Thomas Coutrot
La condamnation des dirigeants de France Télécom pour « harcèlement moral institutionnel » marque une étape importante dans la jurisprudence qui, depuis plusieurs années, souligne les responsabilités des entreprises quant aux conséquences sanitaires des modes d’organisation du travail. La question est aujourd’hui posée face aux impasses de la « gouvernance actionnariale » : quels pourraient être les grands traits de modes de gouvernance et d’organisation du travail qui soient bénéfiques pour la santé des humains et de la nature ?
Avec le jugement France Télécom de décembre 2019, pour la première fois, les grands patrons d’un groupe du CAC40 ont été condamnés à de la prison ferme pour « harcèlement moral institutionnel ». Mais si le procès est exceptionnel, les agissements jugés le sont-ils vraiment ?
Oui, sans doute, par le projet de faire sortir « par la porte ou par la fenêtre » 20 000 salariés dont une majorité de fonctionnaires. Mais le débat social sur la souffrance au travail – dont les suicides sont la manifestation extrême – dure depuis plus de 20 ans et dépasse largement France Télécom. Il trouve son origine dans la financiarisation des entreprises et des services publics, qui a mis sous pression le travail en multipliant les contraintes de rythme, les procédures, les normes, les objectifs chiffrés, les restructurations et le reporting permanent. Appuyé sur les technologies numériques, le lean management néo-taylorien a favorisé une intensification du travail, un déclin des marges de manœuvre et la perte de sens d’un travail réduit à l’atteinte d’indicateurs quantitatifs – ce qu’Alain Supiot appelle « la gouvernance par les nombres » et David Graeber la « bureaucratisation totale ».
D’après les décideurs, ces évolutions seraient dictées par l’impératif d’efficacité dans un contexte concurrentiel impitoyable. Mais comment juger de l’efficacité des réorganisations en rafale quand elles se succèdent à un rythme qui empêche toute évaluation ? Ce qui est certain en revanche, c’est qu’elles contribuent à déstabiliser les métiers et les collectifs de travail, donc leurs capacités de résistance. Tout aussi certainement, ces réorganisations visent à assurer les actionnaires et investisseurs de l’engagement sans faille des hauts cadres à délivrer les rendements escomptés : la prolifération des indicateurs est censée leur offrir une totale transparence des sources de la performance financière. Celle-ci est plus que jamais la seule boussole qui oriente et les décisions de production et d’investissement, quel qu’en soit le coût écologique.
Les dégâts sanitaires de ce management sont attestés. Le projet, illusoire mais obstiné, du « command & control », étouffe la part créatrice et signifiante de l’activité, autrement dit le travail vivant, cet engagement du corps, de la sensibilité et de l’intelligence nécessaire pour faire face à l’imprévu qui ne manque jamais de survenir. Les changements organisationnels à répétition, le plus souvent imposés sans discussion, sont lourdement pathogènes, comme l’atteste une abondante littérature scientifique. Une étude récente de la Dares[1] montre que parmi les salariés qui connaissent une réorganisation de leur travail, la probabilité de tomber en dépression est multipliée par deux pour ceux – la grande majorité – qui ne sont ni informés ni consultés. Non pas à France Télécom mais sur un échantillon représentatif des salariés en France.
Au plan macrosocial, les dividendes n’ont jamais été aussi élevés, ce qui était le but recherché, mais les inégalités s’accroissent, l’investissement stagne et les gains de productivité tendent vers zéro malgré la tant vantée révolution digitale. Quant à la crise environnementale, elle s’aggrave à une vitesse angoissante. Le compromis social fordiste échangeait la soumission dans le travail contre la promesse de bonheur dans la consommation : il achoppe aujourd’hui sur des limites sanitaires, écologiques et démocratiques. La trajectoire actuelle du capitalisme n’est pas soutenable, et l’on voit les mouvements sociaux se multiplier dans le monde pour la contester.
