Conditions d’emploi et de travail dans les métiers techniques du spectacle vivant en Suisse romande : des barrières symboliques entre artistes et artisans ?
Robin Casse[1]
Lors d’un entretien avec Olivier (48 ans, créateur sonore), nous discutons des conditions de travail des métiers techniques du spectacle vivant en Suisse romande. Au lieu de me parler de son propre cas, il aborde plutôt de celui des « techniciens » : « Là, chez les techniciens, y a un truc très dur, je trouve. Les mecs, ils sont à fond mais en même temps, ils ont pas grand-chose… enfin, ils gagnent leur vie et tout mais […] C’est des travailleurs de l’ombre ». Par cette affirmation, Olivier illustre la distance qui le sépare lui, créateur sonore, des « techniciens », à ce sujet des conditions de travail. La référence au travail physique (le « truc très dur »), à l’investissement dont ils font preuve (« ils sont à fond ») et à l’invisibilisation de leurs rôles dans la production des spectacles (« c’est des travailleurs de l’ombre ») sont autant de critères qu’Olivier juge inacceptables, comme du « sale boulot » (Hughes, 1996). Cette anecdote donne à voir comment Olivier se représente les conditions de travail de celles et ceux qu’il considère comme des « techniciens ». Il affirme du même coup une séparation fondamentale entre eux et lui, montrant combien les métiers associés à la technique de spectacle peuvent en fait s’opposer concernant leurs aspirations en termes de conditions de travail.
Les nombreuses recherches portant sur les professions artistiques ont montré combien l’investissement « corps et âme » (Sorignet, 2010) dans la carrière, qui se traduit par la disponibilité permanente (Devetter, 2006 ; Sinigaglia et Sinigaglia-Amadio, 2017), permet de décrire les ressorts de l’engagement des artistes dans leur travail. Parce qu’elles montrent en quoi consiste l’illusio vocationnel (Sapiro, 2007), qui y adhère (Menger, 2009), comment il est rendu nécessaire par la logique entrepreneuriale au principe des carrières artistiques (Menger, 2003 ; Perrenoud et Bois, 2017 ; Schotté, 2018) et les risques associés à de telles carrières (Sorignet, 2004, 2016 ; Perrenoud, 2012), ces recherches caractérisent la complexité de l’inscription de ces professions dans l’espace social.
Toutefois, les mondes de l’art ne se limitent pas aux carrières d’artistes et une partie des métiers relevant des « personnels de renfort » (Becker, 1988) ont été jusqu’à présent laissés dans l’ombre. Parmi ces métiers, les métiers techniques constituent un exemple paradigmatique de la dimension située de l’illusio vocationnel des professions artistiques. L’importante division du travail qui structure les mondes de l’art implique des métiers – et donc des faisceaux de tâches et rôles (Hughes, 1996) – fortement variés qui ne reposent pas forcément sur l’adhésion à l’engagement total et le désintéressement des carrières artistiques.
Par leur diversité, les métiers associés à la technique de spectacle permettent de saisir la variété des modalités d’engagement dans les mondes de l’art. En Suisse romande, ces métiers se distinguent tant par leur contenu que par leur recrutement social et donnent à redécouvrir l’opposition entre artistes et artisans (Becker, 1988). Dans ce texte, nous allons analyser comment cette opposition participe à la divergence de deux espaces professionnels marqués par des nomos et des hiérarchies distinctes (Bourdieu, 1997). D’un côté se trouvent les « artistes de la technique », collaborateur∙rices direct∙es des auteur∙es des spectacles et signataires d’une partie de ces œuvres. De l’autre, les « travailleur∙ses de l’ombre » qui mettent à distance le jeu désintéressé de la reconnaissance artistique. Cette distinction n’est toutefois pas imperméable : des passages permettent des circulations entre ces deux espaces et les carrières qui les composent.
Pour rendre compte de l’ambivalence de la distinction de ces espaces professionnels, notre analyse se base sur les conditions de travail et d’emploi associées à ces métiers. En effet, les travaux portant sur les conditions d’emploi et de travail ont montré comment celles-ci varient en fonction de la place occupée dans la hiérarchie professionnelle et, plus généralement, dans l’espace social (Maruani et Reynaud, 2004 ; Gollac et al., 2014 ; Roux, 2020). Ce développement vise à montrer comment les barrières symboliques entre les différents métiers qui coopèrent pour créer, adapter et monter les dispositifs techniques reposent sur ces conditions d’emploi et de travail.
Pour ce faire, nous nous appuyons sur la typologie des postes qui composent les équipes techniques dans le spectacle vivant contemporain : régisseur∙ses de théâtre et de compagnie, cadres et créateur∙rices techniques. Pour chacun de ces cas, nous analysons les statuts d’emploi et conditions de travail associées à ces postes. Cette approche à double entrée nous permet de distinguer d’une part les postes pluriactifs et ceux salariés fixes, mais aussi d’identifier la place de chacun∙e dans les hiérarchies du collectif de travail. Nous abordons premièrement les postes non-fixes, créateur∙rices techniques et régisseur∙ses de compagnie, en montrant comment ils se rapprochent des professions artistiques en nécessitant une disposition à l’engagement total. Dans le même temps, nous nuançons cette correspondance en décrivant les places de chacun dans le collectif de création, notamment en termes de responsabilités et de rémunérations. Cette description nous permet de caractériser les intérêts distincts de ces deux postes : quand les un∙es jouent pour la reconnaissance de leur « talent » singulier, les autres n’en ont tout simplement pas les armes. Nous nous intéressons ensuite aux postes fixes, qui se caractérisent par la mise à distance du désintéressement et des tâches « artistiques ». Ici également, nous distinguons les postes à responsabilité des postes d’exécution.
