Anne-Marie Farmakides[1]
En Grèce, la crise économique de 2008 a dégradé les conditions d’emploi et de travail de manière qui ne semble guère favoriser l’émergence de nouveaux collectifs au travail. La création d’emplois reste anémique et bute sur l’insuffisance d’une demande solvable. Parallèlement, face au démantèlement de l’Etat social, des initiatives multiformes de la société civile ont abouti à la constitution de collectifs pour faire face à la pauvreté et à l’isolement accrus, des réponses à la crise inédites dans le contexte grec, sans financement public, largement fondées sur la gratuité : des collectifs d’entraide et des collectifs d’aide aux plus vulnérables.
Le terme « collectif » servira ici à caractériser cet ensemble d’initiatives : des tentatives de création d’emplois sous forme coopérative, des initiatives d’aide et d’entraide. La volonté de résister et d’agir pousse à se regrouper autour de valeurs partagées, à faire preuve d’un engagement dans la durée et d’efforts concertés, pour réaliser des objectifs communs, que l’action individuelle ne permettrait pas d’atteindre et ce faisant, à créer des activités et des structures productrices de lien social. A eux seuls, ces traits ne déterminent pas le caractère démocratique ou non d’un collectif. En l’occurrence, la volonté de mettre les participants sur pied d’égalité va de pair avec un fonctionnement démocratique, source de cohésion, même s’il n’est pas dénué de conflit et les collectifs évoqués ci-dessous sont de nature démocratique. Ces initiatives n’offrent qu’une illustration partielle de la théorie de Marcel Mauss. Le don et le contre don génèrent du lien social, mais l’inégalité dans la valeur du don ne sert pas à asseoir la différenciation sociale et à légitimer des relations de pouvoir inégalitaires.
I. Quelques repères historiques
Avec le ralentissement de l’activité économique en 2008, l’accumulation de dettes privées en Grèce a provoqué une crise bancaire, elle-même transformée en crise de la dette souveraine, lorsque l’Etat grec a garanti les banques grecques, françaises et allemandes impliquées. Les prêts accordés à la Grèce en 2010 et en 2012 ont servi, à 90%, à renflouer les banques et à assurer le paiement des intérêts de la dette (Toussaint, 2015, p.13). Ils ont permis aux banques de se désengager de leurs dettes privées auprès d’acteurs publics et ce sauvetage des banques a augmenté la dette publique, suffisamment pour servir de justification aux mesures dépressionnaires imposées.
Les « plans d’aide » ont provoqué une chute de 25 % du PIB. La dette publique est passée de 117% du PIB à 180%. Plus de 900 000 emplois ont été détruits. Le taux officiel de chômage a atteint 27,5% en 2013 avant de redescendre à 18,5% début 2019[2]. Une allocation de chômage de 360 € par mois est versée pendant une année seulement, alors que 90% des chômeurs sont de longue durée. 30% de la population s’est retrouvée sous le seuil de pauvreté et sans couverture médicale. Ceci dans un pays avec un état providence rudimentaire, sans RSA, CMU ou logement social.
Dans un pays largement agraire au 19e et au début du 20e siècle, dépourvu de forte tradition associative ou mutualiste, la norme face à la pauvreté endémique était la débrouillardise individuelle et le soutien familial. L’attachement à son lieu de naissance n’était pas nécessairement synonyme de solidarité communautaire. Au moment de la crise de 2008, la société grecque était fortement consumériste, très attachée à l’acquisition de biens de marque et d’équipements dernier cri.
Parmi ceux que la richesse ne met pas à l’abri de la crise, les réactions ont été, schématiquement, de quatre ordres : 1) environ 400 000 jeunes formés ont été contraints au départ, 2) beaucoup de gens appauvris tentent de maintenir leur mode de vie, tout en réduisant leurs dépenses. Isolés faute de moyens, ils ont des loisirs passifs et passent des heures devant leur télévision à regarder les chaînes privées qui alimentent leur sentiment d’insécurité et qui attisent leurs peurs, 3) les mobilisations politiques : grèves, manifestations, émergence et arrivée au pouvoir en 2015 d’un nouveau parti politique, Syriza, n’ont pas infléchi la situation, 4) un mouvement social multiforme est né pour faire face aux effets de la crise : l’incapacité de se nourrir, de payer ses factures et de se soigner.