1. Le management en quête d’alternatives
Face à ces périls les managers ne restent pas inertes. On peut distinguer quatre types de comportement, du plus fréquent au plus rare.
Pour montrer leur bonne volonté et tenter d’éviter un retour de bâton politique, la plupart des entreprises affichent des démarches de responsabilité sociale et environnementale (RSE) et pratiquent des politiques de prévention individuelle des RPS. Sans modifier réellement l’organisation du travail, elles ont réussi à faire refluer quelque peu les violences morales les plus flagrantes, comme le montrent la baisse sensible des comportements hostiles au travail (de 22 % en 2010 à 15 % en 2017) selon la récente enquête Sumer[2].
Deuxième type de réaction, certains dirigeants jugent nécessaire d’aller plus loin en sollicitant l’expertise des salariés sur leur travail réel. Dans le cadre de la « Qualité de vie au travail », ils créent des espaces de discussion sur le travail, où salarié·es et managers peuvent échanger sur les dysfonctionnements et améliorations possibles du cadre existant – Matthieu Detchessahar parle à ce propos « d’entreprise délibérée »[3]. D’une certaine façon, on revient alors à l’esprit japonais du lean management, qui voulait stimuler la participation des travailleurs à la détermination des normes et standards qui vont organiser leur travail. Cela peut aller jusqu’à l’élection « d’opérateurs référents », des sortes de délégués au travail réel, comme dans l’expérimentation menée à Renault Flins sous l’impulsion de l’équipe d’Yves Clot[4].
Troisième attitude, en apparence plus audacieux, ceux qui disent vouloir non pas le rendre plus participatif mais remettre en cause le modèle « command & control » lui-même. Les « entreprises libérées », ou plus sobrement les organisations agiles ou responsabilisantes, prétendent relâcher la pression des scripts, alléger voire supprimer les contrôles, et favoriser le travail en équipes semi-autonomes pour exploiter l’intelligence individuelle et collective des salarié·es. Je reviendrai dans une minute sur le premier bilan qu’on peut tirer de ces expériences.
Enfin, plus radical encore, du moins en théorie – et la théorie c’est très important ! – le quatrième courant regroupe les partisans de « l’entreprise autogouvernée », qui avancent une conception assez profondément renouvelée de l’organisation du travail et de l’entreprise. L’organisation est non plus mécanique mais organique, son design organisationnel et ses opérations courantes résultent d’une délibération permanente, orientée non par le profit mais par une mission sociale-écologique (le profit n’étant qu’un moyen au service de la mission). Frédéric Laloux parle de l’entreprise comme une « forme vivante qui transcende ses parties prenantes, à la poursuite de la raison d’être évolutive qui lui est propre »[5]. Dans l’holacratie de Brian Robertson[6] ou l’entreprise autogouvernée de Frédéric Laloux, les salarié·es disposent d’une très large autonomie de décision, orientée par la mission et fondée sur les informations émises au plus près du terrain par les outils et les objets du travail, les clients et usagers, les collègues et fournisseurs. Les équipes possèdent également un droit de contrôle sur les décisions prises au niveau organisationnel supérieur. En termes marxiens, je dirais que ces modèles organisationnels innovants, à l’inverse du taylorisme, parient sur la subsidiarité et la distribution du pouvoir pour placer le travail mort (les outils, les prescriptions…) au service du travail vivant.
1.1. Trois dimensions de l’autonomie au travail
Bien sûr le mouvement des « entreprises libérées » – je reviens ici sur le troisième des courants managériaux évoqués – ne se fixe ni n’atteint de telles ambitions. Pour le comprendre, il peut être utile de distinguer trois niveaux de l’autonomie au travail. Le premier est l’autonomie opérationnelle : la possibilité de décider comment faire face à l’imprévu pour réaliser une tâche ou un objectif donné. Le second est l’autonomie professionnelle : la possibilité de contribuer à définir la répartition des tâches, l’organisation du travail, la « gestion » comme dit la philosophe Isabelle Ferreras[7]. Le troisième niveau est celui de l’autonomie stratégique (le « gouvernement ») : la possibilité d’influencer les finalités mêmes du travail.
