Aurélie Gonnet et Léa Lima[1]
La montée en charge de la sécurisation des parcours marque une reconfiguration des politiques sociales et d’emploi, tout comme des dispositifs qui les incarnent. Le parcours traduirait une nouvelle réalité sociale marquée par l’éclatement des normes d’emploi et de travail, mais aussi des collectifs d’appartenance, à la faveur d’un cheminement individuel libre[2]. De plus, la notion « présente un caractère performatif alimenté par l’artefact narratif de la mise en cohérence biographique qui permet de traduire des événements discontinus en un ensemble continu » (Zimmermann, 2013, p. 51). C’est donc cet artefact narratif mis en œuvre au sein d’institutions de l’Etat social actif dotées d’un rôle socialisateur qu’il s’agit de déconstruire à l’aune de cette question des collectifs d’appartenance, ce à partir de deux dispositifs publics d’emploi.
Le bilan de compétences et l’accompagnement global : principes et méthodologie
Depuis 1991, le bilan de compétences est un droit inscrit au Code du travail auquel peuvent recourir tous les actifs pour « analyser leurs compétences professionnelles et personnelles ainsi que leurs aptitudes et leurs motivations afin de définir un projet professionnel » [art. L900-2]. Couvert par le secret professionnel, il relève d’une démarche volontaire et sa durée maximale est de 24h sur trois mois. Cette prestation a été étudiée dans le cadre d’une thèse reposant sur une enquête ethnographique menée dans deux centres de bilan entre 2014 et 2016, complétée par des entretiens auprès de conseillers-bilan (n=40). L’accompagnement global proposé par Pôle emploi s’adresse lui aux chômeurs qui peuvent ainsi bénéficier durant 12 mois d’un double accompagnement par un conseiller emploi de l’institution et un intervenant social du conseil départemental. Bien que contractualisé, le non-respect des termes de l’accompagnement par le chômeur ne peut donner lieu à sanction, sinon la sortie du dispositif. Financé par le Fonds social européen, le dispositif a été déployé entre 2015 et 2017. Il a donné lieu à deux enquêtes en Île-de-France dont une combinait des entretiens croisés auprès de demandeurs d’emploi (n=10) et de leurs conseillers (n=3)[3], ceux-ci ayant été interrogés à deux reprises, la seconde fois sur le récit biographique des chômeurs qui avaient été interviewés par l’enquêtrice. |
Ces dispositifs ont en commun de proposer à leurs bénéficiaires un accompagnement visant à faciliter l’évolution professionnelle, l’accès ou le retour à l’emploi, en s’appuyant sur une démarche biographique visant à identifier les « freins » comme les « moteurs » professionnels individuels. Ils reposent tous deux sur des approches dites « globales » et individualisées, traitant de front des problématiques d’emploi et de travail d’un côté, sociales, familiales et personnelles de l’autre.
Parce que ces dispositifs placent la focale sur l’individu et son expérience, dans sa dimension professionnelle comme personnelle, nous avons souhaité rapprocher nos enquêtes afin d’interroger la place accordée aux supports collectifs[4] dans la fabrique de biographies à visée d’employabilité. Nous verrons ainsi que combinant approches rétrospective, individuelle et prospective, ces deux dispositifs conduisent d’une part à une forme de mise en récit de soi à la faveur d’une mise en continuité individualisante d’expériences prenant pourtant sens dans des cadres collectifs (travail, famille, formation…). Mais, si les collectifs réels d’appartenance, pourtant porteurs de ressources, tendent à disparaître de ces biographies institutionnalisées, nos deux enquêtes montrent que ces dispositifs n’éradiquent pas toute forme d’ancrage social de ces parcours puisque pour faire le travail, ils procèdent par catégorisation et regroupement de cas semblables. Enfin, si la famille demeure, elle, un collectif réel d’appartenance incontournable, ceci témoigne de la centration sur l’expérience privée promue par l’approche biographique comme du façonnage institutionnel des biographies.
