La démocratie en entreprise au centre de luttes de définition et de conflits de légitimité
Anne Catherine Wagner[1]
La participation au travail est chargée d’un sens ambivalent. Cette notion polémique recouvre aussi bien l‘enjeu, du côté patronal, de mobiliser plus efficacement la force de travail que la revendication, du côté salarial, d’un contrôle ouvrier sur l’entreprise (Béroud, 2013). Dans les années 1960, le sens politique des mesures gaullistes est explicite : la participation aux bénéfices de l’entreprise doit faire contrepoids à l’idéologie de la lutte des classes (Hatzfeld, 2011). En revanche, les possibilités de participation des salariés au gouvernement des entreprises restent limitées. Les dispositifs mis en place pour associer les salariés aux décisions, depuis les lois Auroux jusqu’aux innovations plus récentes des entreprises libérées ou agiles rencontrent deux limites. D’une part, ils restent cantonnés dans le cadre fixé par ceux qui apportent le capital qui restent décisionnaires : il n’y a pas de véritable partage du pouvoir (Ferreras, 2012). D’autre part ces dispositifs se réduisent souvent à un outil managérial destiné à accroitre la productivité et à générer un profit qui échappe, lui, au salariat.
Les Scop (sociétés coopératives et participatives) semblent échapper, par leur statut, à ces deux ensembles de critiques. Ces entreprises appartiennent en effet à leurs salariés, qui sont associés de droit aux décisions et élisent leurs administrateurs et dirigeants. Ils sont aussi les principaux bénéficiaires des profits[2]. Les Scop sont ainsi des outils d’observation privilégiés de la « démocratie d’entreprise ».
Comment les salariés se saisissent-ils de ces dispositifs ? Ces questions soulèvent celle des conditions effectives d’appropriation de son entreprise et de son travail. Les coopérateurs possèdent leur entreprise au sens juridique et économique ; dans quelle mesure se sont-ils approprié cette propriété ?
Le concept de démocratie, importé du registre politique, prescriptif autant que descriptif, ne se transpose pas aisément dans le monde du travail. La définition de cette « démocratie industrielle » qui serait « socialement légitime, théoriquement concevable et politiquement nécessaire » (Cukier, 2017), est un enjeu de lutte entre des acteurs aux intérêts divergents. Ses effets eux-mêmes sont ambivalents. Dans quelle mesure la participation des travailleurs transforme-t-elle effectivement l’organisation du travail et les finalités de la production ? En d’autres mots, comment s’articulent division sociale et division technique du travail ?
Pour répondre à ces questions, une enquête a été menée auprès de plusieurs Scop qui ont interprété de façon contrastée les exigences liées au statut coopératif. Les deux premières, d’une cinquantaine de salariés, ont été reprises en coopératives après avoir été la propriété de grands groupes internationaux : Scop-Ti[3], coopérative militante qui produit des thés et infusions, résulte d’une longue lutte des salariés de Fralib contre le groupe Unilever qui voulait fermer l’usine située près de Marseille ; Isolec, qui produit des isolateurs pour la distribution électrique dans la Drôme, est aussi issue, il y a une quinzaine d’années, d’une reprise en Scop mais les syndicats y ont aujourd’hui disparu. La troisième entreprise enquêtée n’est pas une PME et a connu un développement important de ses activités en dehors des frontières : Cablor, qui fabrique des câbles, fils et tubes, emploie plus de 1 000 salariés, principalement ouvriers, dans ses six usines situées dans l’ouest de la France et presque autant dans ses filiales étrangères. Les monographies auprès de ces trois Scop ont été complétées par des entretiens et questionnaires auprès d’autres coopérateurs, notamment des dirigeants ou futurs dirigeants de Scop suivant une formation universitaire, travaillant souvent dans les services, organismes de formation ou d’insertion, commerces bio, cabinets de conseil, évaluation des politiques publiques.
En revenant sur les dispositifs participatifs mis en place et sur la manière dont les salariés s’en saisissent, on mettra au jour des conceptions divergentes de la « démocratie », en fonction notamment de la place dans la division du travail. Si les inégalités d’implication des salariés reproduisent en partie les hiérarchies sociales et professionnelles, elles ne s’y réduisent pas. Surtout, ces implications différentes résultent peut-être d’abord d’un désaccord sur la définition de l’émancipation du coopérateur : il n’y a pas de consensus sur l’étendue des domaines sur lesquels les salariés ont un droit de regard, sur les lieux où il doit s’exercer, sur le type d’émancipation que la Scop doit rendre possible.
1. La participation aux décisions sur l’entreprise, instrument de reproduction des hiérarchies sociales et professionnelles
Les dispositifs mis en place dans les Scop visent à assurer l’égalité entre les associés quels que soient le montant des parts sociales détenues, le rang social et le statut professionnel. Selon le principe « une personne, une voix », tous ont le même poids dans la détermination des choix collectifs. Pour autant, ces entreprises ne sont pas des mondes clos qui feraient miraculeusement disparaître l’environnement extérieur, les mécanismes de domination sociale ou l’intériorisation de sentiments d’incompétence. Dans la manière dont les salariés se saisissent des dispositifs coopératifs, les trajectoires professionnelles occupent une place déterminante. La sélectivité sociale des dispositifs organisant la participation des salariés tient à la fois aux conditions restrictives d’accès au sociétariat, au fonctionnement des assemblées générales et aux obstacles plus diffus à la prise de parole.
