Claire Edey Gamassou[1] [2] et Arnaud Mias[3]
Les salariés de grandes entreprises sont de plus en plus nombreux à se voir proposer des dispositifs managériaux présentés comme des innovations incitant à leur participation et contribuant à leur bien-être. Si certaines de ces propositions, notamment quand elles font l’objet d’une communication externe appuyée, peuvent être soupçonnées de relever du greatwashing (Vuattoux et Chakor, 2020) voire d’une forme d’hypocrisie organisationnelle (Dumez, 2016), d’autres peuvent constituer un élément substantiel de la stratégie de l’entreprise et se voir allouer des ressources conséquentes. Les trois premières contributions de cette quatrième partie portent sur des dispositifs de cette dernière nature et sur la question de la démocratisation des rapports de production appréhendés comme initiation d’un mouvement de développement de la capacité des salariés à discuter et à agir sur le contenu de leur travail en milieu ordinaire. Les deux contributions suivantes traitent quant à elles de deux autres formes de mises en discussion du travail qui dépassent les frontières de l’entreprise et interrogent l’articulation entre le travail et le droit (sa production et sa mobilisation). Le dernier chapitre interroge les effets d’innovations numériques sur le travail et les travailleurs.
Alison Caillé et Christine Jeoffrion ont mis à jour les représentations individuelles de la mise en place d’une démarche dite de responsabilisation tandis que Anca Boboc et Jean-Luc Metzger ont étudié les comportements autour de deux expérimentations, un mur des idées et des défis d’innovation. Cathel Kornig et Christophe Massot quant à eux ont mobilisé les expérimentations visant à développer le pouvoir d’expression et d’action des salariés sur le contenu de leur travail dans des établissements de santé.
Les auteurices partagent un questionnement initial : dans quelle mesure l’objectif affiché de participation des salariés sert-il l’évolution autonome de leur activité ? L’importance du développement conjoint des compétences et des latitudes décisionnelles pour prévenir les effets négatifs des situations de travail et promouvoir le bien-être étant connue (Karasek, 1979 ; Deci et Ryan, 2011, p. 19), psychologues et sociologues s’interrogent quant à la portée des mesures étudiées en termes d’expression ou d’action des travailleurs. Sans mettre en doute la volonté des gestionnaires à l’initiative de ces démarches, l’ambivalence potentielle des outils développés au service des objectifs manifestes d’habilitation ou d’engagement des collaborateurs mérite d’autant plus d’attention que les attentes de ces derniers sont largement méconnues. En l’absence de discussions ouvertes et libres sur les orientations de l’organisation ou sur l’opérationnalisation de ses objectifs stratégiques, les procédures comme les accompagnements proposés révèlent les limites originelles de ces innovations : conçues de manière verticale descendante, elles rencontrent des barrières individuelles et professionnelles. Pour C. Kornig et C. Massot, il s’agit de suivre un mouvement de démocratisation des rapports sociaux de travail par la reformulation collective de problèmes et l’élaboration de nouvelles formes de résolution, qui peut être à l’œuvre dans n’importe quelle organisation. Les résultats montrent que les opérateurs de tous niveaux hiérarchiques, interrogés par entretiens, ne sont ni égaux ni indifférents devant les décisions et les outils visant à les responsabiliser ou à les encourager à proposer des projets : leurs ressources ou représentations, individuelles ou partagées, appuient leurs choix d’adhérer à la dynamique proposée ou non. Quant aux expérimentations visant à soutenir l’expression et l’action des professionnels de santé sur le contenu de leur travail, elles semblent effectivement susceptibles de favoriser la délibération autour d’une reformulation des problèmes en termes d’enjeux de qualité du travail mais ce processus demeure dépendant d’une forme d’autorisation hiérarchique.
Les niveaux possibles d’autonomie et d’aspiration à plus d’autonomie des salariés sont appréhendés dans le cadre du lien de subordination inhérent à leur statut. Les études portent en effet sur des organisations en France, dont la population est connue à la fois pour la place centrale qu’elle attribue au travail (Davoine et Méda, 2009) et pour son exigence du respect du rang occupé par chacune et chacun (d’Iribarne, 1989). Certains verbatims illustrent parfaitement cet attachement au fait que les membres de l’organisation doivent assumer les responsabilités propres à leur position hiérarchique. Dès lors, les incitations à l’habilitation des travailleurs, à leur participation ou autonomisation, voire à leur intégration dans des processus de délibération, rejoignent des aspirations au développement de compétences mais se confrontent aussi à des attentes fortes en termes de clarté et stabilité du cadre de l’organisation du travail.