I. La biographisation des parcours : une mise en récit de soi individualiste
Le parcours individuel est partout dans l’Etat social actif, tout comme les récits qui en sont faits par ego, I. Astier et N. Duvoux décrivant ainsi l’établissement d’une « société biographique » (2006). Les acteurs publics produisent et construisent des représentations temporalisées de l’individu et de sa vie orientées vers la détermination de son propre horizon professionnel. Nous reprenons ici la distinction opérée par H. Leitner (1987) entre parcours de vie et biographie. Le parcours de vie est un ensemble d’expériences, d’évènements et de positions traversées par l’individu, la biographie en est sa représentation, elle seule étant accessible à l’enquêteur. Ce qui est vrai pour le chercheur l’est a fortiori pour les acteurs des politiques sociales, qu’ils fassent partie de l’élite politico-administrative à l’origine des réformes de l’Etat social ou qu’ils soient agents de terrain, street-level biographers (Lima, 2017).
Théorisant l’institutionnalisation du parcours de vie, M. Kohli (1986) a montré que les XIXe et XXe siècles ont été marqués par un double mouvement de standardisation et d’individualisation. D’un côté, une forme de séquençage biographique se serait opérée, en lien avec le développement de l’État social, distinguant des normes d’âge juridiques et sociales auxquelles renvoient des politiques sociales spécifiques. De l’autre côté, l’individualisation, tendance « plus récente, s’exprime par la diversification des parcours entre les transitions standardisées […] et par la biographisation ».
Ce néologisme signifie que progressivement, les parcours de vie sont interprétés culturellement comme résultants de projets biographiques personnels et de leur mise en œuvre […]. Ainsi « les parcours se diversifient à certains égards et ils sont culturellement interprétés comme étant avant tout individuels – tout en demeurant, à certains égards, fortement structurés par une régulation sociale […] médiatisée par des acteurs, tantôt personnellement concernés sans compétences institutionnelles, tantôt professionnels de passages biographiques (Lévy, 2001, p. 4).
Cette biographisation prend ainsi forme dans des dispositifs sociotechniques d’auto-narration des usagers permettant aux professionnels de l’Etat social actif de faire leur travail d’aide aux transitions professionnelles.
Les conseillers bilan incarnent le mieux cette dimension du travail sur autrui car ils revendiquent expressément une démarche fondée sur la connaissance de soi comme facteur de motivation et d’employabilité. Le bilan de compétences, comme toutes les techniques d’accompagnement individualisées des transitions, introduit une dimension réflexive issue du processus de lecture et de réécriture du parcours professionnel et personnel dans une visée prospective[5]. Le récit de vie et d’expériences au fondement de la démarche biographique conduit ainsi à la fabrication d’un parcours cohérent, « nettoyé » selon le mot d’une conseillère, valorisé et valorisable sur le marché du travail. Cette approche est outillée par des tests et questionnaires de personnalité, d’aptitudes, d’intérêt et de valeurs professionnelles, des exercices d’analyse de parcours et des techniques d’entretien qui, bien que se voulant non-directives, s’avèrent cadrer l’exposition et l’interprétation des composantes du parcours, à la faveur d’un processus de tri biographique et d’une mise en ordre de l’expérience individuelle in situ et a posteriori (dans la synthèse écrite).
Landry, 50 ans, titulaire d’un CAP/BEP en mécanique agricole a exercé différentes activités jusqu’à « reconnaître sa vocation » (synthèse), les machines spéciales. Victime d’une explosion dans l’atelier où il est en mission d’intérim, et après 6 mois de coma, il réalise un bilan de compétences [Entretien 2/6].
Pascale, [après avoir repris avec lui son parcours professionnel] : Quel regard vous avez sur ce parcours ?
Landry : Bah c’est assez riche quand même je trouve.
P : Oui. De quel point de vue ?
L : Bah au niveau des différences entre les activités que j’ai pu faire.
P : Sur la variété finalement.
L : Oui, la variété.
P : Quoi d’autre ?
L prend une grande inspiration : Bah que tout ce que j’ai fait ça m’a plu.
P : Ça c’est vrai que vous êtes plutôt passionné. Vraiment tout ?
L : Ah oui ! Ah il y a eu des parties plus astreignantes, la mécanique navale ou des trucs comme ça plus dur physiquement, mais c’était toujours intéressant à faire.