1.1. Les conditions restrictives d’accès au sociétariat
C’est l’entrée au sociétariat qui donne droit au vote à l’assemblée générale : le travailleur n’acquiert un pouvoir qu’en tant que salarié associé. Dans les faits, 27 300 associés sont recensés sur 50 650 salariés de Scop en 2018, soit 53,9 % des salariés (75 % des salariés en CDI). Le montant des parts sociales, les modalités de paiement, l’information donnée aux nouveaux salariés sont autant de facteurs qui peuvent étendre ou restreindre les candidatures. L’accès au statut de coopérateur est socialement sélectif : il reproduit les inégalités de classes, de genre et d’âge comme le montrent les calculs de Nathalie Magne à partir des données sur l’ensemble des Scop entre 2000 et 2012 (Magne, 2016). Les cadres, les salariés plus âgés, les hommes sont surreprésentés parmi les associés. Ils sont à la fois plus souvent candidats et plus souvent cooptés. Ceux qui exercent, dans leur quotidien professionnel, des tâches de gestion sont davantage portés que les salariés d’exécution à demander à être associés aux orientations stratégiques de l’entreprise.
La distinction entre associés et non associés reproduit ainsi des relations de domination, ce qui conduit au risque, régulièrement souligné, d’une sorte de loi d’airain des Scop. Danièle Linhart (1981) en a bien analysé les mécanismes dans son étude sur l’Association des Ouvriers en Instruments de précision (AOIP), la plus grosse coopérative d’Europe dans les années 1970. La coopérative est fondée en 1896 par huit ouvriers qualifiés, tous syndiqués, qui veulent éliminer l’organisation parasitaire qu’impose le patronat et la remplacer par la solidarité ouvrière et les principes d’égalitarisme : tous les ouvriers ont le même salaire et l’AOIP met en place une politique sociale innovante. Progressivement cependant, l’avant-garde militante se mue en oligarchie qui verrouille l’accès au sociétariat. Au moment où Danièle Linhart fait son enquête, un clivage fort sépare l’élite des sociétaires, ouvriers qualifiés et techniciens, des autres salariés, notamment les OS, les cols blancs, les manœuvres et les femmes. Une autre coopérative historique, celle créée en 1880 par Godin, à Guise, connaît une évolution similaire, retracée par Michel Lallement (2019). L’ « Association du travail et du capital » y génère de nouvelles hiérarchies entre les salariés avec au sommet les « associés » qui vivent dans le familistère depuis plus de cinq ans, savent lire et écrire et ont été admis par vote à l’assemblée générale, en dessous les « sociétaires » qui appartiennent au conseil de gérance, puis les « participants » qui ont du capital mais ne participent pas aux décisions et, tout en bas de l’échelle, les « auxiliaires » qui sont les premiers licenciés en cas de récession économique. Au fur et à mesure du temps, on assiste à la propension du groupe des associés à la fermeture. L’admission finit par être héréditaire et, au cours de la seconde moitié de XXe siècle, les associés se muent en une « élite aristocratique, vieillissante et conservatrice ».
Pour limiter ce risque de dérive oligarchique, la loi de 1978 facilite l’accès au statut de sociétaire et rend possible le sociétariat obligatoire. Néanmoins, il existe dans toutes les Scop des mécanismes de sélection des coopérateurs. Dans les Scop dont l’activité est indissociable d’un engagement militant, commerce bio, librairies engagées, services liés à la défense de l’environnement ou à d’autres principes éthiques, le partage des valeurs (et des propriétés sociales) des fondateurs conditionne explicitement l’accès au sociétariat, car, comme me l’explique un dirigeant d’un organisme d’insertion : « nos convictions, c’est l’ADN du projet ». Quand, à l’inverse, comme dans les Scop de l’industrie où j’ai réalisé des enquêtes, tous les salariés ont l’obligation d’être associés au bout d’un temps, la cooptation prend une forme plus indirecte : ce sont les salariés qui s’auto-sélectionnent en s’engageant dans la lutte pour la reprise de leur entreprise en coopérative, ou en acceptant de rentrer ou de rester dans la Scop alors même que le statut de coopérateur leur est imposé. L’achat d’une part sociale prend des sens variés ; il est souvent perçu comme une contrainte qui conditionne l’emploi dans la coopérative (Wagner, 2019). Être associé est loin de toujours impliquer la participation aux décisions concernant l’entreprise.
1.2. La démocratie mise en scène
Les Scop définissent de manière contrastée le type d’engagement qu’elles attendent de leurs membres. La participation peut être avant tout pensée comme une marque d’appartenance. Cablor est une grosse entreprise très performante qui est sous beaucoup de ses aspects, selon son PDG, « une société anonyme comme les autres » qui « est d’abord là pour travailler, pour produire, pour satisfaire les besoins de ses clients et pour dégager du profit »[4], Cette entreprise revendique son adhésion aux principes de l’économie de marché, tout en défendant l’indépendance par rapport aux actionnaires extérieurs et la priorité au maintien des emplois locaux. À Cablor, la participation attendue des salariés passe par un engagement financier. « Être salarié associé, c’est être apporteur de capitaux », rappelle la Lettre aux associés d’avril 2016. L’obligation de prendre deux parts sociales tous les ans doit permettre à tous de « renouveler son engagement individuel tout en servant les intérêts collectifs ». À cette obligation est associée l’injonction au vote, car « ne pas voter, c’est ne pas respecter son engagement coopératif ».
L’assemblée générale annuelle a longtemps été un moment fort dans la vie collective des Cabloriens. Elle réunit plusieurs centaines de salariés, auxquels se joignent les familles pour le cocktail ou l’événement festif qui suit la réunion. Les associés restent fidèles à cet événement comme l’attestent les taux de participation : 86 % des salariés associés prennent part au vote en 2018. Les dirigeants accordent une grande importance au taux de participation à l’Assemblée générale. Il s’agit en effet d’un élément clé du capital symbolique de l’entreprise. Les assemblées générales participent de la construction collective de la « démocratie » comme marque distinctive de l’entreprise (Hély et Moulevrier, 2013).