1. Démultiplication de soi et engagement total pour des rémunérations inégales : les freelances au service des compagnies
Le champ du spectacle vivant contemporain suisse constitue, comme bien d’autres espaces professionnels artistiques, un exemple typique de « laboratoire de flexibilité » (Menger, 2003). Si la pluriactivité y est favorisée par un contexte national de recours aux temps partiels proportionnellement plus important qu’en France, la part des contrats à temps partiel y est encore plus marquée dans le secteur économique dans lequel se trouvent les mondes de l’art[2]. Qu’en est-il pour les métiers techniques ? Bien qu’il n’existe pas (encore) de données d’ensemble permettant de monter en généralité, mon ethnographie dans plusieurs théâtres m’ont permis de déterminer que deux statuts d’emploi existent pour les engagements des membres des équipes techniques : salariat et indépendance. En pratique, le statut d’indépendant est rarement utilisé[3] et il est possible de distinguer trois types d’usages de ces deux statuts : emploi « au mandat », emploi « à l’appel »[4] et emploi fixe.
La plupart des travailleur∙ses dans les métiers techniques sont des « freelances », c’est-à-dire qu’ils ne disposent pas de contrats fixes à temps plein et sont donc des exemples de la « démultiplication de soi » (Bureau et al., 2009) que l’on retrouve plus systématiquement dans les professions artistiques. Toutefois, durant l’enquête, j’ai pu me rendre compte que le poste exercé peut changer les conditions de « freelance », notamment en termes de temps de travail.
1.1. Créateur∙rice∙s : les « artistes » de la technique
Dans la division du travail technique, le poste de créateur∙rice technique correspond le mieux au rôle artistique. Il consiste à « mettre en valeur » comme me l’exprime Daniel (63 ans, créateur lumière) le propos de l’auteur∙e à la base du projet. Ana (31 ans, créatrice lumière) explique clairement en quoi cela consiste :
« Tu vas être en rapport direct avec le metteur en scène, qui crée son spectacle. Sur la base d’un texte, souvent. Et du coup, il va te… il va dire quelle atmosphère il veut apporter à son objet théâtral. Soit tu fais des propositions, soit il a une idée toute faite et tu vas essayer de… de rentrer dans son univers pour essayer de créer ça. Ou alors tu proposes le tien. »
Concrètement, le travail commence lors de l’engagement par l’auteur∙e du spectacle et est majoritairement réalisé lors des semaines de résidence, qui constituent le moment de répétitions avant la première. Une fois cette création terminée, dans la plupart des cas, un régisseur embauché par la compagnie la reprend pour pouvoir l’« emmener » en tournée. Ce qui signifie qu’une fois la création terminée, les créateur∙rices techniques ont terminé leur travail. Les mandats[5] des créateur∙rices techniques impliquent qu’ils ou elles se plient aux exigences des auteur∙es qui les emploient. Ce poste n’est toutefois pas dénué de pouvoir de prescription. D’une part, en fonction de leur réputation, les créateur∙rices techniques peuvent avoir plus ou moins de libertés dans leur travail. D’autre part, une fois la création finie, les régisseur∙ses de compagnie doivent respecter les indications des créateur∙rices[6].
Les conditions de travail du poste de création technique correspondent à celles des autres membres de l’équipe de création : ils et elles travaillent ensemble à la conception de la pièce, en se rencontrant et en échangeant par mail jusqu’au moment de la résidence de création. Le travail des créateur∙rices techniques comporte donc, comme les artistes, bien souvent une part plus ou moins importante de préparation solitaire et en autonomie, généralement devant un ordinateur[7]. À cette partie solitaire du temps de travail, s’ajoute celle de création en collectif. Les horaires associés à une résidence sont assez variables, en fonction des projets, des auteur∙es et du niveau d’avancement du projet par rapport à la date de la première. À titre d’exemple, lors d’un stage avec Olivier, je l’accompagne durant la résidence de création d’un spectacle d’un metteur en scène reconnu internationalement. Durant ce stage, il se plaint quotidiennement du fait qu’il ait « trop » : le metteur en scène change sans cesse d’avis concernant les temps des différentes séquences qui structurent le spectacle, ce qui nécessite de la part d’Olivier d’adapter sa création sonore plusieurs fois par jour. Il ne peut faire autrement que de noter les changements à effectuer durant les après-midis de répétition et passer ses soirées, une partie de ses nuits et ses matinées sur les nouvelles bandes-sons. Cette intensité du travail caractéristique des périodes de résidence n’est pas la seule cause d’indistinction entre vie professionnelle et personnelle. Pour ces créations, les créateur∙rices peuvent être amené∙es à vivre plusieurs jours par semaine loin de leur famille. C’est ce dont me parle Andreas (48 ans, scénographe) lorsque nous parlons de ses déplacements professionnels :
« Un mauvais mois, avec beaucoup de voyages, j’essaie d’être pas parti plus que trois nuits, quatre nuits hors de Zürich par semaine. […] Et s’il y a beaucoup de voyages, je pars deux fois par semaine, […] les dernières répètes avant la première, j’essaie de ne pas partir plus que pour quatre jours cinq jours par semaine. »
L’engagement dans la création technique suppose donc une disponibilité temporelle au travail (Devetter, 2006) importante et très flexible.