P : Qu’est-ce qui était intéressant ?
L : Bah en fait je m’aperçois que c’est de ne pas faire la même chose tout le temps qui m’intéresse, de changer.
P : De découvrir des nouvelles choses ?
L : Ouais, la découverte des choses, les nouvelles technologies.
P : Quoi d’autre par rapport à ce parcours ? J’ai pas tout relu mais il y a une certaine… une belle évolution !
La conseillère, par ses questions et ses relances parfois suggestives, amène Landry à une relecture méliorative de ses expériences ainsi mises en parcours. Ces expériences et bifurcations sont avant tout saisies sous l’angle de la continuité et de l’individu considéré comme acteur de son parcours. Or, les travaux consacrés au tournant de l’activation au sein des politiques publiques invitent à considérer les risques en termes de responsabilisation et d’individualisation, prenant le pas sur les supports collectifs et sociaux qui composaient l’Etat-Providence (Astier & Duvoux, 2006 ; Divay & Perez, 2010). Ainsi, les expériences et motifs de changement d’activité sont considérés sous un angle strictement personnel. Cette biographisation tend là à jeter un voile sur les collectifs professionnels et de travail, notamment comme supports de ressources et espaces de lutte. L’intervention biographique se fait ici sur un mode avant tout narratif dont l’objectif est de valoriser – mettre en valeur et donner de la valeur – les compétences pour soi et pour un employeur potentiel, tout en donnant un sens – en termes d’orientation comme de signification – aux expériences. Ces dispositifs et leurs usages ne sont cependant pas univoques et il convient d’analyser les types de collectifs d’appartenance autorisés et mobilisés dans les biographies de l’Etat social actif.
II. Des catégories aux collectifs : l’identification des appartenances
Au titre de représentants de la puissance publique, les agents peuvent être impliqués dans un travail instituant d’identification (Noiriel, 1991) visant à rapprocher chaque individu de catégories d’ayant-droit, en n’en sélectionnant que quelques traits saillants. Ces catégories de papier (Mauger, 1996) sont nombreuses dans l’État social : chômeur, allocataire du RSA, intermittent du spectacle, parent isolé, travailleur handicapé… Si les sciences sociales travaillent les conditions d’une appropriation par les individus de ces catégories qui leur sont extérieures (Demazière, 1992 ; Paugam, 1991) c’est que leur stabilité dans le temps et leur extension y ont peu à peu associé une image sociale négative qui fonctionne généralement comme un repoussoir du sentiment d’appartenance. Le tournant du « droit concret » et de l’application du principe de proximité (Weller, 1998) dans les politiques sociales, prenant en compte les effets de stigmatisation liés à l’assignation identitaire, est aussi une tentative pour dissocier l’accès aux droits des effets instituant de l’étiquetage administratif et ainsi éviter que l’État ne créé des catégories signifiantes dans le monde social. Donner accès aux droits sans figer un statut social, tel est l’enjeu de ces nouvelles politiques sociales.
Un autre type d’intervention biographique davantage transformative se focalise moins sur l’identification des individus et leur contrôle que sur la recherche de leviers pour donner une nouvelle orientation à leur vie dans une conception bifurcative des biographies. Il s’agit ici de regarder les caractéristiques retenues pour qualifier les individus, les rapportant ainsi à des catégories de population spécifiques. Celles-ci relèvent d’abord de catégorisations ordinaires du monde social : le sexe et l’âge sont par exemple des prises identificatoires immédiates. Les conseillères de l’accompagnement global recourent fréquemment aux termes de « monsieur » et « dame » pour amorcer les récits biographiques, dès lors qu’ils ne sont plus repérés comme « jeunes », alors que les conseillers en mission locale sont habitués aux locutions « jeune homme/femme ». Les termes d’« ouvriers » ou « ouvrières » sont à l’inverse totalement absents du répertoire déictique alors même que cette classe sociale est fortement représentée dans le public de l’accompagnement des transitions.