Pour autant l’Assemblée générale n’est pas un espace de débats. L’équipe dirigeante est sur une estrade ; la salle est sombre pour permettre les projections de chiffres et graphiques sur l’écran derrière l’estrade. Les quelques 700 ou 800 associés présents sont assis sur des chaises en rang, et écoutent passivement. Les enquêtés se plaignent régulièrement de la longueur des présentations. Le travail de l’entreprise pour diffuser préalablement l’information sur les comptes laisse cette opératrice dubitative :
« Tous les ans au mois de juin, ils nous donnent un gros cahier comme ça (écarte les bras). Mais du fait que t’y connais rien. C’est pour ça qu’on dit que c’est un écran de fumée. Oui, on a les comptes, c’est sûr ! Mais celui qui n’est pas comptable, il sait pas les lire. » (opératrice, syndiquée, 19/05/2017)
Outre le sentiment de n’être pas compétents pour évaluer les dimensions techniques du bilan, les ouvriers se heurtent à un dispositif qui rend quasiment impossible l’expression des désaccords : se lever devant plusieurs centaines de personnes – dont ses supérieurs hiérarchiques – pour donner son avis, surtout si ce n’est pas celui de la direction, suppose une assurance sociale et une éloquence que même les plus virulents n’ont pas : la plupart des « opposants » font ainsi le choix de voter par procuration pour ne pas être présents physiquement.
Les sessions d’information régulièrement organisées en dehors du moment de l’Assemblée générale ne semblent pas non plus être des lieux de discussion. Un opérateur, élu CGT, analyse les difficultés des ouvriers à suivre des réunions qu’il compare à des cours, parce qu’ils reposent sur une capacité d’écoute et de concentration (et sur une passivité) associée au silence du monde scolaire :
« Les gens, ils ont pas l’habitude non plus. Ils sont au travail, on leur dit : hop, il y a réunion. Quand vous êtes dans le monde scolaire, la prof vous dicte son cours, vous prenez des notes, ceci cela. Tandis que là, vous êtes dans votre lieu de travail, dans un environnement avec du bruit, vous êtes pas concentré parce que vous êtes habitué à faire une tâche. Et on vous demande d’écouter. Et ces gens-là n’ont pas l’écoute nécessaire. Moi je sais qu’au début quand j’ai pris le syndicat, au début pour avoir l’écoute, je tenais deux heures, après j’avais plus rien. Parce que j’avais pas l’habitude. Quand vous faites que travailler, vous avez pas du tout l’écoute. En faisant comme ça, ces gens-là, on les massacre quelque part ; on les saoule. » (opérateur, élu CGT, Cablor, 20/04/2018)
La participation à Cablor est avant tout une participation financière, qui passe par la manifestation d’un sentiment d’appartenance à la coopérative. Les votes à l’assemblée générale sont conçus comme des manifestations d’adhésion aux principes coopératifs et à la politique de l’entreprise. L’idée que les opérateurs ou techniciens pourraient prendre part aux décisions sur les grandes orientations de l’entreprise n’est envisagée ni par les membres de la direction, ni par les syndicalistes.
1.3. Des prises de parole sélectives
Les Assemblées générales redeviennent des lieux d’échange dans des Scop plus petites, où les écarts sociaux entre les membres sont moins marqués. Dans une coopérative qui incarne le modèle militant, comme Scop-Ti, issue d’une lutte de près de trois ans des salariés de Fralib contre la multinationale Unilever qui voulait fermer l’usine, les échanges prennent appui sur un travail collectif ancien, qui s’est construit dans le syndicat et pendant la lutte. Ces réunions militantes sont bien éloignées des assemblées d’actionnaires. Organisées tous les mois dans le réfectoire de l’usine, elles sont pensées comme le poumon démocratique de la Scop. Les dirigeants élus, eux-mêmes anciens ouvriers qui se sont approprié les fonctions de gestion, ont à cœur d’engager tous les salariés dans les décisions. Comme l’explique l’ancien délégué syndical au réalisateur Nicolas Joxe qui filme une assemblée où les ouvriers sont plongés dans les comptes :
« Avant, ce genre de bilan était réservé à une petite élite. On avait un présent au conseil d’administration, en l’occurrence c’était moi, et on n’avait pas la possibilité de s’exprimer, et quand on posait des questions on n’avait pas les réponses. Là on est entre nous, c’est pas la même chose. […] On voudrait faire en sorte que ce ne soit pas que sur les statuts que ce soit écrit “un homme, une voix”. Que chacun puisse parler, s’exprimer, participer aux décisions. On est conscient qu’on est aux balbutiements, on n’est qu’au début. Certains s’y sont mis, ont franchi le pas, même sur des aspects qu’ils maitrisaient pas forcément avant, sur les aspects financiers. Une partie n’en est pas encore là, ils suivent encore. » (Joxe, 2017)
Les salariés reconnaissent souvent être démunis face à la technicité des décisions à prendre. Ce n’est pas un hasard si ce sont les anciens élus syndicaux qui avaient déjà l’expérience, même en position dominée, de ces instances qui s’y sentent le plus à l’aise. Ce sont aussi eux qui sont les plus préparés à la gestion des désaccords ou des situations conflictuelles. Une enquêtée explique ainsi sa réticence à prendre la parole en public par la peur des conflits :
Enquêtée : « On est tous plus ou moins… On a un avis différent. Donc c’est vrai que quand il y a une réunion comme ça, il faut dire ce qu’on a sur le cœur. Mais il y en a qui n’aiment pas parler. Moi j’aime pas parler devant les autres. Quand j’ai envie de dire quelque chose, je préfère aller voir la personne et lui dire. Et ça c’est bête parce que quand on a des différends, c’est bien d’en parler aussi à l’assemblée, pour mettre les choses au point, c’est vrai. »
A. C. : « C’est dur de parler devant tout le monde… »
E : « Le problème, c’est qu’on sait pas comment les personnes peuvent le prendre… » (Employée, Scop-Ti, 26/01/2017)
Le rapport à la prise de parole reproduit en partie des inégalités de classe et de genre, y compris dans les Scop ouvrières les plus militantes. Ce témoignage met aussi en lumière les situations dont les salariés d’exécution souhaiteraient parler, sans toujours oser le faire : il s’agit des relations de travail et du quotidien dans les ateliers, plus que des grandes orientations stratégiques de l’entreprise. Comme le montre Maxime Quijoux (2018) qui parle de « syndicalisation du projet coopératif », la coopérative apparaît pour certains exclusivement comme une nouvelle opportunité salariale.