Le lean management a strictement encadré, voire étouffé l’autonomie opérationnelle (que le sociologue américain Robert Karasek[8] appelle « autonomie décisionnelle »). C’est à ce premier niveau que s’intéressent la plupart des expériences actuelles de « libération » ou responsabilisation, le plus souvent sous la forme d’équipes semi-autonomes.
Plus rares sont les expériences qui élargissent l’autonomie professionnelle. On peut citer le cas célèbre du sous-traitant automobile Favi[9], où les équipes d’ouvriers étaient – il faut parler au passé, semble-t-il – vraiment autonomes, puisque responsables aussi bien des embauches et licenciements, des investissements, de la relation-client… Chez la biscuiterie Poult[10], les ouvriers étaient (encore au passé…) fortement incités à s’investir dans l’innovation produit. Mais la gouvernance et la finalité de l’entreprise demeurent intouchées : valoriser le capital des actionnaires, qui peuvent interrompre l’expérience à tout moment, et ne se privent pas de le faire lorsqu’ils le jugent bon.
Enfin, rarissimes sont les cas d’autonomie stratégique : celle-ci suppose en effet une transformation de la gouvernance, qui assure un véritable pouvoir au collectif de travail sur la détermination des objectifs du travail. En théorie, le secteur de l’économie sociale et solidaire pourrait prétendre à cette autonomie stratégique, mais fortement bureaucratisé, il est aujourd’hui peu actif sur ces questions, y compris d’ailleurs en ce qui concerne l’autonomie opérationnelle ou professionnelle. Il faut aller voir du côté de ce qu’on appelle les « coopératives collaboratives » ou des communs, pour trouver des initiatives vraiment novatrices alliant coopération horizontale entre pairs et mission sociétale librement choisie. Il y a un foisonnement de micro-initiatives locales mais aussi des succès à grande échelle comme le mouvement du logiciel libre ou l’association Buurtzorg qui structure désormais les soins à domicile aux Pays-Bas[11].
1.2. L’entreprise libérée : un mouvement social capitaliste
Pour en rester à ces initiatives managériales de « libération » du travail, quelle est leur portée réelle ? « L’entreprise libérée » n’est pas à mes yeux une simple mode médiatique mais un véritable mouvement social au sens défini par Eric Neveu[12], d’une « forme d’action collective concertée en faveur d’une cause ». Les études de cas montrent bien comment les dirigeants – les « leaders libérateurs » – trouvent leur inspiration au sein d’un écosystème de pionniers et d’essayistes porteurs d’un discours convergent sinon cohérent – en France Isaac Getz[13], Jean-François Zobrist[14], Michel Hervé[15]…
Ce mouvement porte le projet de relégitimer l’autorité de direction capitaliste en reformulant son mode d’exercice au niveau de l’activité concrète de travail. Il ne s’agit pas de « libérer le travail » pour qu’il puisse s’autogouverner en accédant à l’autonomie stratégique – l’insistance des auteurs sur le rôle clé des « leaders libérateurs » est explicite à ce propos –, mais de déléguer le maximum de décisions opérationnelles aux salarié·es, tout en réservant autant que possible l’exercice du pouvoir hiérarchique aux décisions stratégiques. En ce sens on peut parler de mouvement social capitaliste.
Deux ouvrages tout récents (Libérer l’entreprise, ça marche ?[16] et Au-delà de l’entreprise libérée[17]) rassemblent des études de cas et indiquent quelques tendances. À partir de l’impulsion du « leader libérateur », l’autonomie opérationnelle – et parfois même professionnelle – est stimulée, le travail devient plus intéressant mais aussi plus intense, le contrôle hiérarchique est affaibli au profit du contrôle des pairs, la performance économique tend souvent à s’améliorer. Mais il n’y a pas trace d’autonomie stratégique, l’autorité morale et symbolique du patron étant au contraire renforcée. Parmi les obstacles à la transformation, les difficultés des managers de proximité à passer en douceur du chef au coach, et dans les grands groupes, la frustration des équipes « responsabilisées » qui se heurtent au fonctionnement inchangé des autres services dont elles dépendent.
