Anne Gillet[1]
Cette deuxième partie de l’ouvrage s’attache à analyser les collectifs au prisme de l’organisation du travail et du « travail d’organisation ».
Les textes montrent que malgré un ensemble de contraintes et de difficultés rencontrées, les collectifs existent et les régulations les concernant sont nombreuses et diverses. Le collectif est présent dans des formes qui évoluent voire se recomposent du fait de l’organisation du travail et à travers un « travail d’organisation » réalisé par les collectifs eux-mêmes.
Plusieurs apports théoriques sont intéressants pour penser et comprendre le collectif en ce sens : le courant sociologique de l’interactionnisme symbolique et la théorie de la régulation sociale.
L’interactionnisme symbolique[2] souligne le caractère dynamique et négocié de l’interaction sociale. Le déroulement de l’interaction n’est jamais figé et il est moins la conséquence de l’application de règles strictes et fonctionnelles que le fait de savoir-faire, conflits, négociations, divergences d’intérêts, tensions affectives (Strauss, 1963). Les interactionnistes se sont intéressés aux « processus de désorganisation de l’organisation en groupe, puis à la reconstruction à travers une réorganisation. » (Strauss, p. 256).
Se référant à l’analyse des professions dans le secteur médical, Strauss introduit la notion de segment professionnel (1992, dans un texte de 1961) puis celles de mondes sociaux et de négociation de l’ordre social (1992, dans un texte de 1965). Pour Strauss, « l’ordre social » est le résultat d’une multitude de négociations qui interviennent dans des contextes toujours plus ou moins particuliers. Les éléments stables de l’ordre organisationnel (contexte structurel) constituent un arrière-plan qui permet le développement de négociations et d’accords de travail. La plupart des accords auxquels arrivent les acteurs sont généralement des compromis temporaires, voués à être remplacés.
Les rapports sociaux créent des règles qui permettent d’échanger, de collaborer, d’entrer en conflit. La création et le renouvellement de règles constituent une régulation. Les apports de la théorie de la régulation sociale que Reynaud a théorisée (1988, 1997) sont éminemment intéressants. Dans cette approche, la négociation fonde l’échange social. Cette théorie permet de comprendre la nature et la construction des règles sociales et la façon dont les individus inventent une régulation en fonction de leur place dans la société et dans le jeu social. Les origines des règles sont du côté du contrôle ou de l’autonomie. Les acteurs sont porteurs de rationalités différentes et la régulation conjointe (issue de la régulation de contrôle et de la régulation autonome) crée un ensemble de règles acceptables par les deux parties.
La régulation sociale correspond à des combinaisons de règles inventées ou ajustées, dans un espace de confrontation de sources normatives plurielles.
Proche de la notion de « régulation sociale » de Reynaud (1997) et « d’action organisée » de Friedberg (1993), la notion de travail d’organisation (de Terssac, 1998) permet de saisir les modifications et les évolutions des univers professionnels, en analysant ce qui contribue à organiser, à structurer les actions et à définir un certain ordre social (de Terssac, 2003).
Cette notion permet de penser ensemble d’une part le travail et l’organisation, car travailler c’est aussi organiser, et organiser, c’est aussi un travail ; et d’autre part, travailler et organiser sont l’objet de l’activité d’un individu qui agit dans un univers réglé qu’il conteste et transforme par son action (de Terssac, 2016). Le travail d’organisation est finalement une notion qui permet de penser le travail et l’organisation comme activité de production de règles sociales qui permettent d’agir et d’ordonner les interactions (de Terssac, 2016).
Dans ces textes, les collectifs sont reliés à des activités – nouvelles ou transformées –, à des règles créées ou re-créées, à des valeurs partagées entièrement nouvelles ou comportant des dimensions nouvelles. La dimension organisée (par l’organisation du travail ou de l’activité) et la dimension relationnelle/informelle sont fortement imbriquées et construisent ces collectifs. Les textes illustrent des régulations multiples qui les traversent.
Rappelons que l’ordre social selon Strauss (1992, dans un texte de 1965) n’est pas figé dans le temps ou dans la structure, il se construit dans une dynamique temporelle et interactionnelle complexe qui engage les individus qui y participent. Il ne peut être compris pleinement que dans une perspective diachronique.
Ces points amènent à poser la question des temporalités des collectifs et de l’existence de leur cycle de vie : causes et origines de la création, développement et transformation des collectifs en fonction des régulations sociales en œuvre.
Les textes montrent que les collectifs peuvent s’appréhender différemment selon qu’il existe déjà des règles dans l’organisation ou que ces règles sont créées (par ces collectifs) au moment de leur constitution ou consolidation. Ce « moment » de création de règles caractérise deux principales formes « idéales-typiques »[3] de collectifs dans nos textes : les collectifs issus d’une organisation antérieure à eux-mêmes (1) ; les collectifs ayant créé l’organisation (2).