Les créateur∙rices techniques sont embauché∙es « au mandat », c’est-à-dire qu’ils ou elles sont payé∙es pour les quelques mois que durent la création, sans avoir à respecter un temps maximal de travail par semaine ou des temps de vacances. La responsabilisation individuelle qu’implique le statut de « freelance » joue un rôle déterminant dans l’investissement total dans le travail. C’est ce que m’explique Olivier :
« À un moment donné, le moment où je me suis séparé de ma femme, […] j’étais un peu en burn-out […] je dormais plus, j’avais des spasmes, je perdais des kilos… Mais j’étais toujours dans la nécessité de travailler, c’était jamais fini et je bossais, je bossais parce que je me mettais moi-même une pression. Et puis, finalement, cette exigence faisait aussi qu’on m’appelait tout le temps. »
Les conditions d’engagement sont informelles : les créateur·ices techniques sont généralement des connaissances, voire des ami∙es, de leurs employeur∙ses ou des personnes dont ces dernier∙ères connaissent et apprécient le travail. Les créateur∙rices sont donc également soumis au bon vouloir de leurs employeur∙ses et il arrive régulièrement que ces travailleur∙ses soient remplacé∙es sans même s’en rendre compte, comme me l’explique Olivier : « Il suffit que deux-trois [employeur∙ses] se mettent en pause. Quand ils reprennent, ils ont envie de travailler avec quelqu’un d’autre […] Bah moi, du jour au lendemain, je me retrouve un peu… tu vois ? » De la même manière, les salaires ne sont pas réglementés et sont sujets à négociation au moment de l’embauche. Par exemple, Andreas (48 ans, scénographe) ne me donne pas un revenu mensuel précis mais une fourchette de rémunération par création[8]. Celle-ci est assez large puisqu’elle varie entre 6 000 et 25 000 francs suisses[9] selon le budget du spectacle créé. La capacité de négociation des conditions d’emploi varie en fonction de la dotation en capital symbolique de la personne engagée. À l’exemple de Matthias (36 ans, scénographe et éclairagiste) qui, depuis qu’il a été sélectionné pour une bourse de 50 000[10] francs suisses à destination des « jeunes talents émergents », fixe son revenu à 6 000 francs suisses pour une création d’un mois. À cette rémunération financière s’ajoutent les rémunérations symboliques qui participent à assimiler ces créateur∙rices aux artistes et les éloigner des technicien∙nes. La plus évidente est la présence de leurs noms au générique des œuvres mais il en existe d’autres modalités, notamment les prix et bourses. Les exemples d’Andreas et Matthias sont particulièrement parlants étant donné qu’ils ont tous les deux reçus respectivement un prix et une bourse. Enfin, et contrairement aux autres postes évoqués dans ce texte, les créateur∙rices peuvent devenir membres de la Société suisse des auteurs, qui « se charge de percevoir et de répartir les redevances de droits d’auteur pour le compte de ses membres »[11]. Au-delà de ces formes de reconnaissance symbolique, c’est avant tout le style de vie permis par ces postes qui les rend désirables : l’autonomie dans le travail et les rencontres sont reconnues comme des conditions de travail particulièrement plaisantes, comme le précise Olivier :
« Je crois que finalement, j’ai vachement de plaisir à, sur chaque création, me poser la question “qu’est-ce qu’on peut faire ?” […] à rencontrer des nouvelles personnes aussi. […] Moi, je trouve ça hyper stimulant dans la vie. Je sais pas comment retrouver ça en-dehors de ça. […] Gagner ma vie comme ça, c’est un luxe. »
Les postes de créateur∙rices techniques sont donc ceux qui se rapprochent le plus des conditions de travail et d’emploi des artistes. L’engagement total dans l’activité professionnelle est favorisé, d’une part, par l’inévitable pluriactivité et, d’autre part, par la singularisation des ressources permettant de jouer le jeu de la création de biens symboliques. L’existence de distinctions objectives comme leur présence au générique, les prix et les bourses, identifie et rétribue les créateur∙rices techniques en leur nom propre, au même degré que les autres participant∙es des équipes de création. Enfin les mandats pour lesquels ils et elles sont engagé∙es leur donnent un pouvoir de prescription sur les métiers techniques et les placent à distance des tâches purement techniques. C’est justement ce qui différencie ces postes de création technique de ceux de régie de compagnie.
1.2. Régisseur∙ses de compagnie : technicien∙nes freelance entre création et technique
Le rôle des régisseur∙ses de compagnie est d’adapter l’œuvre technique créée par leur homologue créateur∙rice technique (scénographie, création sonore ou lumière) aux contraintes et exigences de chacun des lieux dans lesquels tourne le spectacle pour lequel ils ou elles travaillent. Leur travail se décompose en plusieurs étapes. Premièrement, la transmission de la création entre créateur∙rice et régisseur∙se. Ensuite, le régisseur sonore accompagne la pièce en tournée. Il ajuste donc les équipements techniques aux spécificités des différentes salles. Il se rend, généralement avant le reste de la compagnie, sur chaque lieu de représentation, pour effectuer le montage et surtout la programmation de la régie[12]. Pendant le montage, il donne des indications à son homologue, le régisseur de théâtre[13]. Pendant le spectacle, il gère la coordination des effets techniques avec le déroulé de la pièce sur scène. Une fois les différentes représentations assurées dans un lieu, il participe au démontage du son et se rend, avec l’équipe de la création, dans le lieu de représentation suivant.