Il faut se rendre dans d’autres Scop, où les salariés sont pour l’essentiel des cadres et des diplômés, pour trouver des Assemblées générales qui soient des lieux de délibération sur la politique de l’entreprise. Certaines mettent en place des dispositifs diversifiés visant à assurer le contrôle par les salariés : conseils de surveillance, comités directeurs élargis, gérance tournante, etc. Une enquête réalisée auprès d’un cabinet réalisant des expertises pour les comités d’entreprise regroupant 450 salariés, pour l’essentiel des consultants, décrit des assemblées générales qui sont des moments d’effervescence collective. Tout le personnel se déplace pour quelques jours dans un lieu de résidence loué pour l’occasion : « c’est trois jours où tu parles Cescop, tu manges Cescop, tu respires Cescop, tu dors Cescop » (Dubois, 2017). Ce travail d’unification passe par l’intériorisation de manières de parler et de débattre spécifiques, souvent forgées par la socialisation dans des organisations gauchistes, marquées par la violence verbale. La virulence des débats en réunions peut alors générer d’autres formes d’autocensure. Si l’expérience militante va de pair avec une disposition à l’acceptation des situations conflictuelles, les coopérateurs (et notamment les coopératrices) qui ne sont pas dotés en capital militant prennent moins la parole, et quand ils la prennent sont moins écoutés. Ces normes d’interaction garantissent le maintien de la domination de certains associés – plus souvent des consultants, hommes, plus âgés, avec un passé militant – sur les autres – plus souvent membres du personnel administratif, femmes, et plus jeunes.
Selon la gérante d’une Scop militante dans un autre domaine, celui de l’insertion, regroupant essentiellement des diplômés, c’est une des limites de l’obligation de devenir associé :
« Être associé, c’est venir à des réunions. Et pour certains c’est un poids, ils préfèreraient n’être que salariés. Parce que les réunions sont hors du temps du travail, mais aussi parce qu’il y a des tensions. Ce sont les plus investis, les plus forts caractères qui vont prendre la parole, donner leur avis. Et d’autres ne prennent pas la parole, mais sont ensuite critiques par rapport aux décisions prises. » (gérante d’une entreprise d’insertion, 31/01/2019)
Les Scop ne font pas disparaître les inégalités face à la prise de parole en public, qui requiert, outre l’assurance sociale, la maîtrise des règles instituées de la prise de parole (Cardon et al., 1995). Il faut néanmoins nuancer l’idée d’une passivité des salariés des classes populaires dans les instances de décisions. Les coopérateurs ne partagent pas tous l’illusio démocratique. Nombreux sont ceux, notamment à la production, qui estiment inutiles ou illusoires les consultations organisées par les instances coopératives. Ils sont peu portés, du fait de leur position professionnelle, à se plonger dans les questions financières ou stratégiques, et se désintéressent de problèmes qui leur semblent abstraits et coupés de leur réalité quotidienne. Ce n’est pas là une simple dépossession. On peut en effet interpréter ces rapports différents aux instances délibératives comme l’adhésion à une forme de division du travail de participation. Si les cadres, les militants et les élus sont plus ajustés aux échanges verbaux sur la stratégie d’entreprise qui s’inscrivent dans la continuité de leurs activités professionnelles ou militantes, c’est sur le lieu et dans le domaine du travail et de l’emploi qu’une partie des ouvriers souhaitent s’exprimer et être entendus.
2. L’émancipation dans le travail controversée
Le mouvement coopératif n’a qu’exceptionnellement remis en cause l’organisation hiérarchique du travail (Coutrot, 2018). Le statut des Scop ne prévoit pas explicitement de dispositif de participation dans le cadre de l’activité de travail. De fait, les pratiques sont disparates. On peut opposer schématiquement deux modèles. Une Scop managériale comme Cablor interprète le double statut des salariés associés comme une dissociation des deux instances, la Scop et l’entreprise, selon un modèle en double entonnoir. Au sommet du premier entonnoir, la Scop, l’assemblée des associés élit le conseil d’administration qui choisit le PDG. Ce dernier se trouve à la tête du second entonnoir inversé, l’entreprise : il a autorité sur le comité de direction qui lui-même est au-dessus de l’encadrement intermédiaire dominant les salariés à la base. L’associé exerce le pouvoir dans la Scop ; mais en tant que salarié, il est soumis à la hiérarchie dans l’entreprise. C’est la conception dominante de la démocratie d’entreprise au sein de mouvement des Scop. Or, si la souveraineté de l’associé qui s’exerce annuellement en assemblée générale reste abstraite, ce n’est pas le cas de la hiérarchie dans les ateliers qui se fait sentir plus directement dans le quotidien du travail[5].
