Quand la loi instrumentalise le collectif

Michel Miné et Frédéric Rey[1]

La montée de l’individualisme a souvent été citée comme l’un des facteurs explicatifs de la fragilisation des collectifs de travail dans les entreprises et les organisations (Denis, 2011). Loin de « l’ouvrier masse » discipliné par l’entreprise pour les besoins de la production, les figures montantes du salariat se conjuguent au singulier – on recherche des « talents », des « hauts potentiels », des « leaders ». Les revendications de reconnaissance individuelle des salariés en tant que travailleurs coïncident avec leurs aspirations à la distinction personnelle en tant que consommateurs. Ces transformations sociétales et leur complexité ont été abondamment étudiées et documentées hier (Durkheim, Elias, Tönnies…) comme aujourd’hui (entre autres Bauman, 2001, Dubar, 2000, Martuccelli, 2002, 2017, de Singly, 2003, 2017, Touraine, 1997…). Sur le plan plus spécifique du travail, l’individualisation des droits, des rémunérations et des carrières – une revendication d’une partie des salariés dès les années 1970-1980 – renforce cette vague de fond de différenciation. Le récent « compte personnel de formation » – qui remplace le droit « individuel » à la formation – et le compte « personnel » d’activité en sont quelques illustrations. En dehors du salariat, ou en plus de celui-ci, les économies de plateforme qui utilisent massivement les applications et l’adoption de régimes favorables à la création de microentreprises contribuent à une nouvelle dynamique du travail indépendant, prétendant par ailleurs offrir de nouvelles opportunités individuelles.

Le paradigme fordiste « homogène » défini par la mise au travail de populations laborieuses interchangeables et indifférenciées obéissant à des règles collectives tout au long de carrières stables, serait ainsi remplacé depuis quelques décennies par un autre paradigme, marqué par davantage d’hétérogénéité et défini par la flexibilité de travailleurs adaptables, mis en concurrence dans leurs spécificités, pour leurs qualités et mérites supposés individuels au cours de carrières plus précaires et incertaines. A l’uniformité de production et de consommation du fordisme succéderaient l’hétérogénéité et les variations individuelles du postfordisme.

Pour éclairer et discuter cette « fin des collectifs » du paradigme fordiste, un retour sur deux institutions majeures du salariat au 20e siècle – les organisations syndicales et le Code du travail – permet de mieux saisir l’ampleur des transformations à l’œuvre. De fait, le changement de paradigme que l’on observe depuis un demi-siècle s’accompagne d’un transfert des régulations du travail de l’État (la loi) vers les acteurs privés (la négociation collective), et du niveau national vers le niveau local ; notamment l’entreprise. Ces régulations de plus en plus décentralisées fragilisent les cadres collectifs antérieurs qui reposaient sur des logiques surtout nationales et sectorielles. Un autre transfert de pouvoirs, de nature différente, s’observe dans les passages des régulations nationales vers l’international. Ainsi, des règles sociales internationales et européennes se situent “au-dessus” des cadres nationaux préexistants (avec en accompagnement des conventions internationales, mondiales et européennes, les observations formulées à l’intention des gouvernements des États par les organes de contrôle des organisations internationales). Les règles de l’Union européennes peuvent même parfois être pensées contre les régulations nationales existantes et favoriser une dérégulation et une libéralisation de la concurrence par une plus grande “ouverture” des marchés – voir notamment les arrêts Laval, Viking et Luxembourg au milieu des années 2000 par exemple (Laulom, Lefresne, 2009). Et elles incitent encore, depuis la « crise financière » de 2008, les États-membres à amplifier la décentralisation de la production normative au niveau des entreprises, notamment dans le cadre du « Semestre européen ».

Ce chapitre questionne la place des collectifs et des individus dans ces reconfigurations successives du système français de relations sociales. Dans un premier temps, il rappelle la dimension profondément collective du fait syndical et les effets structurants de cette matrice sur les modes de régulations du travail et de l’emploi. Dans un second temps, il revient sur la tension de plus en plus marquée à la fin du 20e siècle entre la dimension collective constitutive de l’action syndicale et les aspirations individuelles croissantes. Enfin, le chapitre s’intéresse aux évolutions les plus récentes pour montrer comment les collectifs de travailleurs, initialement pensés comme des formes de solidarité protectrice des travailleurs (vis-à-vis de leurs employeurs) pourraient devenir des instruments au service de ces derniers.

