’association des chefs décorateurs (ADC) tire les conclusions provisoires de la mobilisation :

Donnés comme “morts“ au printemps, les studios de Bry s/Marne ont maintenant réuni le soutien de la majeure partie de la profession, puisque, fait nouveau, les producteurs s’engagent à nos côtés. Soutenus par le buzz médiatique, les élus locaux, de toute obédience, ont porté la question du maintien de ces studios dans les 2 chambres législatives, et notre ministère de tutelle va devoir répondre, au nom du gouvernement, sur sa position, voire, possiblement, sa capacité à intervenir.[18]

2. De la reprise des studios à la localisation de l’investissement

Pour les techniciens, la fin du suspense intervient en mars 2015 avec la signature d’un bail pour l’exploitation des studios de Bry par la société Transpalux, prestataire historique d’équipements pour le cinéma et l’audiovisuel[19]. Interrogé par la presse corporative, Didier Diaz, Président de Transpalux, relate la négociation comme suit[20] :

La situation était assez complexe car, durant la même période, Transpalux sortait du groupe Euro Media pour reprendre son indépendance. J’en ai discuté directement avec eux et ils m’ont laissé libre de faire une proposition à Nemoa afin de continuer à exploiter une partie du site, celle qui ne pouvait être démolie. Nous avons bien réfléchi, élaboré plusieurs business plans et nous avons repris Bry-sur-Marne.

Au sein des intérêts croisés, il explique son initiative comme résultat rationnel d’un élargissement des services de Transpalux, malgré la faible rentabilité des studios :

Au vu des loyers, soyons honnêtes, les studios ne vont pas tout de suite rapporter beaucoup d’argent. En revanche, c’est un outil assez incroyable et très complémentaire des activités du groupe Transpa. Donc naturellement, nous allons bénéficier d’un effet de halo en termes de business qui va profiter à nos activités de location de lumière, énergie, caméra et machinerie.

Diaz inscrit ainsi sa démarche dans le cadre d’une politique de localisation de l’activité en France, qui doit passer par des crédits d’impôts proportionnés à la concurrence étrangère : « on se bat pour avoir des crédits d’impôt. […] on ne peut pas avoir un crédit d’impôt, qui peut être attractif à un moment ou un autre, sans avoir les outils qui vont avec, c’est à dire des studios. C’est dans cet esprit-là qu’on a fait cette reprise. » Ce crédit d’impôt désigne une subvention, calculée sur la base des coûts de production et versée par le Trésor public. Son octroi dépend de la localisation de l’activité dans le périmètre national, tout en permettant un retour d’investissement par la fiscalité (CNC, 2014, p. 27-28). Instauré en 2003, l’appel à sa mise à niveau doit être compris comme une réplique efficace aux dispositifs plus attractifs mis en œuvre dans d’autres territoires.

Enfin, Diaz est amené à évoquer la mobilisation des techniciens : « Parallèlement une campagne a été lancée sur le thème : “Il faut sauver les studios de Bry-sur-Marne“ ». Diplomatiquement, il remercie le soutien des professionnels mobilisés, qui, dans un communiqué, accueillent la reprise avec soulagement : « Nous nous félicitons de cette nouvelle, et saluons ce choix de bon augure pour le futur des studios. Didier Diaz est connu de la profession : c’est un homme de terrain et de conviction »[21]. À cette déclaration fait suite un appel des techniciens aux producteurs, les encourageant « à se “réapproprier“ le studio, à choisir sa qualité pour leurs réalisateurs, à le soutenir afin d’éviter que cet outil majeur pour les tournages de fictions soit à la merci d’erratiques stratégies de fonds d’investissement ».

III. Portée de l’action collective

1. Acteur pluriel ou diversité d’acteurs ?

On peut voir dans cette mobilisation l’itinéraire d’un renforcement mutuel : le maire tenant sur le PLU, Nemoa est acculé à négocier avec des repreneurs ; dans un contexte de pression médiatique, Euro Media cède sur la clause de non-concurrence pour ce qui concerne le tournage de fiction, en prenant soin de préserver son principal marché en location de studios (les émissions de télévision). Transpalux peut alors reprendre. Enfin, le relèvement du crédit d’impôt est confirmé dans le vote parlementaire du budget dans les mois qui suivent la mobilisation, en lien à la volonté publique de localiser en France le tournage d’une superproduction de Luc Besson[22]. Ce vote, marqué par la contingence de ses circonstances, permettra néanmoins une nette relocalisation, attestée par l’organisation syndicale des prestataires de tournage, notamment celle de Transpalux[23].