1.3. Un projet oxymorique
Ce projet oxymorique de « libération capitaliste » du travail est riche de contradictions fécondes. Rien ne garantit que l’octroi de substantielles marges d’autonomie opérationnelle ne débouche pas sur des demandes d’autonomie professionnelle : après tout, si l’on est habilité à décider comment réagir face à une situation imprévue, pourquoi ne pas questionner les procédures et la division établie du travail, qui souvent empêchent de bien travailler ? En tout cas, au plan statistique, dans les enquêtes sur les conditions de travail, on observe une forte corrélation, même en contrôlant par la profession et le niveau de formation, entre l’autonomie opérationnelle (traiter soi-même les incidents, pouvoir choisir la manière de travailler) et l’autonomie professionnelle (participer à des discussions sur le travail, avoir une influence sur les changements organisationnels). Et si l’on accède à un pouvoir d’agir sur l’organisation au nom de la qualité du travail, cela n’amène-t-il pas logiquement à réfléchir sur ses finalités ?
D’autant que dans la société, la doctrine de la gouvernance actionnariale – ce principe fondateur du néolibéralisme, selon lequel la seule finalité de l’entreprise est de valoriser le capital des actionnaires – a perdu sa légitimité politique. Le rapport Notat-Sénard[18] a proposé en 2018 un nouveau statut juridique pour les « entreprises à mission », même si la loi PACTE n’en a finalement retenu qu’une version insignifiante. Autre symptôme, l’association des grands patrons américains a publié à l’été 2019 une déclaration inédite sur « la finalité de l’entreprise »[19] qui devrait selon eux inclure le bien-être de toutes les parties prenantes. Comment en effet continuer à justifier que le pouvoir de direction des entreprises soit entièrement entre les mains des actionnaires (selon le principe « un dollar, une voix ») quand c’est la norme démocratique qui prévaut en principe dans la sphère publique, alors que l’impact politique et écologique des multinationales dépasse celui de nombreux États ?
Impact politique : on connaît l’influence considérable des lobbies et des médias contrôlés par les grands intérêts capitalistes. On connaît moins l’impact délétère de la standardisation bureaucratique du travail sur la démocratie. Plusieurs études récentes – dont l’une menée par moi-même pour le cas français[20] – montrent comment la perte d’autonomie au travail nourrit l’abstention électorale ou le vote d’extrême-droite. La soumission à l’autorité et aux process bureaucratiques dans le travail mutile les capacités d’autodétermination dans la sphère publique : comme le rappelle Alexis Cukier[21], le grand philosophe américain John Dewey disait : « ce que “démocratie” veut dire est que l’individu doit participer à la détermination des conditions et des objectifs de son propre travail ».
Impact écologique enfin : la destruction de la biosphère trouve son origine dans le travail abstrait, finalisé par le seul profit et déconnecté de ses effets concrets sur le monde. Comme le déclarait récemment le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique »[22] signé par plus de 30 000 étudiants, notamment d’écoles d’ingénieurs, « le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes ». Car les démarches RSE, malgré les ronflantes chartes adoptées depuis 20 ans par la plupart des multinationales, n’ont infléchi que très marginalement les impacts sociaux et écologiques de la production qui continuent d’être terriblement délétères.