I. Liberté individuelle contre droits collectifs ?

Les organisations syndicales du 19e siècle se sont constituées contre les lois libérales de la Révolution française qui avaient interdit, durant un siècle, les regroupements d’intérêts professionnels (Loi Le Chapelier, 1791). Avec la Révolution, la liberté de travailler est conquise contre celle de s’organiser pour défendre les conditions de son travail et sa rémunération. Les regroupements sont de fait associés aux excès passés des corporations d’Ancien Régime et à leurs privilèges considérés comme injustes. Tout un courant libéral politique et culturel du 18ème siècle critique vertement ces corporations dont les principales motivations seraient de ne défendre et protéger que leurs seuls intérêts. Pour Jean-Baptiste Say par exemple « ces réglementations sont autant de barrières à la liberté d’entreprendre et au progrès des arts. » Dans cet esprit, les corporations « contraignent les libertés » pour protéger les plus forts – « gens de métiers », membres des « ordres » et « confréries » – au détriment des plus faibles grâce à un système complexe de règles et d’obligations. On ne se déclare pas davantage tailleur, menuisier, que médecin ou notaire.

La modernité apportée par la Révolution française opposera ces corps intermédiaires aux citoyens / travailleurs. Après le capitalisme commercial, le capitalisme industriel naissant trouve une occasion inédite de se développer sans contre-pouvoirs structurés, sur les cendres de l’Ancien Régime. L’enrichissement des « Nations » se fait alors au prix d’une exploitation des populations laborieuses bien documentée par Le Play, Villermé[2] ou Marx qui inquiète de plus en plus les réformateurs sociaux. Les collectifs de travailleurs alors sont informels, largement clandestins. Le patronat industriel également se fait discret, même si les « maîtres de forges » s’organisent dès les débuts du 19e siècle. Malgré les dégâts sociaux, il faut attendre plusieurs décennies pour que l’étau se desserre sur la condition ouvrière et que s’ouvrent des possibilités pour les travailleurs salariés d’agir ensemble tout d’abord par la grève (loi Ollivier, 25 mai 1864) puis par l’organisation en syndicats (loi Waldeck-Rousseau, 21 mars 1884) pour défendre leurs intérêts, matériels et moraux. Comparativement à d’autres pays, la France est en retard dans son acceptation du fait syndical. Pour Seymour Lipset, cette hostilité des élites françaises à l’égard des aspirations des travailleurs à davantage de citoyenneté économique et sociale – être en mesure de se constituer en syndicat – explique le penchant révolutionnaire des premières organisations syndicales. Tout au long de cette période, le droit du travail est pour l’essentiel constitué par les seuls usages collectifs en vigueur dans les professions et les localités. Un quart de siècle plus tard, en 1910, le premier Code du travail est promulgué (Didry, 2016, Le Goff, 2004) regroupant les premières « lois sociales ».

Un ordre collectif se structure, qui s’impose aux particularités individuelles. L’édifice de « l’ordre public social » à partir des réformes législatives du Front populaire de juin 1936 – notamment la complémentarité des accords conventionnels de branche aux dispositions législatives en faveur des travailleurs, avec « le principe de faveur », les droits collectifs et individuels –, voit ainsi ses premières fondations posées au début du 20e siècle, un siècle après la Révolution française.

Du point de vue de la relation entre le collectif et l’individu, le 19e siècle aura ainsi été marqué par une aspiration initiale à l’individualisme née du rejet de l’Ancien Régime. Cet héritage profite notamment au capitalisme industriel naissant. Il explique qu’il faudra près de 100 ans pour que soit à nouveau accepté légalement le fait collectif, notamment ouvrier, en tant que possibilité donnée aux individus de se réunir, de se coaliser, de s’organiser et de défendre ensemble des revendications communes. Au cours du 20e siècle, paradoxalement, le droit empruntera largement le chemin inverse.