Les catégories sociales de référence et de nomination des individus sont en partie déterminées par le cadre institutionnel dans lesquels ces professionnels rencontrent les usagers. Les dispositifs dans lesquels se travaillent les biographies transportent avec eux des registres de ciblage qui proposent des formes de sélection, des manières d’identifier les individus et de les rapporter à des ensembles de population qui permettraient de les résumer. L’accompagnement global par Pôle emploi s’adresse à des « chômeurs » tels que saisis par l’administration. Le Fonds d’aide aux jeunes aux « jeunes ». Le bilan de compétences aux « travailleurs », étant entendu que les compétences renvoient à l’expérience de travail.
D’autres catégories identificatoires ne sont pas contenues dans la définition du public-cible mais plutôt déterminées par désignation des problématiques de la personne selon les canons de la pratique professionnelle. La place des catégories nationales est à saisir dans cette perspective. Un « jeune d’origine ghanéenne », un « Tunisien »… ces formes d’identification nationale sont souvent invoquées pour préparer l’auditoire à accueillir une victime ou plus simplement pour camper un personnage aux multiples problématiques d’insertion : la maîtrise de la langue française, le niveau de qualification, voire l’isolement. Il ne s’agit donc pas tant d’un étiquetage communautariste qui inscrirait l’individu dans un groupe d’appartenance supposément porteur de liens sociaux ou d’une conscience collective qui le déterminerait, mais plutôt d’une catégorisation descriptive et synthétique de difficultés individuelles.
Les identifications de métier dans l’accompagnement des transitions professionnelles revêtent une signification ambigüe. D’un côté elles sont conçues comme valorisantes car renvoyant aux qualifications et ressources professionnelles à faire valoir sur le marché du travail pensé comme un marché professionnel. De l’autre, l’identité de métier peut être perçue comme une force de rappel dans un processus de transition ou de réorientation professionnelle sous contrainte, qui supposerait de se détourner des repères du passé.
C’est le cas de Éric, présenté par Valérie, sa conseillère emploi (Pôle emploi). Cherchant à retrouver le patronyme de ce chômeur rencontré quelques semaines auparavant, Valérie suggère : « c’est l’électricien ? ». Éric, l’électricien, est une manière pour elle de l’identifier, de le repérer dans la masse des chômeurs qu’elle accompagne ; son métier est ce qui le caractérise. Et nous comprenons mieux à l’écoute du récit biographique qu’elle livre ce rattachement à une identité de métier. Elle paraît douter de sa qualification objective signalée par le diplôme :
« On avait évalué effectivement des compétences, ou du moins des… habilitations : dans un premier temps, c’était ses habilitations, qu’il devait repasser. Et puis, ben, étant donné qu’il avait été formé en tant qu’électricien, mais avec… J’crois qu’il avait qu’un BEP, de revoir si effectivement, il n’y avait pas une formation ou un habilita… une formation ou un titre professionnel qui pourraient l’amener… à se positionner différemment sur le marché du travail. ».
S’il est « électricien » ce n’est pas complètement du point de vue de ses compétences valorisables sur le marché du travail car sa formation semble obsolète voire incomplète. La seconde occurrence de la qualification d’électricien intervient dans la description d’une scène où la narratrice opère une mise en abîme, rapportant les dires de Éric :
Valérie : Il a redécroché un CDI, ce monsieur ; il y est allé… [Rire] Et là, on s’est reconfrontés… Donc là, c’était une problématique… Je l’avais placé chez un artisan. Un jeune artisan qui… avait hérité de la boîte de son père, mais qui n’avait pas forcément la formation d’électricien. Monsieur Zitoni était un bon point pour lui parce qu’il avait l’expérience, tout ça. Au départ ça marchait bien, sauf que… le petit jeune, qui était donc son patron – je dis le « petit jeune », parce que c’est important… […][Rit] C’est comme ça qu’il le décrivait. Donc, lui demandait des choses qui… voilà, qui n’étaient pas cohérentes par rapport à son… d’après lui, l’organisation du travail, voilà. Donc au bout d’un moment, il en a eu marre de travailler avec ce petit jeune qui ne connaissait rien, pour reprendre [son expression]…
I : Mmh. D’accord.
N : Et donc, il a abandonné. Et là donc il était reparti sur un troisième CDI où ça se passait bien.