Toutefois, le processus se déroule entre zones d’ombre et cloisonnement. Les actions menées le sont d’abord indépendamment les unes des autres. C’est la mobilisation qui permet un décloisonnement relatif, à travers l’établissement de rapports de solidarité dans la lutte entre le groupe des chefs décorateurs mobilisés, appartenant à l’élite de la profession, et le groupe des techniciens du décor ; mais aussi entre l’ensemble de ces professionnels et les élus favorables aux studios. Le thème de la « rencontre », « rencontrer tous ces gens » est un motif récurrent des entretiens. « Nouer ces liens est justement le résultat de la mobilisation. La mobilisation a permis ça » (technicienne). C’est un résultat latent, non programmé, mais qui est saisi par les acteurs et sur lequel s’appuie la médiatisation.

Comme une expression supplémentaire des cloisons de l’espace social, la société Euro Media se tient silencieuse, tandis que Nemoa ne révèle publiquement les négociations en cours qu’à l’occasion de la visite des studios par l’Agence France Presse et Le Monde fin 2014. S’agissant de l’engagement de Transpalux dans la négociation, il peut être compris comme l’effet d’une contrainte (un fait social) s’exerçant, pour le secteur étudié, à tous les professionnels dont le travail dépend d’un ancrage territorial stable. Toutefois, Diaz élude, dans l’article cité, les enchères successives avec une société rivale, qui, selon le groupe de Bry, ont abouti à élever le niveau du loyer et entravent de ce fait la possibilité d’investir. Enfin, si l’Etat est probablement intervenu pour faciliter une résolution en faveur de la reprise, c’est de manière discrète, suite à son interpellation par des réalisateurs.

2. De l’ancrage territorial au périmètre national

Dans son article sur les « communautés pertinentes de l’action collective » (1980), Denis Segrestin était attentif à la quotidienneté des rapports sociaux, précédant une mobilisation et la rendant possible. Il prenait pour exemple les travailleurs de la sidérurgie lorraine, s’étant donnés pour mot d’ordre « vivre et travailler au pays », à la fin des années 1970. Dans ce cas, la cessation de l’activité engageait bien plus que les seuls travailleurs, à savoir l’intégrité économique d’une région tout entière. Mais Segrestin remarquait que le combat mené à l’époque ne pouvait être expliqué que par le péril encouru ; il fallait qu’il y eût d’abord une communauté d’action, construite dans la patience des pratiques quotidiennes, et pouvant, à cette condition, déployer son action sur le registre de la mobilisation collective.

Il me semble que le cas étudié ici redéfinit ce préalable. Avant la mobilisation, les acteurs entretiennent des relations fonctionnelles — chacun à sa place — au sein d’une organisation par projets, faisant continuellement varier la composition des équipes, les durées d’engagement, les lieux de tournage, etc. Toutefois, durant les années 2000, l’accroissement du nombre de délocalisations a entamé la possibilité même des engagements pour la main d’œuvre résidente en France. Dans ce contexte, la perspective d’une disparition des studios de Bry s’est présentée comme une menace d’aggravation du déficit de tournages. Alternativement, la mobilisation a suscité l’engagement d’une communauté d’action professionnelle alliée à certains élus locaux, délibérément orientée vers la préservation d’une activité située, en réaction à une gestion déterritorialisée des actifs immobiliers. Après la reprise, les studios sont le foyer d’une célébration de l’activité, les vœux du maire dans les studios en janvier 2016 rassemblant des centaines d’habitants de la commune[24], avant une fête destinée aux professionnels, invités par Transpalux, quelques mois plus tard.