En 2010, la réduction brutale des revenus et de la protection sociale n’a pas été vécue comme une fatalité mais comme une injustice. Désormais, la société grecque était majoritairement urbaine, plus éduquée et plus connectée. Le téléphone, les mass medias et Internet ont renforcé les capacités de communication, d’organisation, de mise en réseau, les effets de contagion ainsi que la possibilité de bénéficier de soutiens provenant de l’étranger. Le mouvement 15 M en Espagne a connu un prolongement en Grèce avec l’occupation de la place de la Constitution, devant le Parlement à Athènes, ainsi que d’autres places, le printemps et l’été 2011. Nombre d’initiatives qui seront évoquées sont un prolongement de ces occupations.
Solidarité pour tous[3] a recensé 180 à 200 structures auto organisées de solidarité en septembre 2012 et presque 400 au début 2015. Début 2018, le site alternative.gr[4] fait état de plus de 4000 réseaux d’innovation sociale et/ou d’aide ; toutefois le périmètre adopté est plus large, dans la mesure où il inclut environ un millier de coopératives et des acteurs institutionnels, tels les épiceries sociales des mairies, les cantines de l’église et les services d’hôpitaux traitant les non assurés.
II. Des sources provenant d’une participation à un collectif de soutien
À titre personnel, la position d’observatrice face au malheur d’autrui n’est pas tenable, et ces mouvements n’ont pas été abordés comme des objets de recherche. Cependant, il s’est avéré que quelques années de suivi de l’actualité grecque et de participation à un collectif de soutien aux dispensaires sociaux solidaires (DSS) ont fourni des matériaux :
- revue de presse trihebdomadaire du collectif, blogs des groupes et films en ligne illustrant leurs actions : ventes sans intermédiaires, interruption des ventes aux enchères des résidences principales, rebranchements d’électricité, documentaires[5],
- visites et rencontres avec les animateurs de sept DSS[6], de Solidarité pour tous, du City Plaza et des espaces sociaux autogérés Nosotros et Micropolis,
- trois rencontres de trois jours à Thessalonique : sur l’économie des travailleurs, à l’usine autogérée de Viomé, en octobre 2016 et le CoOpen Air Festival en octobre 2018 ont fourni des contacts avec les membres de Viomé et les autres coopératives grecques présentes. La conférence de l’International Association of Health Policy in Europe, en septembre 2017, a aussi été une source d’information,
- dix personnes participant à ces initiatives sont venues en France faire part de leurs expériences lors de manifestations organisées par plusieurs collectifs solidaires français.
III. Possibilités réduites d’émergence de nouveaux collectifs au travail
La possibilité de conclure des accords d’entreprise, moins favorable aux salariés que l’accord de branche, et ce avec des salariés individuels ou en groupe, sans représentant syndical, participe à l’affaiblissement du syndicalisme et de la négociation collective et à l’individualisation et la précarisation du rapport salarial (Kouzis, 2015). Le SMIC net a été diminué de 22 % (à 586 €) et de 32 % pour les moins de 25 ans (à 511 €). Le travail à durée déterminée, le temps partiel et la flexibilisation des horaires progressent et entraînent une diminution supplémentaire des rémunérations. De 2009 à 2015, la fonction publique s’est vue obligée de diminuer ses effectifs de 125 000 personnes (soit 18.2%), dont 15 000 licenciements et d’instaurer des systèmes d’évaluation qui ont soulevé l’opposition parmi les fonctionnaires. Ce contexte global ne favorise guère l’émergence de nouveaux collectifs au travail.
Parallèlement, la création d’emploi butte sur l’absence d’une demande solvable et de financements. Viomé, une des très rares entreprises reprises en autogestion par une partie de ses salariés, est un cas emblématique en Grèce, qui atteste de la difficulté à généraliser ce type de démarche. La création d’emplois sous forme coopérative est plus développée, quoique très en deçà de l’ampleur du problème, principalement dans les services nécessitant de faibles investissements : cafés, bars, formation, soutien technique, commerce, aide à la personne. A titre indicatif, 1053 entités se sont inscrites auprès du Secrétariat de l’économie sociale et solidaire (ESS), au Ministère du Travail, de 2012 à 2017 ; seulement 374 ont rendu un rapport d’activité en 2016 et 609 en 2017. Elles totalisent 1155 « travailleurs » équivalent temps plein. Le chiffre d’affaires est supérieur à 10 000 € pour seulement 40% de ces structures, alors que le Secrétariat de l’ESS estime qu’il faut 12 000 € de chiffre d’affaires pour générer un salaire minimum annuel. Seules 32% d’entre elles ont affiché des bénéfices en 2017 (Secrétariat à l’ESS, 2017, mai 2019).