Les régisseur∙ses de compagnie travaillent donc, d’une part, pour l’équipe artistique, parce qu’ils sont engagés pour assurer que le dispositif technique corresponde à ce que l’auteur∙e du spectacle en attend et aux propos de l’œuvre. D’autre part, ils collaborent également avec l’équipe du lieu d’accueil qui est là pour assurer la présence du bon équipement et la bonne tenue des montages et démontages. Par cette implication dans les tâches les plus techniques, les régisseur∙ses de compagnie peuvent être concerné∙es par les risques physiques associés[14]. Le mandat de régisseur∙se de compagnie les met donc au service de l’équipe artistique et lui donne un certain pouvoir sur l’équipe technique du lieu qui accueille le spectacle.
Le poste de régisseur∙ses de compagnie se définit par un faisceau de tâches que les autres technicien∙nes n’ont pas à effectuer : la tournée. Pour la durée de celle-ci, les régisseur∙ses de compagnie sont séparé∙es de leur vie « à domicile » et vivent selon un rythme particulièrement intense. C’est ce que David (45 ans, ancien régisseur son de compagnie) m’explique quand nous parlons de son passé de régisseur son d’une compagnie :
« C’est vrai que quand t’alignes dix mois de tournées dans la saison, y a des moments où, je m’en rappelle, on était mais détruit. On rentrait plus à la maison pendant deux mois, t’enchaînes les villes, tu sais plus où t’es. Puis après, c’est une vie de patachon, tu vis la nuit, tu finis le spectacle, tu vas manger, tu bois des coups, tu te réveilles à midi. […] Je me sentais lourd. [Il mime l’obésité.] »
L’engagement dans la vie professionnelle est donc maximal pour les régisseur∙ses de compagnie lorsqu’ils ou elles sont en tournée, ce qui peut avoir des conséquences sur leur vie personnelle, notamment la vie de couple mais aussi la santé psychique et physique des régisseur∙ses, comme nous le montre le témoignage de David.
Comme nous l’avons vu, ce sont les compagnies qui embauchent les régisseur∙ses de compagnie, généralement sur les conseils d’un∙e technicien∙ne de leur réseau. Tout comme les créateur∙rices techniques, les salaires ne sont pas fixes mais le taux horaire considéré comme acceptable par la majorité des professionnel∙les avec qui j’ai travaillé est de 30 francs/heure. Tout comme les créateur∙rices techniques, les régisseur∙ses de compagnie sont parfois amené∙es à négocier leurs salaires en fonction de l’intérêt pour le projet et la dotation de la compagnie. C’est ce que m’explique Ana (31 ans, créatrice et régisseuse lumière) :
« C’est compliqué parce que les compagnies n’ont pas forcément les subventions qu’elles demandent. Moi, je pars toujours du principe que si je fais une création lumière + une régie, c’est 6 500 [francs suisses/mois]. Et puis après, si les compagnies peuvent pas, on négocie. »
Comme nous l’avons vu, le poste de régisseur∙se de compagnie se positionne entre l’équipe artistique de la compagnie l’équipe technique des lieux d’accueil. Cette position détermine également les rétributions symboliques associées à ce poste : si leur nom est généralement au générique, aucune autre forme de distinction objective n’existe pour ce poste, au contraire des créateur∙rices techniques. Cela dit, l’intégration – même partielle – à la compagnie et les voyages permis par les tournées constituent autant de motivations à l’engagement dans la régie de compagnie.
Les postes de travail freelances se caractérisent par la responsabilité qu’ils font peser sur les travailleur∙ses de leurs propres carrières : leurs rémunérations sont fonction du nombre et de la qualité des mandats acceptés. Nous avons pu noter, durant l’enquête, qu’un tel rapport à l’emploi incite bien souvent les travailleur∙ses à « prendre trop » lorsqu’ils et elles entrent sur le marché du travail, pour être sûr∙es de « ne pas manquer ». Cet investissement dans le travail se matérialise, par exemple, par l’incapacité à refuser des propositions ou de prendre des vacances, par peur de passer à côté d’opportunités professionnelles importantes. De telles conditions d’emplois ont pu mener certain∙es à des divorces et à des épisodes d’épuisement professionnel. Pourtant, comme l’illustre parmi d’autres l’exemple d’Olivier, le style de vie auquel donne accès ces postes – la passion faite travail marquée par l’absence de routine, les voyages, les rencontres… – constitue en lui-même la rétribution à tous les sacrifices.
Cela dit, une partie des technicien∙ne∙s – parce qu’ils ou elles n’arrivent pas à faire reconnaitre leur « talent » (Schotté, 2014) – finissent par se lasser des exigences de ce jeu désintéressé et parfois violent. Ces travailleur∙ses-là, bien souvent passé∙es par les postes freelances, réorientent alors leurs aspirations vers un rapport au travail plus « stable » et routinisé qui leur permet d’assurer la frontière entre travail et hors-travail.
