Le(s) collectif(s) de travail comme ressource

Capacitation et management

Christine Audoux et Anne Gillet[1]

Le collectif de travail : une voie dans les transformations organisationnelles ?

Le constat d’un affaiblissement voire d’une disparition des collectifs de travail sous les effets du néomanagérialisme et des modernisations gestionnaires a été réalisé sous de nombreux angles, montrant notamment la subjectivation[2] des salariés et la disqualification des métiers (Linhart, 2015), la mise à distance du travail réel dans les processus de coordination et de management (Dujarier, 2015), l’affaiblissement des mobilisations collectives ou bien encore le renouvellement incessant de dispositifs de gestion qui soumettent les collectifs à des incertitudes radicales (Uhalde, 2016). Sans se départir de ces tendances de fond à l’œuvre dans les organisations, il s’agit plutôt ici de s’interroger sur la manière et les conditions à partir desquelles les collectifs étudiés dans nos recherches et interventions peuvent faire de nouveau ressource pour les acteurs dans des contextes organisationnels qui les affectent.

Partant, il s’agit moins de penser les mouvements qui contribuent à l’affaiblissement du collectif que de saisir les épreuves vécues par les collectifs ainsi que les conditions de maintien ou de recomposition de leur capacité d’agir.

Les transformations socioprofessionnelles et organisationnelles observées sur nos terrains d’analyses, parfois avec des conflits, des crises ou sous injonction managériale, interrogent certes la formation des collectifs de travail mais aussi leur possible délitement.

Nous considérons ici le collectif de travail comme un construit social qui se développe en lien avec les formes structurelles et culturelles de l’organisation, à partir d’une activité organisée qui relie plusieurs collaborateurs dans des relations de travail. Reliée aux régulations hiérarchiques, aux modes de coordination et de coopération, l’existence d’un collectif n’est donc pas prédéterminée, elle est incertaine, tout comme la qualité des liens entre ses membres, ainsi que son opérationnalité. Un collectif peut ne pas exister, être en phase de construction, il peut être en période de crise, en phase de reconstruction, etc.

Le collectif dans le travail (dont les frontières ne sont pas rigides) peut constituer une « ressource » profonde à réhabiliter, à remobiliser, constitutive de lien social et professionnel malgré des dynamiques actuelles fortes d’individualisation du travail. Face à la fragilisation des individus au travail, nous faisons l’hypothèse que le collectif de travail permet de développer des « capacités », d’ordres individuel et collectif, notamment pour les professionnels étudiés ici et qui présentent une expertise et développent une activité d’expert, voire prudentielle (Champy, 2012) ou bien encore une identité de métier et professionnelle forte.

Plus que de collectifs de travail, nous parlerons donc ici de collectifs de métier [3] pour des personnes partageant un « métier » commun, autonomes dans leur travail (de par leurs relations sociales, leurs activités, leurs compétences…), et marqués d’une forte identité de métier (Zarca, 1988) et professionnelle (Sainsaulieu 1977 ; Sainsaulieu et alii, 1995 ; Dubar 1991, 1994, 2000 ; Alter, 2000). Nous préciserons comment le collectif de métier peut être « capacitant » (Ricoeur, 2004 ; Thévenot, 2007 ; Audoux, 2015) pour les individus, et comment ce mouvement de capacitation[4] permet la résolution de tensions. L’encadrement de proximité a une importante fonction de régulation sociale et organisationnelle (Gillet, 2005, 2010), qui s’avère essentielle aux fonctionnements des collectifs de travail. Nous faisons ici l’hypothèse que l’encadrement de proximité participe, à certaines conditions, à la construction de la capacitation des collectifs de travail. Nous examinerons donc les rôles de l’encadrement de proximité dans ces collectifs de travail et de métier, en lien avec des régulations organisationnelles, et plus particulièrement dans quelle mesure ils peuvent être garant d’une régulation facilitatrice de l’autonomie au travail, nécessaire en particulier à l’expert.

I. Des collectifs de métier

Afin de répondre à ces interrogations, nous avons confronté notre problématique à cinq de nos terrains de recherche ou d’intervention au sein de l’administration publique dans des secteurs professionnels divers comme l’inspection du travail, la recherche publique, la surveillance aérienne et au sein d’entreprises publiques et privées, dont plusieurs compagnies aériennes de l’aviation civile et un centre nucléaire de production d’électricité. Nous y avons recueilli et analysé des données à partir de différentes méthodes : entretiens semi-directifs, observations directes, questionnaire, documents.