Ces coopératives à but lucratif ont des effectifs réduits ; ils sont composés essentiellement d’anciens chômeurs. Ce sont des collectifs fermés, composés de ceux qui y travaillent, avec un processus explicite d’entrée. La rémunération repose sur un seuil minimal d’implication applicable à tous les membres.
IV. Une mobilisation inédite de la société civile face à la crise
Les initiatives de la société civile ne disposent pas de financements publics et, à quelques exceptions près, reposent sur la gratuité. Leurs effectifs sont nombreux et hétérogènes : jeunes, actifs, chômeurs, connectés, militants politiques, opposants à la mondialisation, animateurs du mouvement « Je ne paie pas », ainsi que des personnes qui n’étaient pas engagées dans l’action politique jusqu’à présent mais qui éprouvent désormais le besoin « de faire quelque chose ». Selon Solidarité pour tous, les femmes représentent 60 % des effectifs. Bien évidemment, beaucoup se retrouvent dans plusieurs catégories. En se déclarant ouvertes à tous, sans distinction de nationalité, d’ethnie, de religion ou de genre, elles tiennent à distance les partisans d’extrême droite. Ce sont des collectifs ouverts à ceux qui souhaitent participer et cette participation peut être à géométrie variable. Une personne peut moduler son degré d’implication.
Ces initiatives ne se réclament pas de formations politiques, ne serait-ce que pour permettre à des gens d’opinions différentes de coopérer, tout en étant fortement politisés. Leurs déclarations de principes, sur leurs sites, les situent à la gauche de la gauche et prennent position de manière tranchée, pour dénoncer les mesures d’austérité imposées en Grèce et pour appeler à la résistance.
Elles se réclament de la solidarité, en opposition à la charité, ainsi que de l’entraide, du respect mutuel, de « l’auto-organisation », voire de l’autogestion. Elles visent à instaurer une relation égalitaire parmi les participants et une prise de décision consensuelle ou démocratique, en absence d’accord. Elles s’efforcent à faire en sorte que ceux qui sont aidés participent au fonctionnement de la structure. Elles voudraient leur permettre de redevenir acteur et de reprendre leur vie en main, de sortir de l’isolement, contribuer à la constitution du lien social et sortir ou atténuer les relations fondées sur l’argent. Pour beaucoup, il s’agit de faire vivre dès aujourd’hui le type de société qu’ils voudraient voir émerger à l’avenir et ces initiatives constituent aussi un moyen de changer la société et un outil de changement politique. Parmi les militants politiques, l’action sociale concrète réoriente et renouvelle à la fois leurs modalités d’action et leurs objectifs.
De création récente, ces groupes se trouvent confrontés à la nécessité de se doter de règles et passent par un stade d’élaboration, à la fois pour énoncer leurs principes fondamentaux et définir leur mode de fonctionnement. Beaucoup prennent leurs décisions lors assemblées générales (AG) hebdomadaires.
1. Faire ensemble, s’entraider en reconstituant le lien social
Diverses initiatives sont fondées sur l’entraide et visent à « faire ensemble » à la fois pour subvenir à ses besoins alimentaires à moindre coût et pour reconstituer le lien social.
La collecte de denrées alimentaires – à la sortie de supermarchés, auprès de producteurs, en fin de marché, sur les lieux de travail et d’étude – et sa distribution aux plus démunis est sans doute l’activité la plus fréquente et répandue parmi toutes les structures solidaires, notamment les AG et les réseaux solidaires de quartier.
Acheter du riz, des pommes de terre et des lentilles moins cher que dans la grande distribution est devenu une nécessité pour certains. Les mouvements « Sans intermédiaires » regroupent des consommateurs par quartier, pour réaliser des achats en gros, directement auprès des producteurs. Le consommateur dépense moins, les producteurs sont mieux rémunérés que par le biais de la grande distribution et cette démarche favorise les circuits courts et la production locale. Les commandes sont passées préalablement sur les sites des groupes, et tous les quelques mois les producteurs viennent livrer. Début 2015, il y avait 45 groupes, dont 26 à Athènes. Une moyenne de 45 personnes est impliquée par groupe, dont 19 dans le noyau d’animateurs ; 655 consommateurs en moyenne achètent à chaque livraison, provenant d’une moyenne de 23 producteurs (S4All, 2015).