II. De la liberté collective à la liberté individuelle

La naissance du syndicalisme moderne est donc l’aboutissement de la revendication d’un droit au collectif – droit d’association (droit syndical), de grève, de négociation… Le collectif est sa première raison d’être et constitue longtemps sa principale source de puissance. La « Charte d’Amiens » adoptée par la CGT en 1906, et qui constitue une référence pour le mouvement ouvrier français, renvoie à cette matrice collective : « La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ». Les premières définitions théoriques du fait syndical mettent en avant le principe d’association : « A Trade Union, as we understand the term, is a continuous association of wage-earners for the purpose of maintaining or improving the conditions of their working lives » (Webb, 1894).

Les syndicats de types « communautaires » ou « sociétaires » s’organisent sur le terrain pour proposer des solutions collectives aux travailleurs et à leur famille, qu’il s’agisse avant tout de référents culturels, d’identité et de sentiments d’appartenance pour les premiers, ou plutôt de dispositifs mutualisés d’entraide et de soutien pour les seconds.

La législation s’adapte également à la nouvelle donne capitaliste. Les références antérieures ne conviennent plus pour rendre correctement compte du fonctionnement de la société salariale et industrielle émergente. Le Code civil utilise plusieurs notions, le « louage de service », le « louage d’ouvrage » des artisans et ouvriers qualifiés et le « mandat ». Le premier encadre une prestation matérielle et donne lieu à rémunération, notamment pour les travailleurs domestiques, tandis que le dernier, plus noble, est associée à une prestation intellectuelle et payée en honoraires. Ces notions peinent à caractériser correctement les situations de travail du monde industriel. La distinction entre mandat et louage de service bute sur de nouvelles fonctions comme celle de contremaître. Les controverses entre juristes sont nombreuses à cette occasion, lesquels finissent cependant par s’accorder sur l’idée que tout travail peut faire l’objet d’un louage, et qu’un nouveau type de contrat devient alors nécessaire pour en rendre compte (Hordern, 1991). Ce contrat nouveau, qui passera du statut d’exception à celui de norme au cours du 20e siècle, est intimement lié à l’émergence du salariat et de ses organisations, notamment syndicales. Il reste cependant fortement inspiré du « louage de service », marqué par le lien juridique de subordination, suite au coup de force de juristes conservateurs (Cottereau, 2002).

Le droit du travail comme droit spécifique, s’émancipant du droit civil, s’institutionnalise durant les décennies suivantes et marque la prise de contrôle du Législateur. Le contrôle du travail par les travailleurs, au travers des organisations syndicales, se fait tantôt avec, tantôt contre le pouvoir politique. Les revendications sont toujours collectives, même si ces collectifs sont à géométrie et à géographie variables : les secteurs et les territoires défendent leurs spécificités professionnelles et le droit de décider de leurs propres règles du travail, dans le respect du cadre législatif.

Les règles peuvent être définies par les conventions collectives de branche. Il s’agit du niveau « pivot » de la régulation à la française, qui consacre les dimensions nationales et sectorielles de la régulation. Le collectif est pensé comme l’appartenance à un métier, dans un cadre national. Les conventions collectives de branche obtiendront de plus en plus de pouvoir depuis leur reconnaissance initiale en 1919 jusqu’à leur confirmation et intensification juridique depuis 1936 – effet juridique « erga omnes » des conventions collectives les rendant applicables à tous les salariés (non syndiqués comme syndiqués), par dérogation aux règles habituelles du droit civil. La libre négociation des salaires depuis une loi de 1950 couronne ce processus. Cependant, cette liberté de négociation des conventions de branche et la responsabilité des acteurs privés restent cadrées par la législation. Ainsi, le contenu des conventions peut déroger au Code du Travail uniquement s’il s’agit d’améliorations au bénéfice des salariés concernés.