2. Libérer le travail pour soigner le monde
Il est donc sans doute temps de prendre acte du caractère politique du travail : ce qui se joue dans les murs de la grande entreprise a désormais des conséquences sociales, sanitaires, écologiques et politiques si décisives que la démocratie ne peut plus rester à sa porte. Bernie Sanders proposait ainsi que les salariés disposent de 20 % du capital et de 45 % des sièges au conseil d’administration, et en France Olivier Favereau[23] et le collège des Bernardins suggèrent d’instaurer la codétermination à 50 % comme en Allemagne. Dans Gouverner le capitalisme[24], Isabelle Ferreras propose quant à elle un projet plus ambitieux, celui du bicamérisme, qui obligerait la chambre du capital à s’accorder avec celle du travail.
On peut cependant s’interroger sur le véritable pouvoir dont disposeraient les administrateurs salariés ou la chambre du travail si les actions restaient liquides sur les marchés financiers. On peut aussi se demander si le bicamérisme ou la codétermination suffiraient à faire prendre en compte le long terme et l’écologie par les patrons et les salariés, enrôlés dans l’engrenage du travail abstrait et de la valorisation du capital. Les attitudes syndicales de déni, fréquentes dans les entreprises polluantes ou dangereuses, sont inquiétantes à cet égard. Peut-être faudrait-il envisager non seulement de redéfinir les missions de l’entreprise, mais d’ouvrir le droit aux associations de riverains et environnementales à participer à la gouvernance des groupes pour être garantes du long terme.
Mais ces réformes, souhaitables, seront de faible portée si elles ne se fondent pas sur une transformation démocratique du travail lui-même, si les salarié·es, en lien avec les destinataires de leur travail, ne disposent pas d’un pouvoir non seulement de délibérer mais de décider sur leur travail.
Dans Critique politique du travail[25], Isabelle Ferreras a montré comment les salarié·es portaient de puissantes attentes de justice démocratique dans les rapports de travail. C’est vrai et important, mais nombre d’ergonomes et de psychologues[26] ou psychodynamiciens[27] du travail soulignent aussi depuis longtemps la centralité, dans l’expérience quotidienne du travail, de l’aspiration des salarié·es au développement de leur travail vivant, à la satisfaction du travail bien fait, à la reconnaissance de son utilité, et par là même à la construction de leur santé. Des syndicalistes[28] ont compris que les conflits sur la qualité du travail peuvent fournir de puissants ressorts à l’action collective. Le syndicat mène alors une enquête avec les salarié·es pour faire émerger une vision commune de cette qualité, et pouvoir l’opposer à la vision managériale, souvent pathogène comme on l’a vu. L’expérience montre que cette démarche permet souvent de reconstruire du collectif au-delà même des divisions statutaires. Dans ce conflit, il serait utile de chercher à s’allier quand c’est possible avec les destinataires volontaires ou involontaires du travail (consommateurs, usagers, riverains…).
Il importe aujourd’hui de penser les innovations institutionnelles qui pourraient soutenir une telle politique du travail vivant[29].
2.1. En finir avec le management pathogène[30]
La loi définit actuellement le harcèlement moral comme des « agissements répétés » caractérisés par leurs effets, sans rien dire de leur nature. Il conviendrait de le préciser et de le clarifier à l’aide des avancées de la jurisprudence et des connaissances scientifiques sur la souffrance au travail, synthétisées par le Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux (« rapport Gollac », 2011). On pourrait préciser que ces « agissements » prohibés sont « notamment, la fixation d’objectifs excessifs ou irréalistes, la prescription d’un travail déqualifiant, les comportements méprisants ou humiliants, la mise à l’écart des collectifs de travail, l’obligation faite de mentir ou de violer l’éthique et la déontologie professionnelles, l’instauration d’un sentiment d’insécurité permanente ». Il conviendrait aussi d’écrire expressément que les cas les plus graves méritent la qualification de « violence psychique » et qu’ils sont donc passibles de la Cour d’assises, ce qui n’est aujourd’hui qu’implicite.