Certains collectifs s’inscrivent dans une organisation pré-existante, dans un espace de règles déjà prévu par l’organisation
Le collectif est déjà organisé a priori par des règles organisationnelles et de travail, son activité est déjà prévue par et dans l’organisation (Gillet, Reboul, Gaudart ; Gheorghiu, Moatty). Ce collectif répond ainsi à des règles antérieures à lui-même : des rôles, des obligations, des impératifs imposés par l’organisation, voire des enjeux sociétaux (missions de santé dans l’hôpital, de transport dans le secteur aérien et aéronautique).
En même temps, le collectif peut faire évoluer une partie des règles. Il recompose ou renégocie un ensemble de règles sociales et de travail et ainsi modifie le fonctionnement de l’organisation, voire se transforme lui-même dans cette dynamique.
Aussi, de nouvelles contraintes organisationnelles, des injonctions politiques managériales et la dégradation des conditions de travail, peuvent fragiliser les collectifs de travail.
Dans certaines contributions de cette partie, l’existence du collectif est modifiée par des difficultés dans l’activité de travail mais permet de maintenir, coûte que coûte, du « social » à travers le lien social, des échanges (Gheorghiu, Moatty) ; voire permet de participer activement à la santé de ses membres à travers le développement de compétences, de la coopération, un support moral, de la solidarité voire de la protection (Gillet, Reboul, Gaudart).
L’encadrement de proximité fait partie, ou pas, des collectifs analysés. La régulation de contrôle – effectuée par cette hiérarchie – tient une place diverse dans ces collectifs. Elle peut être facteur de renfort et de maintien du collectif (Gillet, Reboul, Gaudart) ou bien source de déstabilisation (Gheorghiu, Moatty) selon les situations.
Certains collectifs sont créés (ou re-créés) par des individus ou un groupe dans un cadre initialement peu ou pas développé
Ici, le collectif se crée en même temps que l’organisation avec ses propres ressources (Boullier, Lallement, Therrien ; Fondeur). Parfois même en dehors de la loi : certains collectifs grecs en fournissent l’illustration (Farmakides).
Le collectif se crée pour des raisons diverses en réponse à des besoins ou des objectifs – et en ce sens aussi le collectif est une ressource : pour vivre, produire et consommer autrement avec d’autres liens sociaux et communautaires (Boullier, Lallement, Therrien) ; pour palier à une crise économique et sociale – ce qui en parallèle permet de se donner un rôle, de se rendre utile via le collectif (Farmakides) ; pour développer d’autres activités professionnelles ou personnelles (Fondeur). Le collectif s’inscrit alors dans des règles (de travail, d’organisation ou autres) décidées par lui-même, qui répondent plus fortement à ses aspirations (même contingentes à l’environnement, à l’emploi ou au marché par exemple). Les règles sont progressivement mises en place en fonction de leurs propres décisions, de leurs valeurs et/ou de leurs orientations, en interaction avec l’environnement. Parfois ces règles sont re-créées par adaptation et transformation de règles déjà existantes – dans d’autres contextes ou auparavant (Boullier, Lallement, Therrien ; Farmakides ; Fondeur).
Le hors-travail est un élément important dans la vie des collectifs. Certains textes font en effet un lien direct entre le développement, le maintien du collectif et plusieurs dimensions du « hors-travail » selon diverses modalités. Par exemple, le collectif peut faciliter l’équilibre des temps et l’articulation du travail avec la sphère personnelle et familiale (Gillet, Reboul, Gaudart ; Gheorghiu, Moatty ; Boullier, Lallement, Therrien) en la régulant par des arrangements internes ; ou encore, le collectif permet une part de développement personnel (Fondeur) dépassant le cadre strict du travail à travers les échanges entre ses membres.
Mihaï Dinu Gheorghiu et Frédéric Moatty s’intéressent à l’hôpital public pour analyser le travail collectif qui est, pour les infirmiers, comme pour d’autres métiers des soins, une dimension fortement constitutive de l’identité collective. Le contexte est marqué par des réformes qui accentuent la concurrence et fragilisent les coopérations entre professionnels de santé. Le travail collectif à l’hôpital est le plus souvent accompli au sein d’un collectif : l’équipe de soins ou l’équipe médicale. Une première distinction entre les collectifs peut être effectuée à partir de l’organisation du travail : les équipes sont des collectifs de travail organisés, pour réaliser un travail en commun selon plusieurs dimensions à travers des règles de division du travail supposant une coordination de ces actes et l’acceptation ou la coopération des patients. Une seconde distinction est faite sur les aspects informels : entraides informelles, manifestations de solidarité… Le collectif de travail se distingue de l’organisation car il constitue pour ses membres une réalité ‘sui generis’, dotée d’une forme de sociabilité propre (l’esprit d’équipe) et de valeurs éthiques partagées. Mais les frontières qui séparent l’organisationnel « formalisé » de la solidarité « informelle » ne sont ni fixes, ni établies selon les mêmes critères dans les différents collectifs de travail.
Anne Gillet, Lucie Reboul et Corinne Gaudart, à partir de trois recherches menées dans le secteur du transport aérien (sur le personnel navigant commercial et sur le personnel au sol) et dans le secteur de la construction aéronautique (compagnons d’une ligne de fabrication d’un avion), s’intéressent aux conditions d’élaboration des collectifs de travail et aux effets potentiels de différentes configurations collectives sur la santé des membres qui les composent. Ces recherches ont été menées dans deux champs disciplinaires : la sociologie et l’ergonomie. Les auteures montrent l’importance d’une articulation étroite entre formes de collectifs de travail, activités de l’encadrement de proximité – à différents niveaux et selon différentes temporalités – et plusieurs registres de la santé au travail.