Un édifice complexe va se structurer au fil de décennies, articulant de plus en plus de sources différentes de régulation. Les règles du travail peuvent également être décidées par accords d’établissement en complément des accords de branche (à partir de la loi de 1950), puis par accords d’entreprises (notamment à partir de 1971 sous un régime similaire à celui des branches mais surtout à partir des années 1980). Le collectif de salariés, et le collectif militant qui le représente par l’intermédiaire des institutions représentatives du personnel, sont ici bien plus modestes en taille mais leur influence peut être importante : il y a ainsi eu de nombreux débats sur les niveaux à privilégier pour la négociation collective, selon que l’on se place du côté syndical ou patronal. La négociation d’entreprise a par exemple été souvent écartée par un patronat voyant d’un mauvais œil l’obtention d’avancées sociales significatives dans une entreprise (où la présence syndicale serait forte et le rapport de forces favorable aux salariés), et qui feraient ensuite « tâche d’huile », obligeant à généraliser les acquis à l’ensemble du secteur. L’entreprise Renault a longtemps joué ce rôle dans le secteur automobile et dans la branche de la Métallurgie[3]. Mais la réticence à la négociation d’entreprise – et la préférence des acteurs collectifs pour la négociation de branche – va progressivement s’inverser à mesure que les employeurs vont saisir les marges de manœuvre que les négociations décentralisées leur accordent par rapport aux règles générales décidées nationalement. Le contexte des années 1980 va permettre ce basculement, à un moment où le patronat va gagner en puissance face à des organisations syndicales frappées par une crise historique d’adhésion liée notamment aux restructurations industrielles.

Les années 1980 marquent un tournant libéral : après avoir soutenu les conventions nationales de branches de manière à assurer à un maximum de salariés la protection d’une couverture conventionnelle (parfois simple rappel du Code du travail, parfois bien plus favorable), le Législateur va renforcer la négociation d’entreprise, notamment avec les « négociations annuelles obligatoires ». La négociation d’entreprise doit améliorer les conventions de branches (voir 3.) : les employeurs et syndicats de salariés qui le souhaitent peuvent négocier des conditions collectives plus favorables. Le système de relations professionnelles français a ainsi la forme d’une pyramide inversée : le droit du travail s’impose à tous, les conventions collectives de branches peuvent améliorer ce droit pour leurs secteurs et les entreprises peuvent améliorer les dispositions conventionnelles pour leurs salariés. Cette architecture est très protectrice, mais contraignante. Elle ne va pas résister à une deuxième étape libérale qui va progressivement s’appuyer sur la négociation d’entreprise pour déroger aux règles « supérieures » de la branche et de la loi.

Au niveau de l’entreprise, la possibilité de négocier des accords de dérogation est envisagée à partir de la fin des années 1960, avec les ordonnances de 1967. Cette possibilité ne sera cependant pas appliquée après le mouvement de contestation sociale de Mai 1968. Des textes adoptés au moment des « lois Auroux »[4] de 1982 donnent une base juridique à la possibilité de déroger par accord collectif à la loi. Après ces textes de 1982, des lois de 1986 et de 1987 vont poursuivre la généralisation des dérogations, qui ne fera que se développer et s’étendre à de plus en plus de domaines. La tendance se confirme au cours des décennies 1990 et 2000. Les accords d’entreprises pourront déroger aux conventions collectives dans un sens moins favorable aux salariés. À partir des lois de 2004 et surtout de 2016, la loi devient supplétive par rapport aux accords d’entreprises sur plusieurs sujets en matière de temps de travail. Le Législateur va, pour sa part, renvoyer de plus en plus la mise en œuvre des lois à la négociation d’entreprise. Dans un contexte profondément marqué par l’incertitude, les « crises économiques » et la concurrence internationale, celle-ci est pensée comme une solution pragmatique, proche du terrain, adaptée aux réalités. Les règles extérieures, qu’elles soient conventionnelles ou légales, doivent le moins possible limiter la liberté de négociation dans l’entreprise.