Il importe également de permettre la condamnation des responsables d’entreprise qui ont consenti aux destructions environnementales en violant de façon avérée leurs obligations de prévention, y compris dans des filiales étrangères. La menace de telles sanctions pourrait contribuer à dissuader les actionnaires de fixer des objectifs démesurés de rentabilité, ou à inciter les dirigeants à y résister.
2.2. Redonner vigueur à la prévention
La répression ne suffit certainement pas. Il est nécessaire d’interdire la sous-traitance, les externalisations et le travail temporaire sur tous les sites à risques. Il convient de rendre effectif le droit de retrait des salarié·es en cas de danger grave et imminent, en protégeant réellement les salarié·es contre les représailles disciplinaires. La médecine du travail et l’inspection du travail, aujourd’hui en déshérence, doivent être considérablement renforcées, dans leurs moyens comme dans leur indépendance, dans le privé comme dans le public. Il est temps de reconnaître et d’indemniser les pathologies psychiques liées à l’organisation du travail et du management.
Mais ces réformes n’auront d’effets profonds que si les salarié·es acquièrent la possibilité de s’exprimer sur leur travail et de faire valoir leurs aspirations, directement et par l’intermédiaire de leurs délégués.
2.3. Refonder la représentation du personnel pour les conditions de travail et la santé
La prévention des risques suppose la présence de représentant·es proches du terrain, seul·es en mesure de connaître le travail réel des salarié·es et de faire remonter les informations pertinentes pour la prévention des risques sanitaires et environnementaux. Allant en sens contraire, les ordonnances Macron de septembre 2017 ont supprimé les délégués du personnel et les Comités Hygiène Sécurité Conditions de Travail (CHSCT), sans lesquels le procès France Télécom n’aurait pas été possible.
En sens inverse, dans les secteurs privé comme public, des représentant·es de proximité pourraient être obligatoirement élu·es sur chaque site par l’ensemble des salarié·es contribuant à l’activité (quel que soit leur statut) et former un Comité travail-santé-environnement (CTSE).
Ces comités de proximité disposeraient des mêmes droits que les anciens CHCST (expertise, alerte…), élargis aux questions environnementales. L’intervention légitime de contre-pouvoirs citoyens (associations, experts) dans les CTSE permettrait de rompre le cloisonnement entre l’intérieur et l’extérieur des lieux de travail, au regard des enjeux de santé et d’écologie.
Autre renforcement décisif de leurs attributions : en cas de changement organisationnel ou technologique qu’il estime dangereux pour la santé physique ou mentale des salarié·es ou pour l’environnement, le CTSE pourrait exercer un droit de veto suspensif. Un éventuel désaccord avec l’employeur serait tranché par l’inspection du travail ou le juge des référés.
2.4. Réinventer le droit d’expression des salarié·es sur leur travail
Le droit d’expression collectif des salarié.es sur leur travail, instauré en 1982, n’a pas tenu ses promesses. Il est temps de tirer, enfin, les conclusions de cet échec.
Il convient de reconnaître pleinement ce droit comme un droit des travailleurs, seuls à même de déterminer le lieu d’échange pertinent entre professionnel·les, et donc de confier à leurs élu·es l’organisation des espaces de délibération sur le travail. Les salarié·es disposeront de crédits d’heures et leur libre expression sera garantie par une mise en forme collective et anonyme des avis donnés, sans que les évaluateurs du travail puissent en connaître l’origine individuelle. L’employeur devra apporter des réponses motivées aux propositions émanant des espaces de délibération.
Le procès France Télécom vient couronner 25 ans d’intense débat social sur la souffrance au travail et 25 ans d’inertie législative exception faite de la loi de 2002 sur le harcèlement moral. Il est temps pour les politiques d’inventer les moyens d’enrayer cette mécanique implacable qui abîme les humains, la nature et la démocratie.
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- Ces propositions résument un texte collectif « Après France Télécom: de nouveaux droits pour la santé au travail et l’environnement » signé par plus de 100 chercheur.es et syndicalistes : http://bit.ly/36jfhoG ↵