  • Les inspecteurs du travail d’une unité départementale, auparavant regroupés en sections, en petites unités professionnelles, sont depuis la réforme de l’organisation de 2010 regroupés en pôles sous la responsabilité d’un manager, mais dont le poste est vacant depuis quelques années. Les inspecteurs, en déficit de travail collectif organisé, ont à instruire des situations de protection des travailleurs dans les entreprises dans un contexte de foisonnement règlementaire.
    • Dans le secteur de la recherche publique, un collectif de chercheurs et d’ingénieurs est en charge de diriger une unité de recherche en cours de fusion. Issus de groupes d’appartenance différents, leur objectif est de mettre en place une gouvernance collégiale.
    • Quant aux inspecteurs de la surveillance aérienne, leur activité d’autorisation de vol au sein d’un département de la sécurité aérienne est fortement contrainte par l’organisation en toutes petites équipes, l’individualisation de l’activité par compagnies aériennes, le poids de la normalisation européenne, et les forts enjeux socio-économiques liés au transport aérien.
    • Dans les compagnies aériennes, les collectifs dont il est ici question sont les équipages composés par le PNC-personnel navigant commercial (les agents de bord : hôtesses de l’air, stewards, chefs de cabine). Le PNC a des tâches commerciales (services, produits) et de sûreté-sécurité (avion et passagers) d’une complexité certaine. Le chef de cabine effectue, en plus du travail d’agent de bord, des tâches spécifiques d’encadrement de proximité. La composition de l’équipage est différente à chaque vol et sa taille évolue selon le type d’appareil (avion) affrété. Ce collectif est éphémère, il se caractérise par l’existence de nombreuses règles cadrant ses activités, par des liens forts de coopération et de solidarité et par une capacité à s’adapter à l’imprévu.
    • En Centre Nucléaire de Production d’Electricité, les collectifs analysés se composent de petites équipes stables d’ingénieurs et de techniciens supérieurs de maintenance, spécialisées et intervenant par domaine et matériel techniques. De fortes connaissances techniques et d’importantes règles professionnelles structurent leurs activités.

Dans ces collectifs de métier, les dimensions de socialisation et identitaires sont fortes, liées à des mécanismes de transmission, de reconnaissance, de coopération mais aussi des normes et de valeurs symboliques. Ces collectifs – d’inspecteurs de la sécurité aérienne, de personnel navigant, d’inspecteurs du travail, ou de chercheurs ayant des fonctions de dirigeants, de techniciens ou ingénieurs techniques du nucléaire – répondent tous aux trois paramètres qui caractérisent la logique collective de métier et que sont la complexité du métier à réaliser, la collégialité entre pairs et l’autonomie organisationnelle.

Ces collectifs de métier sont pour la plupart également des collectifs « d’experts » définis par l’exercice d’activités prudentielles. C’est plus particulièrement le cas des inspecteurs de la sécurité aérienne et des inspecteurs du travail qui mobilisent « un mode de connaissance et d’action consistant à prendre en compte la singularité de problèmes ou de situations, leur irréductibilité à des catégories générales et la part d’incertitude qu’ils recèlent » (Champy, 2012).

Dans le rapport au management de ces collectifs prédomine la légitimité d’expertise accordée à l’encadrement de proximité. Aussi, l’encadrement proche de ses équipes par ses compétences d’expert (technique et aussi parfois organisationnel) et qui développe un management participatif est reconnu par le collectif. A contrario, un encadrement de type gestionnaire et directif est peu légitime. Pour ces collectifs de métier, un certain type de management serait « capacitant » : celui qui connaît bien « le métier » et qui se positionne dans l’accompagnement et le soutien, celui qui dynamise, régule et fluidifie l’activité, qui permet l’autonomie professionnelle.

Qu’en est-il des possibles agencements capacitaires dans les collectifs étudiés et comment s’agencent ces différentes capacités ? Quel rôle y joue l’encadrement de proximité ?

II. La capacitation comme dynamique du collectif

Il s’agit moins ici de penser le collectif ou sa fin avec l’individualisation du travail que la dynamique de capacitation qui peut faire émerger ou maintenir le collectif. La capacitation réfère ici à un agencement de capacités entre les différents individus qui donne pouvoir d’agir (Ricoeur, 2004 ; Thévenot, 2007; Audoux, 2015) et que nous transférons au sein de l’univers organisationnel et institutionnel.