Toutes les récentes évolutions législatives notamment depuis 2004-2008 vont dans ce sens. Elles créent un nouvel ordre de relations professionnelles fondé sur la légitimité renforcée des acteurs de la négociation (mesure de la représentativité en particulier par les résultats aux élections professionnelles dans les entreprises) et la légitimité renforcée des produits de la négociation (accords « majoritaires » qui sont signés par des syndicats représentant plus de 50% des voix exprimées, quel que soit le nombre de votants, en faveur des organisations syndicales représentatives dans l’entreprise, depuis le 1er mai 2018). Le collectif de négociation et ses accords deviennent plus solides. Ils engagent davantage les négociateurs et obligent davantage les entreprises et les salariés. Parallèlement, des facilités de négociation se développent pour l’employeur : faisant appel au vote des salariés en cas d’accords signés par des syndicats minoritaires en audience électorale (« référendum » d’entreprise) ou même signés en dehors des organisations syndicales.

L’entreprise, notamment le groupe d’entreprises, devient ainsi le lieu premier de production normative, spécifiquement en droit du travail, à un moment particulièrement favorable pour le patronat. Ce dernier peut être tenté alors de faire de la négociation un instrument de gestion, au détriment des salariés.

III. De la liberté individuelle à la contrainte collective ?

Le droit du travail dans sa dimension légale (la législation) a fortement évolué en ce qui concerne la relation collectif-individu au cours des dernières décennies. Cette évolution concerne en particulier l’évolution du droit de la négociation collective et des accords collectifs, leurs fonctions et leur portée au regard de la situation individuelle des salariés.

Les accords collectifs, conclus entre les employeurs (et leurs organisations) et les organisations syndicales de salariés, à différents niveaux (branches professionnelles, groupes d’entreprises, entreprises, établissements, etc.) ont vu leurs fonctions transformées :

  • Ces accords étaient traditionnellement destinés à permettre l’amélioration de la situation des salariés, en leur octroyant des garanties collectives (durée du travail, rémunération, conditions de travail, etc.) allant au-delà du minimum légal (prévu par le Code du travail). Il s’agissait d’une « négociation d’acquisition », qui bien entendu existe encore. Cette négociation a pour fonction un certain rééquilibrage dans la relation employeur-salarié au bénéfice de la partie faible au contrat ;
  • Ces accords deviennent de plus en plus des outils de gestion dans la main des gestionnaires notamment d’entreprises ; ainsi, ces accords peuvent permettre d’imposer des obligations aux salariés (obligations de résultat/d’objectifs à atteindre, de mobilité, d’astreinte, etc.), de faire renoncer les salariés à certains avantages en vue de la préservation de leur emploi, de transférer sur les salariés les risques de l’entreprise (politiques de « flexibilité » en matière de temps de travail, de rémunération, etc.). Ces accords permettent alors de renforcer l’inégalité entre l’employeur et chaque salarié au profit du plus fort : il s’agit de la « négociation de gestion ».

Un terrain est emblématique des évolutions du droit et des comportements des acteurs, le temps de travail.

Le temps de travail, laboratoire des évolutions du droit du travail : quelques étapes

  • En 1936, dans les « décrets de 36 », de mise en œuvre de la « loi des 40 heures », les chambres patronales obtiennent de pouvoir imposer l’horaire « collectif » à des salariés souvent récalcitrants à suivre la « discipline de la fabrique »[5],
  • à partir de « Mai 1968 », s’exprime une aspiration des salariés à plus d’autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps ; les organisations patronales acceptent cette évolution et des lois sont votées notamment en 1973 (horaires individualisés, temps partiel) dans une perspective d’amélioration des conditions de travail ;
  • à partir des années 1980, dans un mouvement allant crescendo, les organisations patronales demandent plus de « flexibilité » dans la gestion du temps de travail, à la suite du protocole du 17 juillet 1981 signé entre des organisations professionnelles syndicales et patronales, des lois sont alors fréquemment votées pour aller dans ce sens ; par ailleurs, les employeurs ne veulent plus gérer les durées du travail de nombreux salariés, là encore des textes répondent à leurs demandes (notamment les lois sur le « forfait en jours », de 2000, 2003, 2005, 2008, 2016…) ;
  • en réponse aux pratiques de nombreuses grandes entreprises, des salariés au vu de leurs charges de travail et de leurs durées du travail qui augmentent fortement (allant parfois jusqu’à menacer leur santé), demandent alors un cadre collectif protecteur, avec des contrôles de leurs durées du travail, etc. La jurisprudence révèle des actions en justice menées en ce sens avec des résultats pour obtenir des réparations (charges de travail imposant des durées du travail importantes).