Ce récit de péripétie de parcours rapporté à Valérie par Éric indique que ce dernier a fait valoir son éthique professionnelle « d’électricien » expérimenté et qualifié pour justifier d’une démission. Cette désignation par la qualification est d’autant plus étonnante que jamais Éric ne met en avant son identité d’électricien dans les multiples fragments autobiographiques qu’il a livrés à l’enquêtrice. Il affiche son sérieux, en se mettant à distance de « ceux qui s’en foutent », de plus en plus nombreux selon lui. Il lui relate ses expériences fort diverses (manutention, maintenance et bricolage, ouvrier à la chaîne dans une usine de parfums) et considère qu’il n’a plus fait d’électricité depuis 15 ans. Le recours à la catégorisation par les street-level biographers n’est donc pas seulement descriptive ; elle livre une information d’une part sur l’identité institutionnelle attribuée à la personne, d’autre part sur la dimension interprétative du travail sur les parcours d’usagers.
III. La place des groupes d’appartenance dans les récits de parcours
Une autre modalité de la mobilisation des collectifs réels d’appartenance dans les récits de parcours d’autrui par les intervenants biographiques renvoie à la notion de support dont l’accès est la clé de l’individuation positive pour Castel (2003, 2009). Comment les collectifs peuvent-ils être des ressources de solidarité et d’entraide ? Dans des univers professionnels structurés par une lecture psychologisante des problèmes sociaux (Bresson, 2006 ; Orianne, 2005) et des normes de pratiques d’individualisation de la prise en charge de ces problèmes, la question du collectif prend un relief particulier.
On remarque d’abord que les intervenants biographiques ressentent le besoin de créer des collectifs en réaction à un diagnostic d’isolement et de solitude, de « désaffiliation sociale » des bénéficiaires. La catégorie identificatoire, de papier, que constituent les bénéficiaires du dispositif devient alors la base d’un travail de production d’un groupe concret uni par des liens sociaux d’échange et de partage. Ces initiatives démiurgiques et modestes à la fois prennent la forme d’actions collectives : institutionnalisation de moments de rencontre réguliers (cafés matinaux) ou sorties culturelles. Elles poursuivent un double objectif, individuel et social : d’un côté la « remobilisation » de chacun des membres du groupe qui s’évalue par le nombre de « démarches » effectuées et donc un outil du travail sur soi et de l’activation (Vrancken, Macquet, 2006) ; de l’autre l’établissement de liens de solidarité privée favorisant un système de « débrouille ». Des conseillères en accompagnement global (Pôle emploi) se réjouissent que les réunions de bénéficiaires qu’elles ont organisées aient permis des « échanges de savoirs ». Et de citer l’exemple d’un « monsieur qui était bricoleur, qui a proposé son aide pour aller faire des travaux chez des dames qui étaient là aussi. Du coup, en dehors… C’est aussi reprendre des liens, s’entraider » (Fabienne, cellule insertion du Département). De même, la directrice d’un centre de bilan relate la mise en place de phases d’accompagnement collectif :
« On s’est aperçu qu’en fait les gens ils aimaient bien en rencontrer d’autres, voir que bah ailleurs ça se passe peut-être un peu pareil ou voir qu’au contraire ça se passe très différemment. S’enrichir de la vision des autres. Sentir qu’on n’est pas isolé. »
L’évocation des vertus socialisatrices du collectif ad hoc est révélatrice de l’omission d’autres groupes réels d’appartenance, notamment professionnels et ce d’autant plus dans le cas du bilan où les personnes en présence sont majoritairement des salariés en activité rarement désaffiliés.