2. Hétéronomie et stabilité : le salariat fixe dans la technique
Par définition, les salarié∙es fixes se trouvent à l’opposé des freelances dans le spectre des conditions d’emploi. Comme les auxiliaires, ces travailleur∙ses sont engagé∙es par l’institution qui accueille le spectacle. La taille – et donc le budget – de l’institution employeuse détermine le nombre et le taux d’activité des employé∙es fixes. Si l’on prend trois théâtres lausannois, cette distribution révèle clairement la hiérarchie locale des théâtres. Le théâtre de Vidy, qui est le mieux doté en subventions mais aussi le plus consacré des théâtres locaux, dispose d’un budget de 17 millions de francs suisses[15] pour une équipe technique composée de 56 technicien·nes fixes et 14 « collaborateur·rices occasionnel·les » pour la saison 2018-2019. L’Arsenic, qui se trouve à l’échelle intermédiaire, mobilise un budget de 2,2 millions de francs suisses[16] et emploie 3 techniciens fixes et un nombre indéterminé d’auxiliaires. Enfin, le théâtre Sévelin36, qui est le plus modeste des trois avec 300 000[17] francs suisses de budget, ne compte, en fixe, qu’un directeur technique employé à 50%.
2.1. Régisseur∙ses d’accueil : l’hétéronomie comme coût de la stabilité
La mission des régisseur∙ses d’accueil – ou « babysitter » – consiste à « accueillir » les régisseur∙ses de compagnie pour assurer les montages et démontages des spectacles accueillis. Leur travail implique d’échanger avec leur homologue de la compagnie et de gérer l’équipement du théâtre mis à disposition ainsi que les auxiliaires, s’il y en a.
Ce sont des postes qui existent principalement dans les grands théâtres. Les contrats sont stables, généralement des CDI, et pour la plupart à 80 % ou plein temps, ce qui protège ces technicien∙nes de la précarité qui touche la grande majorité de leurs collègues. La stabilité de ces conditions d’emploi fait l’intérêt principal de ces postes pour les technicien∙nes. C’est le cas de Christophe qui m’explique pourquoi il a arrêté de chercher des mandats de régisseur de compagnie :
« Au bout d’un moment, j’en ai eu marre de la tournée parce que la tournée, c’est bien mais quand t’as 25 ans, 26 ans, 27 ans, 30 ans un peu moins […] 2004 [il a alors 33 ans] ça commence à me faire chier la tournée. […] j’ai repris des trucs fixes et j’en avais marre d’être dans les hôtels. »
Ce rôle se traduit également par des conditions de travail qui les placent à l’intermédiaire de plusieurs autres membres du collectif de travail. D’un côté, ils ont la responsabilité des auxiliaires[18] et disposent d’un certain pouvoir de décision : ils décident de l’équipement qu’ils utilisent pour le spectacle et la manière dont celui-ci va être monté. Cela dit, leur rôle est également composé de tâches techniques et physiques considérées comme subalternes lorsqu’ils participent aux montages et démontages des spectacles. Ces tâches sont bien souvent considérées comme du « sale boulot » (Hughes, 1996), notamment parce qu’elles participent à la pénibilité physique du travail. Toutefois, les années d’expériences et le fait d’être embauchés en fixe dans des théâtres bien dotés participe néanmoins à limiter l’intensité du rythme de travail et favoriser les « bons gestes », c’est-à-dire ceux qui préservent le capital corporel (Crasset, 2017) au quotidien. Par exemple, lors d’un stage auprès de régisseurs d’accueil, je participe au montage du plan feux d’un spectacle. On me demande de déplacer une vingtaine de projecteurs découpes 1kW de marque Robert Julia[19], pesant 13kg chacun. Plein d’enthousiasme, je prends les découpes deux par deux quand l’un des techniciens me conseille de n’en prendre qu’une à la fois « pour pas te casser le dos ». Je lui demande alors si ce sont des problèmes qu’il a et il me répond, en rigolant, que c’est le cas.
L’hétéronomie du rôle des régisseur∙ses d’accueil s’observe également dans leurs rapports aux cadres techniques et aux régisseur∙ses de compagnie. Les cadres décident de leurs horaires, des projets sur lesquels ils travaillent et contrôlent les moyens – techniques ou humains – que les régisseurs mettent en œuvre pour les montages dont ils ont la charge. C’est ce que me précise Aurélien (25 ans, régisseur-créateur lumière freelance), il me précise qu’il « faut toujours passer par le directeur technique, si t’as une demande. […] Si tu veux que demain, il y ait trois personnes pour faire le montage, bah tu passes par le directeur technique. » Le pouvoir des cadres sur les régisseur∙ses peut compliquer les conditions de travail. C’est ce que Stéphane (47 ans, régisseur d’accueil lumière) m’exprime quand il me parle de ses rapports à son supérieur : « Nos chefs de service, c’est des chefs plannings. Même le directeur technique, il fait rien d’autre que de contrôler les plannings. […] Y a des gens qui n’y connaissent rien au métier et qui veulent tout gérer et ça fout tout le monde dans la merde. »
Ce témoignage, Stéphane me le fait lorsqu’il me parle d’un différend qui l’oppose à son supérieur : quelques semaines auparavant, ce dernier a changé ses horaires de travail sans le prévenir par mail et Stéphane n’a pas vérifié son emploi du temps professionnel – que remplit son supérieur – pensant qu’il était en congé à ce moment-là, ce qui lui a valu un avertissement du directeur technique. Ce cas montre toute l’importance de la séparation effectuée entre vie professionnelle et vie personnelle pour les régisseur∙ses d’accueil. On l’a vu, c’est la stabilisation des temps – et lieux – de travail qui favorise la qualité de cette distinction entre travail et hors-travail.