L’individualisation de la relation de travail

Les évolutions, notamment législatives, du droit du travail favorisent l’individualisation de la situation des salariés quand ils sont confrontés à une décision qu’ils perçoivent comme défavorable. Chaque salarié connaît alors une fragilisation de sa situation individuelle. Ce mouvement peut être illustré par de nombreux exemples. Le plus emblématique concerne sans doute une novation issue de la réforme du Code du travail (Ordonnance[6] ratifiée par le Parlement[7]).

Il s’agit des accords d’entreprise dits de « performance collective » : ces accords remplacent en particulier les anciens accords dits de compétitivité et de maintien de l’emploi et les accords d’aménagement du temps de travail, notamment d’annualisation. Ils vont beaucoup plus loin. Au-delà « de préserver, ou de développer l’emploi », ils peuvent être conclus pour « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ». Cette nouveauté consistant à « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise » est très large : cette formulation très générale, même vague, peut comprendre de très nombreuses « nécessités ». Or, ces « nécessités » vont permettre de modifier la situation professionnelle (et personnelle et familiale des salariés) de façon fort importante :

  • aménager la durée du travail, ses modalités d’organisation et de répartition ; 
  • aménager la rémunération (dans le seul respect du salaire minimum interprofessionnel de croissance et des salaires minimas conventionnels) ; 
  • déterminer les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise. 

Dans ce cadre, « les stipulations de l’accord se substituent de plein droit aux clauses contraires et incompatibles du contrat de travail, y compris en matière de rémunération, de durée du travail et de mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise. » Chaque salarié concerné dans l’entreprise voit ainsi son contrat de travail directement modifié par l’accord d’entreprise et ce dans un sens défavorable.

Les capacités juridiques de résistance des salariés fortement réduites

Le salarié peut refuser la modification de son contrat de travail résultant de l’application de l’accord (il dispose d’un court délai d’un mois pour faire connaître son refus par écrit à l’employeur à compter de la date à laquelle ce dernier a communiqué dans l’entreprise sur l’existence et le contenu de l’accord d’entreprise). 

Dans ce cas, l’employeur peut alors engager une procédure de licenciement à l’encontre de chaque salarié ayant refusé l’application de l’accord d’entreprise (et la modification de son contrat de travail).

D’une part, ce licenciement, selon la loi (Code du travail), repose sur un « motif spécifique » qui constitue « une cause réelle et sérieuse » de licenciement. Autrement dit, le licenciement est regardé par la loi comme justifié et il sera bien difficile de faire juger le contraire. La voie de la contestation judiciaire du licenciement est considérablement réduite.

D’autre part, ce licenciement sera prononcé à l’issue d’une procédure « individuelle » de licenciement comme s’il s’agissait d’un licenciement pour motif personnel. Ainsi, le salarié ne bénéficiera pas des garanties prévues en cas de licenciement économique collectif. Il en sera ainsi y compris dans la situation fréquente où plusieurs salariés refuseront ces modifications de leurs contrats de travail. Si au moins dix salariés refusent sur une période de trente jours, ces modifications de leurs contrats de travail (cas légal de « grand licenciement économique »), ces salariés relèveront chacun d’un licenciement individuel pour motif personnel. Ces salariés ne bénéficieront pas de la procédure avec intervention des représentants élus du personnel (Comité d’entreprise/Comité social et économique), ne bénéficieront pas des mesures d’un « plan de sauvegarde de l’emploi » (destiné à favoriser leur reclassement en interne ou, à défaut, en externe).

Cette évolution législative a été précédée de plusieurs réformes en matière de temps de travail (loi de 2012) ou d’accords sur l’emploi (lois de 2015 et 2016) visant à imposer au salarié l’acceptation de modifications de son contrat de travail, dans un sens pouvant être défavorable, par le biais d’accords d’entreprises.

Vers une instrumentalisation de la négociation collective ?