Trois registres de capacités sont ainsi appelés à s’articuler :

  • Les capacités d’action propres au métier, dont relève l’autonomie professionnelle, qui sont issues d’une socialisation professionnelle et qui sont mises à l’œuvre dans l’organisation ;
  • La capacité délibérative qui désigne la possibilité organisée de construire des accords par la confrontation des pratiques et des points de vue ;
  • Et enfin, la capacité d’imputabilité qui désigne la capacité d’un individu ou un acteur d’imputer la réalisation d’une action à un autre et donc de lui reconnaitre une capacité d’agir.

L’articulation de ces capacités débouche sur un agencement capacitaire qui permettrait le passage d’un vécu subjectif dans l’expérience du travail et du métier à la composition et à l’expérience du collectif.

En effet, les capacités d’action propres au métier sont mises à l’épreuve dans les différentes situations de travail, sous les pressions de l’organisation et de l’environnement, qui somment les collectifs de se plier à des normes d’efficacité et de performance, de s’adapter à de nouvelles exigences de temporalité et les menacent parfois dans leur autonomie et leur logique professionnelle (Boussard, 2008 ; Champy, 2012). Faire l’expérience de scènes délibératives, où peuvent être confrontées les pratiques professionnelles et exprimées les tensions dans lesquelles les individus sont pris, fait entrer l’individu dans une expérience intersubjective de l’expression voire de la résolution de ces tensions. La composition d’un monde commun qui intègre les désaccords (Habermas, 1992 ; Sennett, 2014) devient possible. La capacité d’imputabilité est quant à elle sommative de toutes les autres capacités et donne toute sa force à la capacité d’agir (Ricoeur, 2004) et à la possibilité du collectif. Cette capacité collective de reconnaître à l’autre ses capacités, par toutes formes d’attestation, constitue le point de passage entre l’engagement subjectif et sa réalisation avec d’autres, entre l’actualisation d’une capacité individuelle et le bénéfice de cette capacité reconnu comme bien collectif (Thévenot, 2007). Une telle liaison constitue un fondement du collectif.

Développer des capacités délibératives et d’imputabilité pour soutenir la capacité d’interprétation et l’autonomie professionnelle

Les inspecteurs du travail ont une mission de protection des salariés dans les entreprises, ils mènent certes des activités de contrôle mais qui oscillent entre prévention et sanction. Dans la plupart des situations de contrôle en effet, ces acteurs n’exercent pas une simple évaluation mécanique des écarts avec la règlementation mais énoncent également un jugement interprétatif qui tient compte du contexte et des situations rencontrées dans l’entreprise au-delà des normes et formalismes règlementaires qui s’imposent à eux. Ces pratiques prudentielles et les dynamiques identitaires qui en résultent (Kaddouri, 2012) sont fortement mises à l’épreuve dans le collectif étudié quelques années après la réforme territoriale de l’organisation (2010) qui a notamment fait disparaître les « sections » en tant qu’unités opérationnelles et managériales. Quelques années plus tard, le collectif ne s’est pas recomposé et ne fait plus ressource pour les inspecteurs, qui se trouvent isolés dans l’exercice d’un jugement interprétatif pourtant à la base de leur activité et sont alors fragilisés dans leur pratique de la justice en entreprise.

Au travers de la constitution d’une instance de cadres associant les inspecteurs à la direction, et de groupes sur des sujets transversaux, a pu s’initier entre eux le réapprentissage de capacités d’échanges et de débat. Ont également commencé d’y émerger des formes d’attestation des capacités des uns et des autres à évaluer les situations et à produire des interprétations qui mobilisent autant l’éthique, la réglementation que le contexte de l’entreprise. L’articulation ré-initiée de ces capacités de métier, de délibération et d’imputation collective a constitué un basculement de la crise vers un état pacifié et a participé de la recomposition du collectif constatée un an plus tard.