Les règles et les modes opératoires sont à définir par le groupe : le pourcentage des transactions prélevé pour aider les plus démunis (environ 2000 familles à Athènes en 2015), le contrôle de la qualité, décider où mettre la barre dans la préférence donnée aux petits producteurs, se constituer en réseau afin de grouper les commandes, négocier les prix et mutualiser les expériences [7]. Parallèlement, ce mouvement contribue à réhabiliter l’action collective aux yeux des agriculteurs, qui sont incités à se regrouper en coopératives autonomes afin de mieux se défendre.
Début 2015, 21 cuisines solidaires, répertoriées par Solidarité pour tous, visaient à fournir de la nourriture, certaines gratuitement, d’autres à bas prix, tout en faisant des repas un moment de partage et de convivialité. Les configurations varient : soupes cuisinées et distribuées dans des lieux publics fréquentés[8], repas en soutien à des mouvements de grève, aux immigrés et aux réfugiés, repas préparés et pris ensemble. En additionnant les initiatives autogérées, les mairies et les églises proposant de la nourriture gratuite, le site alternative.gr recensait 263 entités en 2018 et 420 en juin 2019, dont presque 200 cantines d’église.
Diverses initiatives citoyennes découlent également de la volonté de (r)établir le lien social, en répondant à des besoins concrets et en proposant des activités relevant de l’éducation, la culture, l’actualité et les loisirs : expositions de photos et de dessins, petites bibliothèque, cours gratuits de langues ou de sport, conférences, rencontres, projections de films, concerts, fêtes, activités pour enfants, soutien scolaire. [9]
2. Se relayer pour venir en aide à des populations en difficulté
Dans les manifestations de solidarité envers les plus vulnérables : personnes dépourvues d’assurance médicale, immigrés, réfugiés, personnes saisies pour dette ou ayant eu leur électricité coupée, l’inégalité de ressources et d’expertise entre les personnes aidées et ceux qui leur viennent en aide est plus marquée. Ici la tendance à se relayer peut être plus prononcée, afin d’additionner ses forces, et l’assemblée générale permet de faire le lien parmi des gens présents à tour de rôle.
Une cinquantaine de dispensaires sociaux solidaires (DSS) ont été créés, sans financement public, par des professionnels de la santé : médecins, dentistes et pharmaciens ainsi que des militants et des habitants du quartier, pour soigner et prescrire des médicaments gratuitement aux personnes dépourvues d’assurance-maladie, soit un tiers environ de la population. Dans les grandes villes, les dispensaires proposent plusieurs spécialités ; les structures plus petites envoient les patients vers des médecins partenaires. La population leur apporte ses médicaments non utilisés et des groupes de soutien à l’étranger envoient également du matériel et de l’argent. En 2015, dans la région d’Athènes chaque DSS comptait une vingtaine à une soixantaine de volontaires, dont une moitié de médecins, sauf le DSS d’Hellinikon qui regroupait environ 230 volontaires et 90 médecins.
Depuis 2016, les non assurés, en situation régulière, ont accès aux hôpitaux publics, mais le problème perdure : la crise a accentué les problèmes de santé, tandis que les hôpitaux publics ont perdu environ 40% de leurs moyens.[10] Le nombre et la fréquentation des DSS ont diminué, mais la demande de médicaments se maintient et les DSS encore en activité continuent, ne sachant pas ce que l’avenir réserve aux soins de santé publics.
Divers groupes proposent des conseils juridiques aux personnes endettées. Le mouvement « Je ne paie pas » intervient chez des particuliers pour rebrancher l’électricité coupée pour cause d’impayés.
Certains dispositifs s’adressent aux immigrés plus particulièrement, telle l’Ecole ouverte des immigrés au Pirée, créée il y a 10 ans et qui propose des cours gratuits en fin de semaine (asmpeiraia.blogspot.gr) ou l’Ecole des immigrés à Athènes créée en 2004 (ksm.gr).