La famille tient, elle, une place particulière dans le réseau des solidarités interindividuelles valorisées. Les typologies des Etats-providence soulignent les fortes spécificités nationales quant au degré d’institutionnalisation des solidarités familiales entre les conjoints ainsi qu’entre parents et enfants (Esping-Andersen, 1993 ; Van de Velde, 2002 ; Chevalier, 2012). Le modèle français est réputé se caractériser par un familialisme fort en matière de citoyenneté sociale dans les deux dimensions, intra- et intergénérationnelle. Mais qu’en est-il dans le travail biographique ? Nous pouvons faire l’hypothèse que l’inscription biographique de l’individu dans un tissu de solidarité familiale varie en fonction de la typification sociale des destinataires de l’accompagnement, mais aussi des accompagnateurs, en grande majorité accompagnatrices et mères de famille. Le cas des chômeurs masculins âgés se distingue des autres usagers de dispositif, plus systématiquement perçus comme seuls et isolés, ne pouvant compter que sur eux-mêmes et les institutions publiques. Ainsi en est-il de Jean, 57 ans, qui dans le récit de sa conseillère paraît coupé de toute attache familiale. Seules sont évoquées les « problématiques familiales » qui désignent ici l’assassinat présumé de son frère et le trouble que cette « découverte » a occasionné chez lui. Pourtant à l’écouter raconter sa propre histoire et les stratégies qu’il met en place pour s’en sortir, on perçoit un individu inséré dans un réseau de parenté territorialisé : le week-end, il se rend régulièrement chez sa sœur et y fait sa lessive (vivant à l’hôtel), son beau-frère lui donnant des cours d’informatique.
Dans l’accompagnement des transitions professionnelles, la famille apparaît comme source tantôt de contraintes, notamment en présence d’enfants à charge et de monoparentalité, tantôt de ressources quand le revenu ou la disponibilité horaire du conjoint permet d’envisager une évolution professionnelle. La famille est aussi mobilisée comme ressource motivationnelle à la prise en main de son parcours et de soi. Dans le cas de Landry, sa projection en emploi passe par la discussion de sa relation matrimoniale dont le bilan fait ressortir qu’elle pâtit du fait qu’il soit « toute la journée à la maison, à tourner en rond » selon lui. Landry et sa femme démarreront une thérapie conjugale sur recommandation de la conseillère bilan. L’on retrouve ici la dimension transformative de l’intervention biographique, poussant l’introspection sur un plan très personnel, mais toujours individuel voire psychologisant, les conseillers déclarant en majorité que la conciliation entre vies personnelle et professionnelle est l’un de objectifs du bilan.
Pour être exhaustive, une analyse du rapport aux collectifs d’appartenance des intervenants biographiques doit enfin s’intéresser à tous les potentiels collectifs qui ne sont pas actualisés dans ce gouvernement de l’individu par la parole. La sociabilité des quartiers populaires dont D. Merklen (2009) a démontré le potentiel mobilisateur face à l’effritement de la société salariale brille par son absence dans les récits de parcours de pauvres mais aussi dans les discours sur les stratégies de sortie de crise qui sont dessinées pour les bénéficiaires. On assiste alors à une déterritorialisation paradoxale des individus qui recouvre aussi sans doute les difficultés qu’éprouvent les acteurs de l’Etat social à traiter les appartenances communautaires des personnes qu’ils accompagnent.
L’individualisation et la psychologisation des problèmes socioéconomiques qui caractérisent le traitement des problématiques d’emploi aujourd’hui entraînent une recomposition dans la perception du rôle des groupes d’appartenance dans la vie des individus. Dans les biographies de l’Etat social actif, ces collectifs prennent deux formes qui répondent à des logiques sociales quelque peu différentes.
D’un côté les individus destinataires de l’action publique sont l’objet de catégorisations articulant trois grilles d’interprétation de la situation et des parcours individuels. Les récits d’accompagnement individuel laissent d’abord apparaître le travail de catégorisation ordinaire et pratique du monde social qui met en jeu les appartenances sociales des locuteurs. Les dispositifs produisent ensuite leurs propres catégories de publics cibles dont on retrouve aussi la trace dans les biographies d’accompagnement. Ces récits traduisent enfin des catégories que l’on pourrait qualifier d’expertes au sens où elles sont constitutives d’une rhétorique professionnelle. Ce champ de l’accompagnement des transitions professionnelles est structuré par des catégories partagées d’usagers rapportées à des types de problématiques, l’adoption de ces formes d’identification marquant ainsi l’entrée dans une culture professionnelle.