Les inspecteurs de la sécurité aérienne élaborent quant à eux des actes qui concernent la sécurité collective des passagers, des personnels navigants ou des aéroports, face à des risques techniques, d’infrastructures, des enjeux de formation ou bien encore de sûreté. Comme pour les inspecteurs du travail, traiter la complexité des situations et les différentes données pour apprécier la conformité, évaluer le risque, faire face aux multiples pressions économiques et politiques et, in fine, accorder l’agrément ou l’autorisation de vol, nécessitent un travail complexe d’interprétation de la part des inspecteurs. Or, dans cette unité où les responsabilités et l’activité de contrôle ont été individualisées, le collectif n’existe plus, et les signes de crise s’accumulent provoquant épuisement professionnel, turn-over et clivages (Uhalde, 2016 ; Audoux, Robert-Tanguy, 2018).

Capaciter le collectif pour soutenir les inspecteurs dans leurs responsabilités devenait central dans cette organisation. Une action sur l’organisation a permis de rendre plus collectifs les portefeuilles d’opérateurs aériens afin de partager davantage la responsabilité sur les opérations d’autorisation de vol. Le but explicite de cette action était bel et bien de reformer des espaces d’échanges et de confrontation pour viser le développement d’une capacité collective d’interprétation et soutenir les capacités de métier, elle visait également à redonner une capacité d’imputabilité entre les inspecteurs et l’encadrement leur permettant de conforter leur identité et leur capacité d’interprétation et de décision.

Quant au personnel navigant commercial, il effectue un travail collectif avec une organisation encadrée par de nombreuses règles de travail, une forte professionnalité, des sociabilités importantes entre les membres d’équipage, l’ensemble étant orchestré par une fonction d’encadrement de proximité (chef de cabine) fédératrice du collectif de travail. Les solidarités et coopérations professionnelles entre les membres de l’équipage, certaines prises de décision collégiales, par exemple en cas d’imprévu ou en cas de risque (social, technique), sont les conditions mêmes de la réalisation du travail en toute sûreté et sécurité.

Développer des capacités délibératives et d’imputabilité pour soutenir la capacité d’apprentissage d’une gouvernance collégiale

Le cas des directeurs d’une unité de recherche fusionnée montre une toute autre tension qui traverse le collectif de chercheurs et d’ingénieurs, chargé de diriger l’unité en cours de fusion et de piloter sa transformation de manière collégiale. Le développement d’une capacité collective de direction relève alors de l’apprentissage de capacités de décision et de capacités délibératives. Or, si l’on sait discuter et faire valoir son point de vue, on ne sait pas nécessairement délibérer collectivement, c’est-à-dire mettre en scène la confrontation des arguments et construire un accord fondé sur cette confrontation. De plus, quand une décision est en discussion ou en cours d’élaboration au sein du collectif, la question qui traverse les responsables est notamment de savoir quel est le collectif qu’il représente et dont il tire identité. Au soupçon qui peut peser entre eux d’agir pour et au nom de leur groupe d’origine, commence à se substituer la reconnaissance d’une capacité à décider et la capacité collective à l’imputer à l’un d’entre eux à l’occasion d’actions réussies. Deux ans plus tard, le collectif a fait l’expérience de la construction collégiale de la décision et devient capable d’élargir ce fonctionnement à d’autres acteurs de l’unité.

L’émergence de capacités d’imputabilité qui mettent les acteurs du collectif en capacité de reconnaître les actions en responsabilité des uns les autres est un support indispensable aux capacités de délibération et d’exercice de la gouvernance. Et c’est de l’agencement de cette triple capacité de décision, de délibération et d’imputation dont dépend un collectif dirigeant capable de collégialité.

On relève également l’existence de capacités délibératives dans les équipes en centrale nucléaire pour soutenir la décision. Au cœur de chaque équipe de techniciens et d’ingénieurs nouvellement constituée du fait d’une nouvelle organisation du travail avec des effectifs réduits, un nouveau binôme chargé de l’encadrement de proximité d’équipes dites « à taille humaine » fait face à une tension – et à un apprentissage collectif – entre le fait de gérer de fortes contraintes de travail (respect des délais de production, des règles), d’anciens fonctionnements hiérarchiques plus directifs, et la nécessité de créer une véritable dynamique de travail collectif menée par des principes de participation et de collégialité, encadrée par un management ‘de proximité’.

La constitution de ces collectifs relève donc de la possibilité de devenir une ressource identitaire pour ses membres et un lieu où faire l’expérience à la fois d’une possibilité délibérative et d’une responsabilité collective attestée.

Les capacités du collectif : ce qu’il rend possible

La dynamique de capacitation pour reconstituer le collectif au travers de l’articulation des trois capacités d’action identifiées plus haut, de métier, de délibération et d’imputabilité, produit des effets de préservation mais aussi d’engagement des individus de ces collectifs.