Outre l’aide d’urgence fournie aux réfugiés arrivés massivement en 2015 – 2016, une douzaine de squats, essentiellement dans et aux alentours d’Exarchia, quartier du centre d’Athènes[11], s’efforcent de fournir un hébergement dans la durée, sans disposer de fonds publics. Suite aux élections législatives de juillet 2019 et la victoire de Nouvelle démocratie (droite), le City Plaza, qui logeait environ 400 personnes à la fois dans un hôtel désaffecté, a fermé préventivement en juillet 2019, pour ne pas exposer ses résidents à une évacuation forcée. Six ont été évacués et fermés par la police en un mois, à la fin de l’été 2019, dont la Cinquième école, qui aurait accueilli plus de 16 000 personnes en trois ans[12]. Selon les chiffres disponibles pour trois de ces squats, les femmes et les enfants constituaient les deux tiers des effectifs.
3. Les actions relevant à la fois de la dynamique d’aide et d’entraide
Des manifestations sont organisées régulièrement par « Je ne paie pas », devant les tribunaux et dans les salles d’audience, afin d’empêcher la vente aux enchères de résidences principales saisies pour cause de dette ; elles donnent lieu à des affrontements avec la police. L’impact de ce blocage a incité les autorités à mettre en place des adjudications en ligne. La composition de la population investie dans ces actions a sans doute évoluée : militants de « Je ne paye pas », personnes visées par les saisies et membres d’initiatives solidaires, dans un premier temps ; auxquels s’ajoutent militants syndicaux, membres de partis politiques de la gauche extra parlementaire [13] et avocats maintenant que le risque d’arrestation augmente.
La résistance à l’extraction aurifère s’est développée dans la région de Halkidiki, au nord de la Grèce, aux droits acquis par Eldorado Gold de procéder à l’extraction à ciel ouvert. En 25 ans, il est prévu d’extraire onze fois plus que depuis 2500 ans, sur une faille sismique, en dégageant quantité de substances toxiques qui pollueront et épuiseront les nappes phréatiques. Face au danger d’être privés de leurs ressources en eau potable, des gens de milieux plutôt traditionnels s’organisent en comités de défense et se retrouvent contestataires, pris dans des affrontements parfois violents avec la police et poursuivis en justice. Leur action combine autodéfense communautaire et soutien provenant de l’extérieur, notamment sous forme d’expertise technique. Les projets d’extraction d’hydrocarbures ailleurs en Grèce [14] laissent penser que ce type de mouvement est destiné à s’étendre.
La distinction entre les collectifs d’entraide et d’aide aux plus démunis, qui serait sans doute récusée par les intéressés, permet d’illustrer les dynamiques différentes à l’œuvre. La différence est nette dans certains cas (DSS) ; dans d’autres, elle est atténuée par la contribution des deux dynamiques à la réalisation des objectifs (extractivisme), ou encore par la pluriactivité du collectif (les assemblées de quartier).
V. La stratégie du choc en Grèce : quelques conséquences politiques, économiques, et sociales
En Grèce, la stratégie du choc, énoncée par Naomi Klein, est fréquemment invoquée pour expliquer la situation du pays ; l’usage conscient fait de désastres : cataclysmes naturels, dictatures, crises de la dette, afin d’imposer un programme néolibéral de dérégulation, de privatisation et d’austérité, dans un très bref laps de temps, de manière à anesthésier la capacité de réaction de la population. C’est, sans doute, dans cette optique qu’il faut comprendre la politique actuelle de l’Union européenne (UE) en Grèce. Les politiques d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI), un temps réservées à l’Amérique latine et à l’Afrique, ont été appliquées à des pays européens avant leur adhésion à l’UE et sont désormais appliquées à l’intérieur de la zone euro.
L’asservissement par la dette ne constitue pas pour autant une innovation. De deux prêts destinés à financer la guerre d’indépendance en 1824 et 1825, la Grèce n’a effectivement touché que 47% de la somme qu’elle a dû rembourser. D’un nouvel emprunt en 1833, le pays n’a touché que 20 % de la somme empruntée et le contrôle des trois puissances tutélaires : Royaume uni, France, Russie sur la gouvernance et les comptes publics va durer jusqu’au remboursement 100 ans plus tard (Toussaint 2017).