À l’inverse, un petit nombre de Scop autogestionnaires défendent le principe d’un contrôle permanent ouvrier sur toutes les décisions, y compris dans le travail quotidien. Scop-Ti a élaboré un « organigramme fonctionnel » sous la forme d’un cercle, pour marquer le refus des relations pyramidales. Cette représentation est ajustée à l’idée d’une polyvalence des salariés et aux principes égalitaires de la Scop. Comme l’explique un des dirigeants, ancien mécanicien et secrétaire du comité d’entreprise :
« Patron, c’est un gros mot pour nous. On considère qu’on est tous responsables, et qu’il n’y a pas besoin d’avoir de chef ou de garde chiourme. Pourquoi tu vas mettre quelqu’un derrière pour obliger à travailler ? Moi je me suis battu pendant 30 ans et plus contre des enfoirés qui me cassaient les couilles. Je ne vais pas faire le garde chiourme, je ne le ferai pas. Je ne ferai pas le chef, je refuse de faire ça. » (membre de l’équipe dirigeante de Scop-Ti, 24/01/17)
Ces deux modèles qui recoupent l’opposition entre Scop managériale et militantes[6] sont avant tout prescriptifs. La réalité témoigne le plus souvent d’une hybridation entre ces conceptions. Les Scop, même les plus égalitaires, ne font pas disparaître les relations hiérarchiques dans le travail ; et à l’inverse, même dans les Scop très hiérarchisées, le statut de coopérateur influe sur le rapport des salariés à leur travail.
2.1. Un brouillage de la frontière entre décision et exécution ?
Invités à parler de leur expérience de la Scop, les ouvriers mentionnent rarement leur statut d’associés au capital ou aux décisions. Ils évoquent plus spontanément leur quotidien du travail dans les ateliers. Certains ont le sentiment de n’être plus considérés uniquement comme des exécutants. Un jeune salarié d’Isolec, une PME fabricant des isolants, est particulièrement enthousiaste vis-à-vis de cette considération nouvelle. Après différents emplois dans d’autres entreprises, il est entré à 22 ans, dans cette Scop où il est opérateur polyvalent depuis un an.
« Vous avez sûrement remarqué que c’est mal organisé au niveau rangement, c’est un peu le bordel ! Dans mon ancienne boite, j’ai eu une formation de 5 R, je ne sais pas si vous connaissez, pour réorganiser les postes en 5 étapes. Moi quand j’ai vu ça, je déteste travailler dans le désordre, et je suis allé voir mon chef, je lui ai dit que je ne pouvais pas travailler dans un bordel pareil. Je lui ai dit : j’ai la formation nécessaire, si tu me laisses le champ libre, je te remets tout d’aplomb. Et du coup, on est en train de tout réorganiser […]. Dans n’importe quelle entreprise, j’aurais sorti à mon chef ce que je vous ai dit, qu’ici c’est le bordel, il m’aurait dit, si tu n’es pas content, tu te casses. Ici il m’a dit, pas de problème j’écoute ce que tu me dis, vas-y je te suis. J’étais intérimaire. Écouter un intérimaire comme ça, c’est rare. On se sent vachement écouté ! » (Opérateur, Isolec, 22/03/2017).
Sans que ce soit explicitement prévu par les statuts, cette Scop au fonctionnement relativement égalitaire (les dirigeants sont tous issus des ateliers) rend possible des formes de réappropriation par les opérateurs de leur travail. Cette considération n’est pas uniquement symbolique. Les ouvriers sont souvent réticents vis-à-vis des expérimentations qui accroissent leurs responsabilités et enrichissent le travail sans prévoir de reconnaissance sociale et salariale (Coutrot, op. cit., p 213). Selon ce jeune salarié, sa Scop se caractérise au contraire par un système de rémunération au mérite qui récompense les plus investis.
« Ça marche au mérite. Quelqu’un qui va s’investir, qui fait les 5 R, va être payé plus que quelqu’un qui s’investit moins. Une personne qui s’investit pas, elle sera pas augmentée. J’aime bien ce concept, plus on s’investit, plus on est payé. Dans mon ancienne entreprise, j’avais beau m’investir comme je voulais, me défoncer, ils me disaient “Très bien !”, mais ils m’ont jamais augmenté. »
Les points de vue sur le contenu de l’esprit coopératif varient selon les positions. Pour ce salarié, il est synonyme de méritocratie et s’oppose à l’absence de considération des ouvriers dans les entreprises classiques. Un peu plus tard dans la journée, j’ai échangé avec des opérateurs plus âgés dans le même atelier qui se moquent au contraire de « l’agitation » de ce nouveau venu, s’insurgent contre la prétention des jeunes à tout connaître et estiment que l’esprit coopératif se perd avec le respect des anciens. La promotion de ce jeune opérateur ne résulte pas d’un consensus dans l’atelier mais, finalement d’une manière assez classique, d’un aval de son supérieur.