Mais, l’enjeu du studio n’est pas réductible à un enjeu local. À partir de son ici, on voit le cadre national devenir l’horizon de l’action efficace, à travers le rehaussement du crédit d’impôt. L’espace national apparaît ainsi, non seulement comme celui dans lequel s’est constitué l’essentiel de l’expérience et de la mémoire professionnelle, lisible dans les écrits de chefs décorateurs (Barsacq, 1970, Trauner, 1992), mais comme périmètre effectif des principales institutions du secteur : outil, soutien financier public, droit du travail, protection sociale, formation. Face à l’initiative des agents économiques, les instances institutionnelles auraient limité leur action à « un coup de fil » de la Ministre (chef décorateur) ayant favorisé le dénouement du conflit. Mais ce constat doit être pondéré a posteriori, par les effets du crédit d’impôt. Le résultat de ce type de subvention apparaît ainsi comme l’inverse d’autres dispositifs d’investissement public, non contraignants au point de vue de la localisation[25], et interroge la supposée incapacité de l’Etat à l’occasion de « contre-propositions industrielles » (Berton, 2018).

Conclusion

Si le cas étudié s’inscrit dans une longue succession de luttes pour les studios[26], il nous semble révélateur des conditions actuelles d’une mise en concurrence, dans laquelle l’Etat n’a pas le moindre rôle : la cession de la SFP au privé a ainsi représenté une césure, les studios de Bry-sur-Marne devenant à cette occasion un support de rentabilité dépendant d’intérêts patrimoniaux privés. À terme, le rapport des acteurs à l’outil — comme usager et/ou locataire-exploitant d’une part, comme propriétaire bailleur d’autre part — a révélé des perspectives contradictoires : condition de possibilité des projets productifs versus levier de spéculation. S’en est suivi la formation d’un acteur pluriel, engagé dans le maintien de l’activité économique, à contre-pied de l’idée courante de la désagrégation de l’action collective sous contrainte de flexibilité. La défense du studio s’est ainsi construite dans l’établissement de liens entre les professionnels et les représentants de l’intérêt général que sont les élus locaux, dans un horizon d’action délimité par le périmètre d’une vaste entreprise ciné-audiovisuelle nationale, caractérisée par un outil préservé, la continuité de l’investissement et un bassin d’emploi réparti sur le territoire. L’existence des studios n’était toutefois pas acquise : à la fin de l’été 2017, les techniciens apprenaient qu’à l’issue d’une négociation parallèle, Nexity, promoteur immobilier de dimension mondiale, s’en était rendu propriétaire en rachetant Nemoa, ce qui a relancé la question de leur avenir. Ce n’est qu’en juillet 2019 que l’action collective trouve un aboutissement pérenne, avec l’annonce officielle du développement d’un « pôle d’excellence européen et mondial » de production audiovisuelle et cinématographique, soutenu par la ville et la région Ile-de-France[27].

Bibliographie

Barsacq L., 1970, Le décor de film, Seghers, coll. « Cinéma Club », Paris.

Berton F., 2018, « Des contre-propositions industrielles d’origine syndicale des années 1970 aux expériences actuelles : quelles continuités ? Communication en mémoire aux travaux de jeunesse de Jean-Pierre Huiban », Communication aux JIST 2018, CNAM, Paris.

Benghozi P-J., Nicolas B., 1995, « Stratégie individuelle ou mimétisme. L’organisation des studios de cinéma », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°46, avril-juin, p. 84-97.

Centre National de la Cinématographie (CNC), 2014, Evaluation des dispositifs de crédit d’impôt, Les Etudes du CNC, octobre.

Merton Robert K., 1965 (2ème éd.), Éléments de théorie et de méthode sociologique, traduit par Henri Mendras, Plon, Paris.

Segrestin D., 1980, « Les communautés pertinentes de l’action collective : canevas pour l’étude des fondements sociaux des conflits du travail en France », dans Revue française de sociologie, 21-2. p. 171-202.

Storper M., 1989, « The transition to flexible specialisation in the US film industry: external economies, the division of labour, and the crossing of industrial divides », Cambridge Journal of Economics, Vol. 13, No. 2, June, p. 273-305.

Trauner A., 1992, Le Décor au cinéma, Flammarion, coll. « Jade flammarion », Paris.

 

On trouvera un récit de la mobilisation dans le documentaire Main basse sur les studios de Bry (Sabine Chevrier, BKE, 2018).