La juxtaposition dans la même direction de la sécurité aéronautique d’une équipe en crise et d’autres équipes dans lesquelles la responsabilité de l’appréciation des situations de contrôle est assumée collectivement montre la force des ressources apportées par le collectif dans l’épreuve du jugement et de la responsabilité. Dans le transport aérien, la résolution d’une tension entre un agent de bord et un passager peut nécessiter l’avis et l’intervention d’autres membres de l’équipage, y compris le chef de cabine.

En effet, l’exercice du jugement conforté par une interprétation collective de la situation offre une résolution à la tension individuelle vécue par les acteurs et conforte leurs identités individuelles, en préservant leur autonomie professionnelle.

La possibilité de la dispute professionnelle (Clot, 2008, 2010) à propos de normes de jugement en situation ou d’un professionnalisme délibéré (Clot, Gollac, 2017) est bel et bien au cœur de la constitution d’un collectif qui fait ressource pour ses acteurs individuels. Elle préserve des risques provoqués par l’individualisation de la responsabilité ou de l’exercice d’un jugement à fort enjeu social et de forte intensité cognitive et subjective, fragilité qui caractérise particulièrement les activités prudentielles dont relèvent assez largement les collectifs étudiés (Champy, 2012).

En offrant un cadre d’action qui légitime l’action et atteste de la capacité de son auteur, le collectif produit également de l’engagement qui se traduit par une forte implication individuelle et une possible solidarité. Le collectif agit ici comme une source et une ressource identitaires qui permettent de résister aux possibles dérives organisationnelles et à ses déficits ressentis de sens ou de reconnaissance. « Même si la structure manque de reconnaissance à leur égard, l’engagement des collaborateurs ne faiblit pas, c’est remarquable », note le responsable d’une équipe de la sécurité aérienne. La ressource du collectif protège aussi d’une subjectivation excessive de l’individu face à la complexification de l’activité tout en permettant un engagement intense, ainsi qu’en témoigne aussi un personnel navigant : « entre nous on discute beaucoup de nos vies personnelles (…) et on est solidaire quand on travaille ».

Dans ces secteurs où la responsabilité correspond à une épreuve sociale et identitaire en convoquant des ressources subjectives puissantes, faire collectif peut faire rempart à la fragilisation induite par les transformations organisationnelles et constituer une ressource de santé et de sens au travail.

III. Quelle contribution de l’encadrement de proximité à la capacitation du collectif de travail ?

De manière concomitante à ce qui se crée au cœur des interactions entre les membres des collectifs, l’encadrement ou manager de proximité joue un rôle dans le développement capacitaire des collectifs de travail.

Les transformations de l’encadrement de proximité

La mise en place de plus en plus fréquente d’organisations plus intégrées plus proches du terrain, plus près du client ou du produit, a un effet sur l’organisation et le contenu du travail de cette fonction d’encadrement et sur ses rôles au sein des collectifs de travail. De nombreuses organisations ont, par exemple, allégé les structures verticales et renforcé la coordination transversale. Dans ce contexte, l’encadrement de proximité est positionné d’une part encore plus près des collectifs de travail et d’autre part dans une position sociale et stratégique encore plus forte de relais et de démultiplicateur de la stratégie de l’entreprise, voire de la mise en place des changements.

Aux activités plus anciennes de l’encadrement qui sont d’organiser, de planifier, de diriger, se sont ajoutées depuis les années quatre-vingt des activités issues d’un management moderne. De plus, les encadrants de proximité font face à la multiplication et à l’augmentation de leurs activités, avec des activités d’encadrement complexes s’organisant autour de nombreux registres. Par exemple, l’encadrement a une fonction d’accompagnement des membres de l’équipe dans leur développement de compétences et dans leur carrière (évaluation, suivi voire transfert de connaissances ou de compétences). Il participerait ainsi au développement professionnel individuel et du collectif de travail et à la préservation de l’autonomie professionnelle.

Agissant au cœur de la réalisation du travail dans des organisations marquées à la fois par des directives et des hiérarchies, des régulations professionnelles, les managers de proximité[5] tiennent une position d’intermédiaire dans leurs activités quotidiennes, au sein de l’équipe qu’ils encadrent directement et entre plusieurs catégories de personnel, où ils portent des régulations du travail (d’ordre social, organisationnel, technique) voire des rôles de « traduction », ainsi que des rôles importants d’interface (Gillet, 2005, 2010, 2017).