Le collectif de travail est ici conçu comme un processus, orientant le travail collectif et soutenu par lui. Il correspond à un ensemble de personnes faisant œuvre commune selon des règles qu’elles partagent ; ces règles se créent et se transforment au contact d’un travail collectif caractérisé par des modes de coopération dans l’action. Ces collectifs de travail se caractérisent par une fragilité de construction qui cependant, s’accompagne d’activités de l’encadrement de proximité qui, dans des temporalités multiples, apportent à certaines conditions des éléments de santé au travail.
Camille Boullier, Jérémy Therrien et Michel Lallement analysent les formes de médiation entre l’engagement individuel au travail et l’organisation collective du travail. Ils montrent que plusieurs types d’agencement sont possibles pour lier ces deux dimensions au sein d’une organisation du travail « décente », c’est-à-dire une configuration capable de satisfaire aux exigences d’objectifs matériels tout en préservant les subjectivités et les dynamiques collectives. Privilégiant la notion de « communauté » (issue de de la tradition sociologique) pour analyser le(s) collectif(s), les auteurs s’intéressent à des univers organisationnels peu conventionnels où priment démocratie et horizontalité des relations de travail. S’appuyant sur des observations participantes menées en France et aux États-Unis dans des communautés qualifiables d’« alternatives » ou d’« utopiques », ils montrent les déterminants collectifs de l’organisation du travail. Les auteurs proposent trois idéaux-types de formes communautaires : communauté organisation, communauté société et communauté plan, qu’ils relient à trois types de rapports au marché (résistance, dépendance, instrumentalisation). Le texte souligne finalement que l’individuation est reliée à la communauté ; que l’autonomie individuelle, un travail jugé épanouissant, ne peuvent s’étayer que sur des ressources collectives dont les communautés peuvent constituer l’une des pièces majeures.
Yannick Fondeur s’intéresse aux nouveaux modèles de travail collectif dans les services numériques – catégorie anciennement intitulée « services informatiques aux entreprises », qui est depuis son origine dominée par un type d’entreprise bien particulier : les « SSII », appelées aussi depuis 2012 Entreprises de Services du Numérique « ESN ». Les services numériques sont marqués depuis quelques années par une multiplication de formes d’entreprises alternatives ayant en commun de revendiquer une identité autre que celle de SSII, revendiquant parfois même le qualificatif de « NoSSII » (depuis 2012) pour « Not Only » : “Pas seulement une SSII”. Ce courant « NoSSII » apporte des formes alternatives de collectifs, de nouvelles pratiques de collaboration dans le travail et des expérimentations organisationnelles variées. Aussi, dans la philosophie des « NoSSII », individuation et collectif paraissent intrinsèquement liés. L’auteur décrit un ensemble de caractéristiques de ces « NoSSII ». Dans les formes de travail des « NoSSII », le collectif est pensé comme lieu d’épanouissement individuel. Le collectif est perçu avant tout comme une ressource pour les individus qui s’y insèrent. Il prend place dans un mouvement plus large qui voit émerger des formes d’indépendance renouvelant la coopération et l’action collective. L’auteur souligne au final que les associés ont à cœur d’échanger dans un méta-collectif ouvert, dont les membres ont chacun l’ambition de mettre au jour leur modèle alternatif d’entreprise.
Anne-Marie Farmakides s’intéresse, à partir du cas de la Grèce, à la constitution de collectifs quand l’emploi fait défaut. Elle souligne que la crise économique de 2008 a dégradé les conditions d’emploi et de travail et que ce contexte ne favorise guère l’émergence de nouveaux collectifs « au travail ». L’insuffisance d’une demande solvable freine la création d’emplois. La reprise d’entreprise par ses salariés reste une exception, la création de nouvelles entités, souvent très petites, est plus répandue. L’auteure observe alors la création de collectifs d’activité particuliers comme réponses à la crise. De nouveaux collectifs à but non lucratif se sont constitués pour faire face à la dégradation des conditions de vie, à l’isolement et à l’absence d’emploi : assemblées générales de quartier, réseaux solidaires, groupements d’achats alimentaires sans intermédiaire, cuisines collectives, espaces alternatifs dédiés aux loisirs, à la culture, aux débats-rencontres et à l’éducation, dispensaires, défense juridique, résistance aux saisies et à l’extractivisme, aide aux migrants et aux réfugiés. Ces initiatives se réclament de la résistance, de la solidarité et de l’auto-organisation. Elles cultivent l’entraide et permettent à ceux qui y participent de mieux subvenir à leurs besoins tout en (re)constituant le lien social, mais sont loin de toucher toute la population en difficulté. Ces îlots de pratiques démocratiques ne compensent pas la mise sous tutelle du gouvernement et la perte de crédibilité des institutions politiques.
Références
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