  1. Samuel Zarka est doctorant en sociologie, Lise-Cnam-CNRS.
  2. Ce texte est issu d’une recherche en thèse de sociologie réalisée au CNAM : Qu’appelle-t-on qualifier ? Le cas de la production cinématographique en France, sous la direction de Fabienne Berton, soutenance en décembre 2019.
  3. « En extérieur » désigne tout tournage hors studio, y compris, par exemple, dans un appartement réel.
  4. Des archives originellement disponibles au studio lui-même, et qui m’ont été rendues accessible via le « groupe de Bry » (voir plus loin).
  5. Selon le compte rendu du groupe de Bry : les locaux et équipements pour l’après-tournage, le catalogue des films produits par la SFP, les studios de Boulogne, des propriétés immobilières en région, la trésorerie de l’entreprise.
  6. La location doit durer jusqu’en avril 2015. Les studios de Bry sont donc toujours actifs lorsque la mobilisation se développe ; la série Versailles y est ainsi tournée pour Canal Plus jusqu’en février 2015 ; cf. « Clap de fin à Bry-sur-Marne ? », Politis, 27 novembre 2014, p. 20-21.
  7. En Europe, la Belgique se trouve par exemple en pointe dans cette stratégie dans le courant des années 2000-2010, grâce au tax shelter ; ce dispositif incitatif puissant, alimenté par des cotisations d’entreprises donnant droit à déduction fiscale, subventionne toute production ciné-audiovisuelle à condition que la main d’œuvre soit employée sous contrat belge. Le Canada se spécialise de son côté dans la localisation des effets visuels.
  8. ADC : Association des chefs décorateurs de cinéma.
  9. MAD : Association des métiers du décor.
  10. Dans l’un des deux principaux syndicats du secteurs : la CGT et le syndicat des techniciens et professionnels du cinéma et de la télévision (autonome).
  11. D’abord UMP puis divers droite.
  12. La préemption associait les maires de Bry et Villiers-sur-Marne (les studios se situant sur les deux communes), ainsi que l’établissement local d’aménagement (épaMarne), et visait un rachat des terrains à hauteur de 11 millions d’euros. Elle n’aboutit pas, le maire de Villiers se désistant, en prétextant un endettement trop important de sa commune.
  13. La version dont je dispose m’a été remise par l’un des membres du groupe de Bry, fait 17 pages et est datée du 5 décembre 2014.
  14. Ce recours au PLU se confirme dans un conflit administratif opposant la préfecture du Val de Marne, favorable aux logements, à la ville de Bry, laquelle remporte le procès.
  15. Entre fin octobre et décembre 2014, environ vingt-cinq interventions médiatiques, sous de multiples formes, sont recensées dans le dossier du groupe de Bry : articles de quotidien ou magazine (presse papier et internet), d’échelle locale, nationale ou professionnelle ; interventions à la radio (et plus épisodiquement à la télévision) : reportages, entretiens, témoignages, enquêtes.
  16. « Clap de fin pour les studios de Bry-sur-Marne ? », Romain Geoffroy, LeMonde.fr, 22/12/2014.
  17. « Bry-sur-Marne, le meilleur studio de cinéma français lutte pour sa survie », Laure Croiset, Chellenges.fr, 24/11/2014.
  18. Compte-rendu de l’assemblée générale du 11 décembre 2014.
  19. Le bail vaut pour six ans et inclut la moitié des 13 hectares du site, tandis que le stock de décors est repris en janvier 2016 par une société tierce, Les 2 Ailleurs.
  20. Propos recueillis par Patrice Carré, Le film français, 19/05/2015, cité sur le site de l’association française des chefs opérateur (AFC).
  21. Communiqué des métiers associés du décors (MAD) et de l’association des chefs décorateurs (ADC), 11/03/2015.
    http://www.adcine.com/studios-de-bry-sur-marne-communique-des-associations-mad-et-adc
  22. « Crédit d’impôt cinéma : victoire pour Luc Besson », AFP, LePoint.fr, 29/09/2015.
  23. Ficam : « Impact confirmé du crédit d’impôt sur l’activité cinéma », communiqué de presse, 27/11/2017.
  24. « Bry-sur-Marne : les habitants découvrent leurs mythiques studios », LeParisien.fr, 17/01/2016.
  25. À l’image du très médiatique « crédit d’impôt compétitivité emploi » (CICE) : « Emploi : le bilan décevant des premières années du CICE », LeMonde.fr, 29/09/2016.
  26. Histoire de luttes dont différents épisodes sont relatés dans la thèse dont est issu ce texte.
  27. « Bry-Sur-Marne, les studios, grâce à la mobilisation de tous ». Spiac-Cgt.org, 12/6/2019.


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