La recherche dans les usines Renault de Durand et al. (1966) avait montré le « rôle compensateur » ou accentuateur des agents de maîtrise, et donc de rééquilibrage des éléments entre lesquels il est placé : la hiérarchie supérieure et le personnel.

Dans cette même logique d’analyse qui tient compte de la contingence des situations de travail, nous avions identifié dans nos précédentes recherches plusieurs figures types socioprofessionnelles et identitaires[6] caractérisant le travail de l’encadrement de proximité (Gillet, 2005, 2010, 2017). Selon les situations rencontrées, ce niveau d’encadrement va compenser diversement les dysfonctionnements sociaux, organisationnels et techniques.

Les situations de travail sont multiformes, complexes ; les liens professionnels et les relations préservées entre l’encadrement et l’équipe de travail sont souvent cruciaux pour la réalisation de l’activité et la capacitation des individus et du collectif professionnel. Les caractéristiques de certaines de ces figures d’encadrement (construites en lien avec l’analyse des organisations du travail et des différentes catégories du personnel – équipes encadrées, encadrement supérieur), sont identifiées comme sources de capacitation pour les collectifs de métier dont on retrouve ici les caractéristiques.

Analyses aujourd’hui

L’encadrement de proximité est essentiel au dynamisme des collectifs de travail, notamment par ses rôles de régulation sociale et d’interface, y compris auprès d’autres collectifs que ces équipes. En contribuant à la résolution des problèmes avec les membres de l’équipe, il participe de l’apprentissage de capacités collectives de délibération, au-delà de « mettre de l’huile dans les rouages » à l’activité quotidienne et de pallier aux dysfonctionnements.

Dans les univers de métier caractérisés par des régulations professionnelles en termes d’activité et de reconnaissance, la légitimité de l’encadrement de proximité tient certes à son expertise mais aussi à sa capacité à assurer une régulation sociale au plus proche du collectif et de l’activité. La délibération et l’imputation constituent des voies importantes d’exercice de cette régulation qui peuvent permettre à l’encadrement d’animer (de « faire vivre ») le collectif, de coordonner et de faire coopérer, de développer compétences et activités mais aussi de motiver, et de préserver la santé. Ces rôles, ou des effets de leur absence, sont observés dans nos terrains d’analyses.

Dans le cas de l’inspection du travail comme de l’inspection aéronautique, le management de proximité s’est comme absenté du collectif qui s’est décomposé. La clôture de ces mondes professionnels sur des expertises non régulées et non délibérées au sein d’un collectif dont un manager pourrait être le garant a constitué un des ingrédients de la crise et d’une individualisation dommageable. Redonner une place à l’encadrement est apparu indispensable pour assurer une régulation sociale qui crée les conditions d’un échange entre experts, protège les personnes dans leur activité prudentielle et soit producteur de collectif.

Le chef de cabine pourra impulser une dynamique positive au collectif au moment de sa création, lors du briefing qui permet de constituer la composition de l’équipage navigant commercial – une équipe éphémère constituée moins d’une heure avant le vol et pour le temps d’un vol. Le chef de cabine devra développer rapidement une capacité à être fédérateur du travail collectif des PNC. Membre lui-même du collectif de travail, ses rôles et activités participent au fonctionnement du collectif de travail, à la régulation des tensions et des dysfonctionnements éventuels, grâce à la coopération et à la solidarité de l’équipage, attitudes nécessaires au travail collectif[7].

Certaines formes d’exercice de l’activité de l’encadrement, observées ici, sont ainsi particulièrement favorables au développement de la capacitation des collectifs de travail caractérisés. Elles relèvent de managers qui développent des rôles forts de régulation sociale et mobilisent leurs qualités humaines et relationnelles (et leur pratique judicieuse de connaissances psychologiques) à travers la disponibilité, l’écoute, qui les rend facilitateurs et motivateurs du travail de l’équipe. Acteurs de la résolution des problèmes, ils privilégient un management participatif qui ouvre la voie à la délibération et à l’imputation. Certains développent moindrement ces capacités relationnelles et de gestion des conflits mais restent cependant, de par leurs activités de gestion et managériales, des acteurs forts (et des référents) de la coordination et de la régulation du travail, du développement des compétences et de l’autonomie, de la mobilisation et de la motivation des personnes, de la dynamique de coopération et de l’ambiance générale au sein de l’équipe.