Ces ambivalences se donnent bien à voir dans une grosse entreprise comme Cablor où a été mise en place toute une série de dispositifs visant à institutionnaliser la prise en compte des initiatives des salariés. S’il n’est pas question de remettre en cause les relations hiérarchiques dans les ateliers, l’entreprise cherche, selon son PDG, à « transformer les salariés en co-entrepreneurs » : « Notre objectif, c’est de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas là pour subir leur travail. Si vous voulez investir, allez-y. On croit au talent des hommes, à leur envie. L’entreprise est à tous ceux qui veulent s’en emparer. »[7]. Les salariés sont invités à proposer des innovations et des améliorations du fonctionnement de leur secteur, au cours des nombreuses formations internes ou dans des groupes de réflexion dédiés à l’amélioration de la qualité et de la sécurité. Ce souci de valoriser les initiatives se traduit par une multiplication des échelons hiérarchiques : managers de proximité, responsables de production, relais de proximité permettant aux salariés les plus investis d’accéder à des responsabilités intermédiaires. C’est ce qui, du point de vue des dirigeants, définit le modèle d’« autogestion » très particulier de Cablor :
« Ici, tout est plat. Les responsables de production sont des leaders autoproclamés. Ils s’auto-gestionnent. Ce sont les salariés qui décident des priorités qu’ils ont dans l’atelier. Ils ont une charge à faire, mais c’est eux qui l’organisent avec leur leader. Les responsables sont là pour améliorer leur poste de travail, l’environnement, le produit. Ils sont dans des groupes de travail ; ils participent à la vie de l’entreprise. » (retraité, ancien cadre dirigeant, 27/11/2018)
Ce système de promotion des salariés les plus investis produit de nouvelles hiérarchies entre les salariés. Le PDG les classe en trois groupes : « Vous avez les vrais co-entrepreneurs, qui se donnent, qui adhérent à la ligne, au plan de l’entreprise. Vous avez ensuite les passifs : c’est la majorité des salariés. En enfin, nous avons aussi quelques réfractaires »[8]. Cette vision encadrée et hiérarchisée de l’« autogestion » n’est pas sans susciter des protestations. Pour certains des réfractaires que j’ai rencontrés, le système est destiné à promouvoir les plus dociles et à faire taire les oppositions. La frontière entre l’esprit coopératif, tel qu’il est défini par la direction, et la docilité envers la hiérarchie est poreuse : « On utilise la Scop comme un modèle de propagande, c’est propagandier. C’est un modèle de management. Vous êtes dans une Scop, vous devez vous impliquer. » (Opérateur, CGT, 27/11/2018). Opérateur depuis plus de 20 ans à Cablor, ce salarié syndiqué à la CGT me fait longuement part de son amertume face à l’indifférence que rencontrent toutes ses propositions d’amélioration des processus de production. Tout l’entretien est un récit de l’échec de ses tentatives de faire reconnaître son investissement dans l’usine. Ses idées pour améliorer la production ou l’organisation du travail ont été successivement ignorées ou appropriées par un supérieur : « L’idée sera bonne quand c’est un technicien qui l’aura reprise ». Il attribue cet insuccès à son « caractère » : il aime tenir tête à la hiérarchie.
« Dans une filiale, je suis allé modifier des bécanes que les techniciens étaient pas capables de démarrer. Les techniciens, quand on est rentré, ont eu une promotion, moi rien. On m’a dit, tu fermes ta gueule !
A C : Parce que vous étiez CGT ?
Non, parce que je faisais de l’ombre au technicien, je corrigeais ses conneries. Le mec avait fait un plan, on voyait sur le plan que ça pouvait pas fonctionner. J’arrive, je dis : qui est l’idiot qui a fait les plans ? Il me répond : c’est moi. Je lui dis : on va modifier le truc. On prend la soudeuse, on coupe, c’était bon. Mais ici, si t’es bon, faut le cacher, sinon tu fais de l’ombre. »
Sa candidature n’a pas été retenue quand il a postulé pour un poste de technicien et sa position de classe lui a été rappelée avec une certaine violence.
« On m’a dit, que j’avais de la technique, mais que c’était de la technique d’ouvrier. J’ai demandé s’il pouvait un peu développer car comme j’étais un peu con, comme ouvrier, je savais pas ce que c’était. Sur le coup, c’est… C’est du passé, maintenant. ».
Accumulant de manière autodidacte un grand nombre d’apprentissages, il aime à évoquer quelques revanches symboliques. Dans les ateliers, quand il modifie les machines pour en améliorer le fonctionnement, il grave ses initiales, se donnant lui-même la reconnaissance qu’on lui refuse :
« Je sais faire parce que mon père est chaudronnier, donc quand j’étais gamin, je bricolais. En ce moment je m’amuse à faire des outils qui règlent des problèmes qu’ils n’arrivent pas à résoudre.
A. C. : Mais vous n’avez pas de reconnaissance…
Non. Je suis toujours ouvrier en bas. Mais je mets mes initiales sur mes machines. Le chef d’atelier est venu me voir et m’a dit, tu veux déposer un brevet ? Avec ma technique d’ouvrier ! ».
Ce point de vue « réfractaire » sur la Scop témoigne de la prégnance des hiérarchies sociales et professionnelles. L’engagement dans le travail et la transgression des frontières entre exécutants et décideurs sont encouragés… tant qu’ils ne remettent pas en cause les relations hiérarchiques et l’autorité des supérieurs. Ce témoignage atteste aussi de la résistance des salariés à ces barrières. Les Scop sont le lieu d’une lutte permanente et larvée autour de la définition du cadre pertinent de l’intervention des salariés. Une cadre, responsable des achats, souligne la tendance des salariés d’exécution à contester les décisions, à donner leur avis sur le processus de production.
« C’est très différent de l’entreprise où j’étais avant. Ici, les gens sont très impliqués, très concernés, ils ont toujours leur mot à dire. Alors que dans une entreprise plus traditionnelle, ils appliquent et c’est tout. Là ils sont toujours prêts à remettre en question, à dire : “ça va nous coûter plus cher, il ne faut pas faire comme ça”. » (cadre technique, Cablor, 28/11/2018)
Cette implication a ses revers, du point de vue des supérieurs hiérarchiques. Tous les salariés n’adhèrent pas au principe selon lequel l’associé décide une fois par an et le salarié exécute tous les jours, comme s’en exaspère cet autre cadre technique qui vient d’une grosse entreprise de construction automobile.