Sur un plan politique, les îlots de démocratie directe à la base ne compensent pas et ne doivent pas éclipser la situation post-démocratique au sommet, où le gouvernement, le Parlement et les administrations sont dessaisis de tout pouvoir décisionnel et réduits à l’état de chambre d’enregistrement de mesures dictées par l’UE, la Banque centrale européenne et le FMI. Par ailleurs, le gouvernement peut tenter de mettre fin à ces initiatives par la force. Enfin, la crise économique n’a pas donné naissance qu’à des mouvements autogestionnaires : le parti néonazi, Aube dorée, qui en 2009 plafonnait à 0,3 % du vote, a recueilli 7 % des suffrages aux élections législatives de septembre 2015 et a envoyé dix-huit députés au Parlement.
En matière d’économie, les améliorations maintes fois annoncées, tardent à se manifester. L’Union européenne préconise le développement de l’ESS pour créer de l’emploi et favoriser la cohésion sociale et elle finance un plan d’action pour créer un écosystème favorable à l’ESS. A long terme, les rémunérations dégagées augmenteront peut-être ; à plus court terme, le créneau de l’ESS sert également à légitimer des rémunérations nettement inférieures au SMIC et le déclin du salariat en CDI, tout en glorifiant cette situation au nom de l’utilité sociale des nouvelles activités.
Dans une étude sur les pratiques socio-économiques de la résilience, G Pétraki estime que s’investir dans des initiatives solidaires permet de donner un sens à ses actions, renforce le sentiment d’appartenance à une communauté et permet de s’en sortir sur le plan moral, mais ne constitue pas une base suffisante pour rebondir économiquement. (Kampouri et alii, 2017, p23).
Dans la mesure où l’imposition de politiques dépressionnaires se poursuit et la pauvreté s’accentue, la pérennité de ces nouveaux collectifs n’est pas assurée. Or, faute d’une création suffisante d’emplois en Grèce, les retraites, qui constituent parfois le seul revenu régulier de trois générations, continueront à diminuer. Il y a peut-être une limite au-delà de laquelle les conditions matérielles difficiles ne sont plus productrices de cohésion sociale.
Sur le plan social, l’application de politiques économiques néolibérales en Grèce a provoqué l’appauvrissement de larges pans de la population qui n’ont plus les moyens de soutenir un mode de vie individualisé fondé sur l’achat de biens et de loisirs et qui se trouvent exclus, malgré eux, de la société de consommation. L’action collective devient une réponse plus adaptée à leur nouvelle situation. Diverses formes de troc se développent (système d’échange local, banque de temps, bazar ou foire ponctuelle d’échanges), le don et la gratuité s’étendent : qu’il s’agisse d’objets ou de participation bénévole. De sorte que les politiques néolibérales imposées donnent lieu à un mouvement de « démarchandisation ».
Dans un passé pas si éloigné, la solidarité était une relation directe qui s’exerçait entre proches. Sous l’État-providence, elle est devenue plus impersonnelle et consistait à payer ses impôts afin que les pouvoirs publics s’en chargent. Le recul de l’État-providence marque peut-être le retour à des configurations plus directes de solidarité, sans l’intermédiation de services sociaux. Cette participation directe des citoyens reste certes insuffisante face à l’ampleur des besoins, mais les exclus du marché de l’emploi, qui disposent de temps, peuvent y contribuer.
Enfin, il est probable que la réalisation de projets étendus d’extraction de minerais, de gaz et de pétrole ait un impact écologique négatif.
En Grèce, une partie de la société civile s’efforce à réagir, mais ses réactions sont insuffisantes pour renverser la situation. A travers le monde, des mouvements sociaux tentent de faire vivre dès aujourd’hui le type de société qu’ils voudraient voir émerger à l’avenir ; ils visent à la fois à changer la société et envisagent leur action comme un outil de changement politique. Savoir à quel point les mobilisations de la société civile pourront compenser son absence d’influence politique, ou se traduire en influence politique, ou resteront cantonnées aux interstices d’un système ayant confisqué l’essentiel du pouvoir politique et économique, reste une question que l’on peut espérer ouverte et qui est cruciale pour l’avenir d’une vaste majorité.
Sources
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Yannis Youlountas : blog yy.net, août-septembre 2019.