Au-delà de ces enjeux d’identification, suivre la piste des groupes d’appartenance dans les biographies individuelles nous a portées à rechercher le recours attendu, incité ou dénié à des collectifs comme supports de solidarité privée. La valorisation de ces affiliations est à géométrie variable : l’âge de l’individu, ainsi que le lien de parenté déterminent les chances de faire appel à la solidarité familiale dans l’accompagnement professionnel. La pré-identification des personnes par les dispositifs active un certain nombre de stéréotypes chez ces biographes de terrain, ce qui conduit par exemple à peu convoquer des collectifs de support, familiaux dans le cas chômeurs de longue durée qui demeurent associés à une représentation de l’exclusion sociale, ou professionnels pour des personnes désireuses de changer d’emploi.
C’est dans cette direction de l’analyse des processus de visibilisation et d’invisibilisation des attaches sociales des individus dans et hors travail qu’une sociologie de la socialisation biographique aurait intérêt à s’engager pour mieux comprendre les ressorts sociaux de ce que Robert Castel a appelé « l’individuation négative » (2003).
Références
Astier I., Duvoux N., 2006, La société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris, L’Harmattan.
Castel R., 2003, L’insécurité sociale, Paris, Seuil.
Castel R., 2009, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil.
Demazière D., 1992, Le chômage en crise. La négociation des identités des chômeurs de longue durée, Lille, PUL.
Divay S. & Perez C., 2010, « Conseiller les actifs en transition sur le marché du travail », Sociologies, [en ligne].
Leitner, H., 1987, « Text oder Leben. Über den Gegenstand der Lebenslauf- und Biographieforschung », in Friedrichs, J., (ed.), 23. Deutscher Soziologentag 1986, Westdeutscher Verlag GmbH, Opladen, pp. 444-447.
Levy R., 2001, « Regard sociologique sur les parcours de vie », Cahiers de la section des sciences de l’éducation, n°95, p. 1-20.
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Mauger G., 1995, « Jeunesse : l’âge des classements. Essai de définition sociologique d’un âge de la vie », Recherches et prévisions, n° 40, p. 19-41.
Merklen, D., 2009, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute.
Monchatre S., 2007, « Des carrières aux parcours… en passant par la compétence », Sociologie du Travail, n°49, 514-530.
Noiriel G., 1991, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy.
Paugam, S., 1991, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Puf.
Vrancken D., Macquet C., 2006, Le travail sur soi. Vers une psychologisation de la société, Paris, Editions Belin.
Weller J.-M., 1998, « La modernisation des services publics par l’usager : une revue de littérature (1986-1996) », Sociologie du travail, n° 3, pp. 365-392.
Zimmermann B., 2013, « Parcours, expérience(s) et totalisation biographique. Le cas des parcours professionnels », in S. Ertul, J.-P. Melchior et E. Widmer (dir.), Travail, santé, éducation. Individualisation des parcours sociaux et inégalités, Paris, L’Harmattan, p. 51-61.
- Aurélie Gonnet est doctorante en sociologie, Lise-Cnam-CNRS, Ceet. Léa Lima est maîtresse de conférences en sociologie, Lise-Cnam-CNRS, Ceet.↵
- « A la structuration de collectifs réels d’appartenance concrète se substitue un processus d’individuation reposant sur la transformation de biographies individuelles en parcours sociaux » (Astier, Duvoux, 2006, p.8)↵
- Ce terrain s’intègre dans une vaste enquête coordonnée par F. Rey centrée sur les pratiques et les relations d’accompagnement dans 5 dispositifs différents.↵
- En référence aux travaux de R. Castel (2003, 2009) sur l’évolution historique des supports sociaux, socles de protection de l’individu. Si le travail fournit depuis la révolution industrielle la majeure partie de ces supports, directement (salaire, inclusion sociale) ou indirectement (droits sociaux), d’autres groupes d’appartenance offrent également des ressources protectrices (famille, association, groupes de pairs…). ↵
- En effet, la sécurisation des parcours « englobe aussi le travail de production de sens, de mise en cohérence et de justification qui scelle l’appropriation personnelle d’un parcours et sa mise en forme pour soi-même et les autres », (Zimmermann, 2013, p.53).↵