Associées à ces conditions de travail hétéronomes, les rémunérations des régisseur∙ses d’accueil sont stables et comprennent cinq semaines de congés payés par an. Un∙e régisseur∙se sans ancienneté gagne 4 800 francs/mois nets pour des semaines de 40h[20], ce qui équivaut à 30 francs/h. De plus, leurs noms n’apparaissent pas non plus au générique des spectacles. Toutefois, ils sont généralement amenés à échanger avec les membres de la compagnie et jouent un rôle dans la définition de l’équipement utilisé et des montages et démontages. Cette participation participe au sentiment de faire partie de l’équipe et favorise la « fierté » de l’artisan ayant rendu possible le spectacle.
2.2. Cadres techniques de théâtre : la responsabilité des managers de la technique
La mission des cadres d’équipe technique vise à préparer les conditions de venue des spectacles pour la saison à venir, la gestion de l’équipement et de l’équipe technique. Les cadres techniques sont généralement d’ancien∙nes régisseur∙ses qui ont accumulé de l’expérience à la fois en compagnie et dans des théâtres et disposent d’un important réseau et une réputation au niveau local. L’accès à ce poste constitue souvent une promotion après plusieurs années en tant que régisseur∙se dans le même théâtre et s’inscrit dans un rapport relativement routinisé au travail de création de spectacles.
Les cadres se positionnent dans le collectif entre leurs supérieurs, les directeur∙rices de théâtre, et les régisseur∙ses et potentiel∙les auxiliaires dont ils sont les supérieurs. Le rôle de cadre correspond donc à un poste de manager dont l’essentiel du travail n’est plus technique. C’est ce que me dit Philippe (59 ans, directeur technique) quand il me parle de ces « tâches administratives » : « Je suis plus jamais sur les plateaux, très rarement. » Ce rôle implique également une temporalité du faisceau de tâches plus étendu que celui des régisseur∙ses d’accueil. Philippe parle de « prospection […] sur l’avenir, avec l’équipe de direction […] des études de faisabilité » sur lesquelles il intervient généralement une saison voire deux avant la première. Les cadres, par leur expertise technique, jouent donc un rôle dans le travail d’intermédiation effectué par les directions d’institutions culturelles (Lizé, 2016).
Cette position implique néanmoins une certaine hétéronomie qui peut fortement peser sur la qualité de vie au travail. C’est ce que m’explique Peter (60 ans, responsable d’atelier de construction) quand il me parle des injonctions paradoxales auxquelles il doit faire face :
« Souvent, on te présente un truc, y a pas tout ce qu’il faut. […] En plus, y a pas seulement les décors, y a toutes les normes de sécurité à respecter. En charge, en suspension, machin… normes incendie, trucs anti-inflammables, etc. Alors voilà, ils te disent “tu fais ça comme ça, je veux ça”. Et puis, en fait, le matériel que je vais utiliser, je peux pas l’utiliser parce que c’est interdit […] Ça brûle, ça fume, ça goûte, on doit pas l’utiliser. »
Garant du respect des normes de sécurité, ce qui l’amène à s’opposer à certains scénographes ou metteurs en scène, il est néanmoins rarement soutenu par ses supérieurs hiérarchiques : « C’est le décorateur, le scénographe, mais qui est poussé par le metteur en scène et puis, derrière, la direction qui dit “bah non faut faire comme il dit”. »
Comme pour l’ensemble des professionnel∙les du spectacle vivant, l’activité des cadres varie en fonction des temps forts de la saison : festivals, créations… Les périodes de forte activité peuvent alors peser fortement sur la qualité de la frontière travail / hors-travail. C’est ce que m’explique Peter :
« Moi, je travaillais la nuit, dans le lit. Je pouvais pas dormir parce que j’avais un problème à résoudre, je savais pas comment faire ça pour que ça tienne. Ou la nuit, je me réveillais… comme j’avais trouvé un truc, j’avais un bloc à côté du lit, je notais. C’était tous les jours. Tous les jours. Et souvent, j’étais couché, j’avais les yeux fermés. Et je pensais comme au théâtre, j’avais des images qui défilaient, j’avais des idées, je poursuivais une idée “si je fais ça, je dois faire comment pour là ?”, toutes les solutions. »
Ces périodes de surcharge de travail vécues par Peter illustrent l’hétéronomie qui caractérise les postes de cadres : bien que manager∙euses, ils et elles doivent répondre présent∙es aux injonctions de leur direction. Salarié∙es fixes à responsabilité, leur poste reste néanmoins subordonné aux véritables gate-keepers du champ : les directeur∙rices des institutions culturelles. Ce qui rend cette intensité au travail particulièrement problématique vient du manque d’adhésion des salarié∙es fixes à l’engagement total propre à l’illusio vocationnel artistique. Lorsque je demande à Manuel (33 ans, cadre technique) ce que lui a apporté la promotion qui l’a amené cadre dans son théâtre :
« J’arrivais à 30 ans, j’ai trouvé une femme qui me correspond, j’ai envie de construire quelque chose avec elle, une famille […] je suis devenu [cadre], je travaille du lundi au vendredi, avec un horaire hyper-régulier, avec un meilleur salaire, avec tout ça. […] Je sais pas si je serais encore avec [ma femme] si j’avais pas eu cette stabilité. »
Durant cet entretien, Manuel montre à la fois une certaine fierté d’avoir été choisi pour cette promotion, il est l’un des plus jeunes cadres que je connaisse, mais également une forte satisfaction des avantages associés à sa position : contrairement aux régisseur∙ses d’accueil, il dispose de ses week-ends et gagne près de 2 000 francs de plus par mois.