Cette évolution n’est possible qu’avec l’accord des organisations syndicales représentatives des salariés au niveau des entreprises. En effet, dans ce nouveau schéma, la décision de gestion de l’employeur ne s’impose pas directement aux salariés et à chaque salarié concerné. Cette décision n’est plus unilatérale : elle est revêtue des vertus supposées de l’accord d’entreprise. La décision de l’employeur est revêtue des habits de l’accord d’entreprise, qui s’insère entre la décision de l’employeur et le contrat de travail du salarié.

La négociation collective « de gestion » a été expérimentée en matière de temps de travail[8], puis également mise en œuvre sur d’autres terrains : garanties collectives, emploi et rémunération[9], dialogue social dans l’entreprise[10]… Pour les salariés, un accord collectif est plus difficile à remettre en cause qu’une décision patronale unilatérale, sur le plan juridique et sur le plan symbolique.

Cette autorité de l’accord collectif d’entreprise est renforcée par la jurisprudence. En cas de contestation d’une mesure de l’employeur prise en application d’un accord collectif, notamment d’entreprise, sur le terrain de l’égalité de traitement entre les salariés, le juge considère que ces « accords d’entreprise négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de l’entreprise, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l’ensemble de cette entreprise et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées ». Au regard de cette présomption de justification des dispositions prévues dans l’accord, c’est au salarié qui les conteste « de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. »[11] La contestation judiciaire des accords devient ainsi très difficile.

Ne pas confondre la règle et l’usage de la règle

L’accroissement de la place de l’accord d’entreprise s’accompagne d’exigences plus élevées concernant les signataires syndicaux de l’accord[12]. Depuis le 1er mai 2018, un accord d’entreprise doit être signé par l’employeur et par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives dans l’entreprise et ayant une certaine audience électorale : plus de 50 % des suffrages valablement exprimés en faveur des organisations syndicales représentatives, aux dernières élections professionnelles (pour les titulaires, au 1er tour des élections au CSÉ), quel que soit le nombre de votants.

Cette exigence légale ouvre des marges de négociation importantes pour les délégations syndicales dans leurs négociations avec les directions d’entreprises. Au regard des possibilités offertes par la Loi, le jeu des acteurs est essentiel.

Conclusion

Les changements les plus récents accentuent la recomposition en profondeur du salariat et de ses règles. D’une part, le développement de l’indépendance, le recours au freelance et au co-working, l’attrait pour l’auto-entrepreneuriat, les possibilités de combiner les statuts et les régimes d’emploi ou encore toutes les activités liées aux « économies de plateforme » contribuent au dépassement d’une norme salariale dont la définition devient de moins en moins évidente et consensuelle. D’autre part, depuis le début des années 1980, les différents gouvernements ont transféré aux acteurs privés des marges de négociations toujours plus importantes et décentralisées. L’entreprise est devenue au fil des réformes un lieu privilégié de la production normative des règles en droit du travail. Les cadres structurants antérieurs – nationaux, sectoriels – laissent la place aux arrangements locaux, négociés. La dernière pierre en date de cette reconstruction de fond du système de relations professionnelles a été posée par les ordonnances « Macron » réformant le code du travail, du 22 septembre et du 20 décembre 2017, ratifiées par le Parlement en mars 2018. 

En une décennie, le système hexagonal de relations professionnelles a donc radicalement changé – davantage, peut-être, qu’en un demi-siècle. Ce changement a contribué à l’émergence d’un nouveau paradigme de la régulation : mesure de la représentativité par les élections professionnelles, accord majoritaire, hiérarchie et articulation des normes repensée, réforme/fusion de la représentation élue du personnel, professionnalisation des élus…