Sites et blogs
L’autre humain, cuisine sociale : oallosanthropos.blogspot.gr ; Archevêché d’Athènes : orthodoxia ; Assemblé populaire de Koukaki – Plaka – Makrygiannis : synelefsi.worldpress.com ; Assemblée ouverte de Pérama : asperamatos.gr ; autogestion.assoc.fr ; Boroumé ; Champ autogéré d’Hellinikon: agroselliniko. blogspot.gr ; Chemins solidaires-mouvement de solidarité et d’auto organisation à Marousi : alldromoi.blogspot.gr ; City Plaza : solidarity2refugees.gr, f/b, twitter : #City Plaza ; Club de solidarité de Koukaki – Plaka : lesxiplakakoukaki.blogspot.gr ; Dispensaire d’Hellinikon : mkiellinikou.org ; Initiative d’Athènes contre l’extraction d’hydrocarbures : ath-stop-mining.blogspot.com ; Je ne paie pas : kinimadenplirono.gr ; dikailogitika.gr ; Ecole du Dimanche des immigrés : ksm.gr, Ecole ouverte des immigrés au Pirée : asmpeiraia.blogspot.gr ; El chef, cuisine collective : elchef.gr ; enallaktikos.gr ; Halkidiki People’s Committees against Gold Mining : soshalkidiki.wordpress.com ; Mairie d’Iliou ; mikropolis.gr ; Mouvement de résistance et de solidarité de Galatsi-Sans intermédiaires : pernoampariza,worldpress.com ; ojalaprojects.com ; pagkaki.org ; Red Kitchen, cuisine sociale : redkitchen-gr.blogspot.gr ; Réseau Saronikos : saronikosnet.gr ; Réseau de solidarité et de résistance à Bournazi : katoikoilofou.blogspot.gr ; Réseau de solidarité de Saint Dimitri « l’action » : praxiallilegiis.blogspot.gr ; Responding Together : Citizens Engagement in Reducing Poverty and Inequalities (site de l’UE) ; Secours populaire ; Solidarité France-Grèce pour la Sante, solidaritefrancogrecque.wordpress.com ; Solidarité pour tous à Nikaia : sfonikaias.blogspot.gr ; time-exchange.gr ; Viomé : viomecoop.com.
- Anne-Marie Farmakides est doctorante en sociologie, Lise-Cnam-CNRS.↵
- Population 2018 : 10 741 165 (ELSTAT), population active : 4 765 900, dont en emploi : 3 894 200, chômeurs : 871 800 (Bank of Greece).↵
- Créée à l’initiative de Syriza pour fournir de l’assistance technique aux initiatives de base et favoriser l’établissement de liens entre elles.↵
- enallaktikos.gr, créé par des journalistes hors mass média.↵
- Anemic cinema : Solidaire ou solitaire, Arte : Des savons pour résister : Une usine grecque autogérée lutte contre la crise, Ph Menut : La tourmente grecque, Y Youlountas : Je lutte donc je suis, Amour et révolution, A Karakasis : Prochain arrêt : Utopia, N Vélissaropoulou : Nous ne vendrons pas notre avenir, Ojalà Projects : Fifth School Squat.↵
- DSS d’Athènes (Iktinou), d’Hellinikon, de Néa Philadelphia, d’Ilion (banlieue d’Athènes), du Pirée (Zosimaton), de Thessalonique, de Viomé.↵
- Réseau de solidarité et de résistance à Bournazi : katoikoitoulofou.blogspot.com.↵
- « L’autre humain » est passé d’une unité produisant 150 à 200 repas quotidiens à une quinzaine d’unités produisant 1500 à 2000 repas quotidiens.↵
- Nosotros (créé en 2005) et K Vox à Athènes, Favela au Pirée, l’espace autogéré de Micropolis et le Quartier général de l’immigré à Thessalonique figurent parmi les espaces sociaux alternatifs.↵
- Le Ministre de la santé fait état d’une diminution de 40 % de l’offre, le DSS d’Hellinikon d’une réduction de 50 %, entre 2009 et 2015, du budget alloué au système national de santé. (Chalier et alii, p 124).↵
- Quartier où, historiquement, se concentrent divers groupes contestataires/libertaires.↵
- Ojalà Projects : Fifth School Squat.↵
- PAME : syndicat communiste, LAE/Unité populaire, issue d’une scission avec Syriza.↵
- En Epire, vers le mont Pinde, au Péloponnèse, dans la mer ionienne et au sud de la Crète.↵