L’encadrement est ainsi un élément clé, en lien avec les régulations socio-organisationnelles, de la « fabrication » et du maintien des collectifs de travail et des collectifs de métier, participant de par ses actions, à leur capacitation, à leur équilibre voire à leur pérennisation. De par ses activités et à certaines conditions (sociales, organisationnelles…), l’encadrement de proximité est donc une des conditions de création et de développement de capacitation des collectifs de travail.

Conclusion

La capacitation des collectifs de travail constitue une dynamique permettant au collectif de devenir une ressource pour faire face aux multiples tensions qui le traversent. En permettant l’acquisition de capacités individuelles et collectives d’exercice du métier, de délibération et d’imputation, un collectif de travail « capacité » peut devenir une ressource pour ses membres en permettant le partage des connaissances, les régulations de l’activité, la construction d’un sens du travail, la protection de l’autonomie professionnelle, la prise de risque face à l’aléa et l’incertitude. Un tel collectif, et dans ces conditions, permet aux individus de ne pas être isolés, de pouvoir créer des zones d’action dans et en dehors des marges de manœuvre disponibles, d’apporter des références et des moyens de réélaborer les règles en fonction des conflits de but rencontrés (Caroly, Clot, 2004). Le collectif de travail, en tant que « garant du métier » devient aussi une ressource essentielle pour la santé au travail (Quillerou-Grivot, 2011).

C’est par sa participation à la régulation et à la dynamique des collectifs que l’encadrement de proximité contribue à la capacitation des collectifs. L’encadrement de proximité, qui manage des experts et/ou des professionnels autonomes, pour jouer un rôle dans la « capacitation » du collectif métier doit permettre à ces experts de préserver leur autonomie et leur identité professionnelle au travail, tout en préservant les apprentissages collectifs face aux multiples pressions individualisantes ou normalisantes.

Mais « faire » collectif semble coûteux en temps. Le « temps du collectif » est souvent non prévu dans l’activité prescrite (règles et procédures, fiches de poste, formalisation) sauf éventuellement du côté de l’encadrement en termes de coordination ou de management d’équipe. Or, le travail collectif revêt de l’importance au regard d’importants enjeux sociétaux en lien avec des questions de santé, de sûreté et de sécurité. Dans certains secteurs professionnels (secteur médical et soins palliatifs, secteur aérien, secteur nucléaire, etc.), le bon fonctionnement du collectif en lien avec son encadrement est d’autant plus crucial que certaines décisions comportant des enjeux vitaux découlent d’éléments issus du travail en collectif et de co-construction.

La reconnaissance de cet enjeu du collectif comme ressource tant subjective qu’organisationnelle est d’autant plus importante que les conditions de travail laissent de moins en moins d’interstices temporels qui pourraient être dédiés à un « temps pour le collectif » cependant fortement nécessaire aux coordinations et régulations mais aussi au développement des coopérations et des capacités collectives.

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  1. Christine Audoux est sociologue consultante, Lise-Cnam-CNRS. Anne Gillet est sociologue, chercheuse au Lise-Cnam-CNRS.
  2. La subjectivation désigne la convocation dans la sphère professionnelle et la réalisation de l’activité de travail de ressources plus intimes et personnelles du salarié, alors sollicité en tant que personne. Il ne s’agit plus pour lui d’être seulement compétent mais d’engager des ressorts plus subjectifs comme la passion, le désir d’entreprendre, etc.
  3. Nous choisissons ici ce terme. Nous ne pouvons pas débattre ici des différences et spécificités des termes et des notions d’expert, de métier, profession, groupe professionnel, ethos professionnel, pratique prudentielle et de leurs usages.
  4. Une traduction possible est celle de la notion d’empowerment en sciences sociales, qui signifie « développer des capacités », par extension du sens de capacitación en espagnol et de capacitação en portugais.
  5. Selon les organisations, il peut être de statut/catégorie cadre ou agent de maîtrise, pour exercer cette fonction hiérarchique.
  6. Figures construites en particulier à partir des théories sur les identités au travail et les identités professionnelles (Sainsaulieu, Dubar, Alter) et de l’interactionnisme social (Becker, Hughes).
  7. Le tout étant indispensable, notamment, à la sûreté et à la sécurité du transport.


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