« Pour moi, une Scop c’est une entreprise classique, avec un système pyramidal classique, une direction qui établit une stratégie, un bilan, des projets et fait appliquer sa politique. Il y a un management et ça descend tout en bas. Et une fois par an, on peut s’exprimer et si on pense que ça ne va pas bien, on peut envoyer un signal fort en n’élisant pas un conseil d’administration. Mais ici beaucoup de gens pensent qu’être associé, c’est au jour le jour on peut dire : non, ça va pas dans le bon sens ; ça je suis pas d’accord ! Disons que la séparation entre salariés et associés, pour beaucoup n’est pas nette. Ils se sentent autorisés à… Le problème c’est quand les gens donnent leur avis sur des compétences qu’ils n’ont pas. Pour moi l’échange est important, entre le management et le bas. Mais un moment, il faut dire : ok, je t’ai entendu, mais maintenant c’est ça qui est décidé et on va tous vers là.
A. C. : Les gens sont moins disciplinés ici [que dans votre ancienne entreprise] ?
Beaucoup moins ! » (Cadre technique, 20 avril 2018)
C’est bien la question de la place occupée et du rapport à la hiérarchie qui cristallise les tensions. Il n’y a pas forcément dans les ateliers de consensus ni même de « délibérations » autour des initiatives de certains opérateurs pour changer l’organisation du travail. L’engagement de certains salariés est reconnu à condition qu’il soit légitimé par leurs supérieurs hiérarchiques, eux-mêmes légitimés par leurs « compétences ». Pour autant, même dans les Scop les plus hiérarchisées, une partie des salariés remettent en cause et cherchent continûment à éroder la frontière entre décideurs et exécutants.
2.2. Travailler sans la pression
Dans les entreprises enquêtées, la thématique la plus présente dans les entretiens avec les salariés de la production est celle des contraintes horaires dans les ateliers. Les ouvriers mesurent en premier lieu le fait de travailler en Scop par la liberté relative dont ils jouissent dans la gestion de leur temps de travail. Ce relâchement des contraintes est surtout marqué dans les Scop ouvrières, à Scop-Ti et à Isolec, où les anciens cadres sont partis et où l’encadrement intermédiaire n’a pas toujours été reconstitué. Le contenu du travail a peu changé dans ces usines très capitalistiques (« Je fais la même chose. On peut voter tout ce qu’on veut, dans l’atelier, ce sont les mêmes machines, et ce qu’on a à faire ne change pas ! » plaisante un opérateur de Scop-Ti). Ce qui change, ce n’est pas le contenu du travail dans l’atelier, mais la moindre pression de la hiérarchie.
C’est un principe revendiqué à Scop-Ti où les anciens syndicalistes refusent de se transformer en « garde chiourmes ». C’est aussi une réalité à Isolec, où le dirigeant est un ancien technicien resté proche des ateliers. La souplesse des horaires, le fait de pouvoir s’absenter exceptionnellement pour emmener un enfant chez le médecin, aller à un enterrement, faire une démarche administrative font partie des « bonheurs » des Scop, selon cet opérateur d’Isolec.
« Ça pour moi c’est formidable. Normalement les horaires c’est 4h30-12h30. Hier, malheureusement, j’ai dû aller à un enterrement. Je l’ai dit à P. [le directeur général], et j’ai pu faire 4h midi. Dans d’autres boites, c’est impossible de faire ça, changer ses horaires la veille pour le lendemain. Voilà, la veille j’avance mon réveil d’une demi-heure et je viens ; pour moi, le vrai bonheur il est là ! » (Opérateur, Isolec, 22/03/2017)
Le contrôle du temps a été un des modes majeurs de domestication de la classe ouvrière. Le capitalisme industriel a imposé une discipline fondée sur des horaires obligatoires, des cadences toujours plus régulières, accélérées et synchronisées, mesurées par des horloges et des montres toujours plus précises. La classe ouvrière a longtemps résisté aux nouvelles normes temporelles, elle les a assimilées sans jamais s’y adapter complètement (Thompson, 2004). C’est aujourd’hui encore en grande partie l’autonomie dans la gestion de leur temps de travail qui distingue les salariés des classes supérieures des salariés d’exécution (Chenu, 2002). L’esprit coopératif, pour les ouvriers, se définit d’abord par le droit à une certaine autonomie dans l’organisation de leur temps de travail, qui apporte à la fois un desserrement des contraintes et une gratification symbolique.
Cette relative liberté est aussi source de tensions. Les mêmes enquêtés qui mettent en avant ses avantages se plaignent souvent de ceux qui en abusent, arrivent en retard, prolongent les pauses, s’absentent trop souvent, et de manière générale mettent peu de cœur à l’ouvrage[9]. À Isolec, ces dénonciations sont omniprésentes : l’absence d’encadrement dans les ateliers et la bienveillance du directeur sont ainsi à la fois sources de satisfaction et de frustration. Ce même opérateur d’Isolec qui parlait du bonheur de pouvoir changer ses horaires enchaîne sur la tristesse face aux abus des autres, il analyse la persistance des « barrières dans les têtes » des coopérateurs, qui continuent à se définir comme ouvriers face à un patron, au point d’adopter les mêmes stratégies de freinage que dans les entreprises capitalistes.
« La Scop pour moi il y avait un côté anarchique qui me plaisait beaucoup. Anarchie au sens noble du terme on est bien d’accord : pas le bordel, mais le fait qu’il n’y ait pas de pouvoir. Moi je voyais ça. Et je suis déçu. C’est une grande tristesse pour moi. Je m’aperçois aujourd’hui que si vous n’êtes pas derrière les gens pour les faire bosser, ils ne bossent pas. C’est une grande déception pour moi.