Les conditions de travail des cadres techniques sont donc celles qui semblent les plus intéressantes. Les cadres disposent d’une plus grande stabilité dans leurs horaires de travail que les régisseur∙ses d’accueil et leurs salaires sont plus élevés[21]. Les modalités de recrutement ne sont pas réglementé∙es : certain∙es « suivent » leurs employeur∙ses tout au long de leur carrière tandis que d’autres sont recruté·es suite à une offre d’emploi. Le recrutement en tant que cadre technique est également une forme de reconnaissance symbolique de la réputation d’un∙e travailleur∙se, comme en témoigne Manuel : « J’avais même pas 30 ans et on me propose de devenir responsable dans une des plus grosses structures de Suisse. J’étais là “wow putain !” ». Il offre aussi la possibilité de diriger une équipe technique, comme me l’explique David : « Tu peux donner des directions au service, de manière… voilà, parce que c’est toi qui choisis. J’essaie d’amener des trucs. »
Conclusion et discussion
Dans ce texte, nous avons montré comment les conditions d’emploi et de travail révèlent des modalités d’engagement dans le travail distinctes selon les postes impliqués dans la technique de spectacle en Suisse romande. Par cette analyse, nous avons cherché à définir les barrières symboliques qui structurent les collectifs de travail technique et distinguent les motivations qui caractérisent ces différents postes.
En nous intéressant aux postes « freelances », nous avons pu noter que l’importance de l’investissement dans la carrière est favorisée par la « démultiplication de soi » (Bureau et al., 2009) requise par ces postes à mandats multiples. Les individus qui font leur carrière dans ces postes valorisent l’absence de routine au travail, les multiples rencontres et la participation à la création et l’adaptation d’un spectacle. Cela dit, dans ces mondes de production de biens symboliques, la distinction entre « créer » et « adapter » un spectacle est déterminante. C’est pourquoi les mandats de régisseur∙ses de compagnie et de créateur∙rices techniques nécessitent des savoirs et savoir-faire – ou « capitaux spécifiques » (Mauger, 2006) – distincts qui semblent montrer des inscriptions dans des espaces professionnels différenciés. Nous avons montré que seul le travail des créateur∙rices techniques peut être l’objet de marques de reconnaissance objectives tout en disposant d’un droit de regard sur le travail des régisseur∙ses de compagnie. Par l’existence de prix et bourses et la reconnaissance de leur travail comme œuvre d’art, les créateur∙rices techniques rejoignent l’engagement « corps et âme » des professions artistiques dans la course à la reconnaissance de leur « grandeur » (Schotté, 2018). Au contraire, les régisseur∙ses de compagnie, par leur rapport à la technique et l’inexistence d’outils de reconnaissance symbolique, se rapprochent des « travailleur∙ses de l’ombre », celles et ceux qui ne sont pas visibles aux yeux du public.
Ces postes invisibilisés sont ceux qui sont salariés fixes par les institutions culturelles accueillant les spectacles. Nous avons montré que l’engagement dans ces postes relève de la recherche d’une stabilisation des temps professionnels pour favoriser une stricte frontière entre vie personnelle et professionnelle. C’est pourquoi les régisseur∙ses d’accueil sont généralement des technicien∙nes qui se trouvent dans une seconde partie de leur carrière (Bataille et al., 2019) et ont déjà travaillé en tant que régisseur∙ses de compagnie ou créateur∙rices techniques. L’évolution des aspirations professionnelles, généralement associée à la mise en couple ou la parentalité, participe à la valorisation d’un rapport plus routinisé au travail et l’acceptation d’un moindre pouvoir de décision concernant la forme finale de l’œuvre. Toutefois, ces postes ne sont pas dépourvus d’intérêts pour les technicien∙nes puisqu’ils donnent la possibilité de « grader », c’est-à-dire d’être promu∙e comme cadre technique d’un théâtre. Les postes de cadres correspondent à des mandats de managers des régisseur∙ses d’accueil. Ils se distinguent donc de ces derniers par des faisceaux de tâches qui ne sont plus essentiellement techniques – voire plus du tout, en fonction de l’existence ou non d’échelons intermédiaires dans la hiérarchie de l’équipe technique –, une expertise permettant d’entrer dans le travail de préparation de la saison et, donc, un pouvoir de décision et de prescription sur les régisseur∙ses d’accueil. Parce que les cadres sont « responsables » de la gestion de leur équipe technique, ils sont mieux payés que les régisseur∙ses qu’ils managent et peuvent être reconnu∙es pour la qualité de leur gestion d’équipe. Cela dit, ils peuvent également être amenés à devoir faire face à des surcharges de travail nécessitant une certaine adhésion à un investissement dans le travail parfois similaire à ce que l’on peut observer dans les postes freelances. Ce dernier point révèle l’ambivalence des modalités d’engagement dans le travail ou, autrement dit, la limite d’une analyse des postes sans considération pour les propriétés – sous formes de dispositions et dotations en capitaux – des personnes qui occupent ces postes.