Du point de vue des relations professionnelles, les collectifs de travail ont profondément évolué. Le secteur, la branche, qui étaient les références collectives structurantes de la régulation au 20e siècle ont laissé la place aux entreprises (et aux groupes d’entreprises). Ces dernières, qui ont toujours joué un rôle majeur et notamment les plus grandes d’entre elles, devaient pourtant se conformer aux règles négociées à l’extérieur. Une régulation de contrôle qui contraignait les entreprises, et dont elles se sont progressivement libérées pour gagner, au fil des décennies, un pouvoir de régulation autonome inédit. Le déplacement de la régulation vers l’entreprise, à un moment où le patronat est particulièrement avantagé dans le rapport de forces avec l’État et les organisations de salariés, présente des risques pour ces derniers et pour la cohésion sociale de la Cité. La logique gestionnaire, sous l’influence du pouvoir des actionnaires, soutenue et légitimée cette fois par la négociation d’entreprise, peut devenir une puissante machine à imposer des décisions difficiles (réduction de rémunération, temps partiel, renoncement à des droits, etc.) dont la pertinence devrait pouvoir être discutée, dans l’entreprise et devant des instances externes. La responsabilité des négociateurs représentant les salariés devient alors immense et justifie plus que jamais une vigilance… collective.

Bibliographie

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Cottereau A., 2002, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, no. 6, 2002, pp. 1521-1557.

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  1. Michel Miné est professeur titulaire de la chaire Droit du travail et droits de la personne, Lise-Cnam-CNRS. Frédéric Rey est maître de conférences en sociologie, Lise-Cnam-CNRS.
  2. « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie » (1840).
  3. Accord d’établissement à « Renault-Billancourt » conclu en septembre 1955 sur la troisième semaine de congés payés faisant « tache d’huile » auprès d’autres établissements d’entreprises de la Métallurgie, puis d’autres branches (Banques, Mines, Textile…), etc. et qui donnera lieu au vote de la loi du 27 mars 1956 accordant la troisième semaine de congés payés à tous les salariés de France (les trois-quarts étant déjà couverts par un accord collectif le prévoyant).
  4. Ordonnance du 16 janvier 1982 sur le temps de travail prévoyant la modulation (l’annualisation) et Loi du 13 novembre 1982 prévoyant une négociation annuelle obligatoire (NAO) notamment en matière de temps de travail.
  5. Un mot d’ordre des ouvriers professionnels est alors : « l’ouvrier prend l’ouvrage à son heure ! », contre la « discipline de la fabrique » et l’horloge.
  6. Ordonnance du 22 septembre 2017 n° 1385.
  7. Loi de ratification du 29 mars 2018 (Décision du Conseil constitutionnel du 21 mars 2018).
  8. Ordonnance du 16/01/1982 (un accord collectif peut déroger à la loi en matière de temps de travail), Loi du 4/05/2004 (un accord d’entreprise peut déroger à un accord de branche notamment en matière de temps de travail), Loi du 20/08/2008 (un accord d’entreprise a priorité sur un accord de branche en matière de temps de travail). Voir notamment la plupart des accords de branche en matière de travail à temps partiel, signés par les organisations représentatives – syndicales de salariés et patronales, qui ont largement vidé de son contenu la loi de juin 2013 prévoyant notamment une durée du travail minimale hebdomadaire de 24 heures.
  9. Accord d’entreprise PSA signé le 19/01/2018 prévoyant des « départs volontaires » pour 1 300 salariés et 1 400 embauches en CDI.
  10. Fusion des institutions représentatives du personnel, initiée notamment avec la « loi Rebsamen » de 2015 et mise en œuvre avec les ordonnances de l’automne 2017, dans le nouveau « Comité social et économique » (CSÉ), dont les attributions et les moyens de fonctionnement sont largement ouverts à la négociation d’entreprise, y compris dans un sens moins favorable que la loi.
  11. Voir notamment Cour de cassation, chambre sociale, 4 octobre 2017, à la suite de plusieurs décisions (Cour de cassation, chambre sociale, 25 janvier 2015 concernant les accords de branche). Les organisations syndicales ont participé à l’instauration de cette nouvelle autorité des accords collectifs, avec des débats contradictoires en leur sein.
  12. Depuis notamment 2008 (Accord entre le Medef et la Cgt et la Cfdt) et la loi du 20 août 2008 (supra les conditions de représentativité des syndicats dans l’entreprise et les conditions de validité des accords d’entreprise au regard de l’audience électorale dans l’entreprise des syndicats signataires).


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