A. C. : Bien que ce soit leur entreprise ?
Oui. Ils continuent la plupart ici à parler de la direction. Alors que pour moi, P. il est pas directeur, il a la fonction de directeur. Il y a ces clivages, dès qu’il y a un problème, c’est “Ah les bureaux ils font chier. Ah la direction…”. Ça c’est une déception pour moi. Et je vois bien que les gens ici, la plupart, ne vont pas dépasser de 20 minutes pour finir une pièce, alors que c’est pour eux. On peut dire à l’extérieur : “on est tous patron, gna gna”, mais ils ne le font pas voir. Par exemple, on nous demande de faire 40 pièces. Si j’en suis à 40 à 11 heures, et bien je vais en faire 44 ou 46, c’est bien ! 10 % de plus. Quand on sait que sur le marché on est 5 % trop cher, si moi à mon niveau je fais 10 % de plus, c’est bien ! La plupart, si à 11 heures, ils ont fait leurs 40 pièces, ils arrêtent. C’est ça qui me déçoit. Ce sont des gens qui n’ont pas compris qu’on travaillait pour nous. Ils n’ont pas compris qu’on est plus à l’époque de M. (la multinationale). On m’a reproché d’en faire trop ! J’ai eu des problèmes ! Alors c’est un discours que je veux bien entendre si on est M., enrichir des actionnaires, ça m’intéresse pas ! […] Là on arrive tous quand on veut. C’est bien, c’est la Scop. Mais bon. On est censé être à 7h devant nos machines, tu es devant la porte de l’atelier, il est 7h10, on va dire bonjour là-bas à tous les copains, on démarre à 8 h moins le quart ! C’est énorme quand même. “Comment ça va ? Le match d’hier ? Le machin ?” Ça démarre comme ça la journée. C’est hyper plaisant ! C’est no stress ici ! [Rire] Il y a un mot qui n’existe pas, c’est le stress. Ça n’existe pas ici. Mais le rendement, il n’y est pas forcément non plus. » (opérateur, Isolec, 22/03/2017)
La Scop ne transforme pas certaines dimensions ancrées du rapport au travail et des rapports de classes. Cet enquêté, fils de petits commerçants et qui a travaillé un temps dans le commerce de ses parents, peut d’autant mieux considérer qu’il « travaille pour lui » que cette conviction résulte d’une socialisation familiale. Les différences de classe ne disparaissent pas avec le changement de statut de l’entreprise. Séparés géographiquement par une grande cour, les salariés de bureaux et ceux des ateliers le sont aussi par leurs propriétés sociales : dans le bâtiment administratif, les employés et les cadres sont plus souvent des femmes, plus souvent diplômés, et souvent aussi plus récents dans la Scop ; dans les ateliers il n’y a que des hommes, moins diplômés et pour une partie très anciens dans l’entreprise. Les premiers ont une vision de l’esprit coopératif qui suppose une intensification du travail des seconds ; ces derniers dénoncent au contraire la « pression » croissante qui s’exercerait sur eux aujourd’hui et qui dévoie l’esprit coopératif tel qu’ils le conçoivent.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les tensions autour du don de temps. Les cadres et dirigeants déplorent fréquemment un moindre investissement des ouvriers, réticents à venir travailler ou à assister à une réunion en dehors de leur temps règlementaire. Si l’intérêt au désintéressement est plus marqué chez les membres des classes dominantes qui reçoivent plus de dividendes symboliques du fait d’être en coopérative, les ouvriers ont d’autres gratifications symboliques à défendre, dont notamment l’autonomie dans la gestion de leur temps de travail, forme d’émancipation par rapport à la discipline temporelle, mais aussi face à l’arbitraire des chefs.
Les positions de classes et les positions dans la division du travail sont centrales pour comprendre les conceptions de la participation légitime des salariés. Pour les cadres et diplômés, c’est la participation aux instances de décision qui est importante, définie à partir de sa dimension économique dans les Scop entrepreneuriales (acheter des parts sociales, voter aux Assemblés générales), à partir de sa dimension culturelle dans les Scop militantes (s’exprimer et défendre son avis dans les réunions). Pour les ouvriers et techniciens, c’est sur le lieu de travail que la démocratie doit s’incarner, en termes de droit à intervenir dans le processus productif ou en termes de liberté dans l’organisation de son travail et de protection face à l’arbitraire. Ce sont autant de manières socialement différenciées, et qui sont loin de toujours converger, de concevoir la démocratie en Scop. Sources de tensions au sein des entreprises, elles définissent aussi une pluralité de contributions possibles au projet collectif.
Bibliographie
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- Université Paris 1, CESSP.↵
- La répartition du bénéfice réalisé par une SCOP est encadrée par la loi : au moins 15 % doit être affecté en réserve légale, au moins 25 % doit être attribué aux salariés, et une partie peut rémunérer les parts sociales des associés sans que le montant ne puisse excéder la part attribuée aux salariés ou la part affectée en réserve légale. ↵
- Contrairement aux deux autres entreprises, Scop-Ti, qui doit un certain nombre de ses propriétés à la notoriété médiatique des ex Fralib, n’a pas été anonymisée. ↵
- Conférence sur le management participatif, juin 2012. ↵
- Sur les écarts entre la représentation de la démocratie d’entreprises promue par la confédération des Scop et celles des associés d’une imprimerie reprise en Scop, cf. Quijoux (2019).↵
- Charmettant et al. (2015) distinguent quatre catégories de Scop selon la concentration du pouvoir et l’existence d’un projet politique. ↵
- Conférence Université Paris Dauphine, 23 mai 2019.↵
- Idem.↵
- Ada Reichhart a recueilli des témoignages très proches dans une des premières Scop alsaciennes, les Fonderies de la Bruche. Cf. Reichhart, 2016.↵