L’approche typologique qui a été choisie ici ne permet en effet pas de rendre compte de la pluralité des « cultures de métier » (Perrenoud et Sainsaulieu, 2018) qui existent pour des mêmes postes d’une part, et de l’effet des évolutions et luttes dans les espaces professionnels investigués sur ces postes d’autre part. L’analyse des trajectoires des individus est nécessaire pour décrire et comprendre les navigations de ces derniers entre les différents postes. Cette approche longitudinale permettrait d’identifier comment les instances de socialisation primaire et secondaire s’« emboitent » (Darmon, 2006) par le biais de la modalité d’entrée dans la carrière et l’apprentissage du métier via les différents mandats obtenus au fur et à mesure du parcours professionnel. Une telle analyse dispositionnelle aurait l’intérêt de dessiner l’espace des trajectoires et les prises de position qui leur sont associées (Bourdieu, 1992) et donnerait les outils analytiques pour affiner les résultats de ce texte. Par conséquent, si nous avons ici présenté les hiérarchies qui différencient les postes, nous n’avons pas pu montrer ce que ces hiérarchies doivent aux contextes dans lesquels elles existent. Ces contextes se divisent en deux ensembles. Le premier, plus pratique, correspond à l’influence de la « taille » – ou plus précisément à la position dans le champ – de l’institution sur le rôle et le faisceau de tâches de chacun des postes qu’elle emploie. Le second, plus large, correspond à l’état historiquement situé du champ dans lequel se déroule l’enquête : les métiers techniques du spectacle vivant en Suisse romande sont touchés par des processus de numérisation et de professionnalisation qui transforment les cultures de métier.
Bibliographie
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- Université de Lausanne.↵
- http://bit.ly/3pnUY0I ↵
- Sur les trente-huit personnes interviewées, seules deux sont indépendantes.↵
- Deux précisions : 1) le salariat non-fixe (c’est-à-dire toutes les modalités sauf la dernière) entre dans la catégorie indigène du « freelance ». Il est donc possible d’être indépendant et salarié à temps partiel. 2) Ici, par souci de concision, nous ne développons pas en quoi consiste le poste d’auxiliaire, qui constitue le seul poste salarié « à l’appel ».↵
- À chaque fois que nous utilisons ce terme, nous faisons référence à la notion de Hughes : « les professions établies, plus encore peut-être que tout autre type de métier, revendiquent un mandat légal, moral et intellectuel [pour] prétendre indiquer à la société ce qui, dans tel domaine de l’existence, est bon et juste pour l’individu et la société. » (Hughes, 1996, p. 100).↵
- En effet, les régisseur∙ses de compagnie ne peuvent altérer l’œuvre produite que si l’auteur∙e de la pièce (qui est donc l’employeur∙se des créateur∙rices techniques et juge de paix pour l’ensemble des décisions du projet) le lui demande.↵
- Par exemple, les créateur·ices sonores semblent être celles et ceux qui sont le plus amené∙es à travailler en autonomie, parce que les home studios le permettent. Au contraire, la création lumière nécessite une co-présence de l’éclairagiste et des interprètes. Toutefois, l’évolution des simulateurs informatiques de lightdesign permet la programmation de simulation sur ordinateur et donc la préparation à distance de la création lumière. Exemple : https://bit.ly/3ceSq19 ↵
- Il est difficile de ne pas y voir l’intérêt au désintéressement constitutif de l’ethos artistique avant-gardiste (Bourdieu, 1992).↵
- Soit environ 5 600 euros et 23 300 euros.↵
- Approximativement, 47 000 euros.↵
- Voir : https://bit.ly/39m6hkq ↵
- Une fois l’équipement placé, les régisseurs s’occupent de « régler » le son ou la lumière. Il s’agit premièrement de « patcher », c’est-à-dire d’apparier les haut-parleurs ou projecteurs et de les faire correspondre aux pistes ou canaux de la console. Ensuite, il est question, pour les « sondier∙ères » de régler les niveaux de sortie des haut-parleurs puis de les « spatialiser » et de les égaliser. Pour les « lighteux∙ses », il s’agit de « pointer », c’est-à-dire régler la direction, l’intensité et la couleur de chaque projecteur.↵
- Comme nous allons le voir plus loin, les régisseur∙ses d’accueil ont pour rôle de faciliter le travail des régisseur∙ses de compagnie.↵
- Nous développerons ce que sont ces risques physiques dans la section dédiée aux régisseur∙ses d’accueil.↵
- Environ 15 850 000 euros.↵
- Environ 2 050 000 euros.↵
- Environ 280 000 euros.↵
- Comme précisé plus haut, nous n’intégrons pas ce poste à l’analyse. Pour le définir rapidement, il s’agit de tou∙tes les technicien∙nes qui sont engagé∙es à l’appel par un théâtre pour le montage et démontage d’un spectacle. Il s’agit généralement de postes occupés par des travailleur∙ses qui ne sont pas encore bien intégré∙es au marché du travail local.↵
- Voir : https://bit.ly/3t3TCKY↵
- La durée moyenne de travail hebdomadaire en Suisse est de 41,2 heures. Voir : http://bit.ly/2M0FP7l ↵
- Le salaire minimum pour un cadre que j’ai pu voir était légèrement supérieur à 6 000 francs/mois net (5 816 euros), avec un treizième mois. Le salaire de cadres le plus élevé dont j’ai connaissance, pour des cadres techniques, est de 12 000 francs suisses/mois (11 216 euros) sur 13 mois.↵