L’absence de différence entre une organisation habilitante et une organisation classique en termes d’effet d’un leadership habilitant sur l’engagement affectif, montré précédemment par A. Caillé et C. Jeoffrion (Caillé, Courtois, Galharret et Jeoffrion, 2020) et l’existence de deux profils comportementaux autour des procédures participatives de production d’innovations identifiés par A. Boboc et J.-L. Metzger pourraient ainsi avoir une explication commune : quand des dirigeants engagent l’organisation dans des démarches sollicitant l’adhésion des membres de l’organisation, c’est la liberté dont jouissent les agents pour apprécier l’intérêt des changements dans leur propre travail qui importe. La place de la communication non violente dans la formation accompagnant les changements étudiés par A. Caillé et C. Jeoffrion rejoindrait, de façon peu intuitive, le rôle joué par les passeurs dans les dispositifs décrits par A. Boboc et J.-L. Metzger, en confortant les opérateurs dans leur position dans l’organisation. Être entendu dans l’expression de ses besoins et voir ses propositions prises en compte par des experts constituent deux formes fortes de perception du respect attendu de la part de la hiérarchie et de l’organisation. Quant aux soignants rencontrés par C. Kornig et C. Massot, leur aspiration à la poursuite de l’expérimentation peut être lue comme une traduction de ce sentiment d’être pris en compte. Se sentir respecté dans son statut de travailleur, indépendamment d’une procédure d’évaluation individuelle, qui prend trop rarement en compte la part d’incertitude dans les résultats (Dehouck, Edey Gamassou et Lassagne, 2018), vient conforter la reconnaissance de l’instance personnelle du métier, qui dans ses liaisons et déliaisons avec les instances impersonnelle, transpersonnelle et interpersonnelle, permet de construire les ressources psychosociales (Miossec, 2011 ; Edey Gamassou et Clot, 2014) et de soigner le travail (Miossec, Donnay, Pelletier et Zittoun, 2010).
D’après Mintzberg (2019), les organisations efficaces, quelle que soit leur espèce, ont en commun, un sens fort de communityship qui se traduit par de l’énergie, de l’engagement des personnes et un intérêt collectif pour ce qu’elles font : « elles n’ont pas besoin d’être formellement responsabilisées puisqu’elles sont naturellement engagées. Elles respectent l’organisation car elle les respecte. Elles ne craignent pas d’être licenciées parce qu’un leader n’aurait pas atteint les objectifs chiffrés prévus[4]. Les salariés rencontrés par Anca Boboc, Alison Caillé, Christine Jeoffrion, Jean-Luc Metzger, Cathel Kornig et Christophe Massot ont adopté diverses postures par rapport aux décisions de leurs employeurs d’invitation à délibérer, mais ils semblent partager ce sens du communityship.
Les deux contributions suivantes traitent de formes de mises en discussion du travail qui ne relèvent pas d’initiatives managériales : l’objet d’étude de Béatrice Delay et Anne-Lise Ulmann a son origine au cœur de services de l’Etat tandis que Jean-Philippe Tonneau a exploité des archives extérieures à l’entreprise pour chercher à comprendre les dynamiques de recours au droit par des instances représentatives. Dans le dernier chapitre, Elodie Chevallier et Jean-Claude Coallier montre grâce à une revue de littérature que les innovations numériques peuvent modifier non seulement les conditions de travail mais aussi la nature et la finalité du travail.
B. Delay et A.-L. Ulmann étudient la démarche expérimentale qui a précédé l’inscription des Actions de formation en situation de travail (Afest) dans la réforme du système français de formation professionnelle portée par la loi du 5 septembre 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Cette inscription marque une rupture à l’égard du modèle pédagogique dominant du stage de formation à l’extérieur du lieu de travail et vise notamment à soutenir des pratiques de formation réputées plus adaptées au monde des TPE-PME. Inspirée de la tradition pragmatiste et par la philosophie de Dewey en particulier, cette contribution interroge l’horizon démocratique de cette forme d’expérimentation dans l’action publique, dont les autrices ont été parties prenantes. Elle retrace l’authentique démarche d’enquête initiée par les services de l’État, en rupture avec le mode dominant de production des normes publiques, qui a consisté à comprendre les problèmes associés à la quasi-inexistence de modes de formation articulés au travail, avant de produire des solutions. En effet, derrière les évolutions institutionnelles portées par la reconnaissance et la promotion des Afest, le processus de délibération qui a précédé la loi soulève la question des conditions d’une approche démocratique du travail dans l’action publique. B. Delay et A.-L. Ulmann insistent ainsi sur la nécessité de composer avec l’incertitude et la complexité du réel, sur les conditions d’un travail délibératif qui ne vise pas l’harmonie des positions et sur le desserrement des contraintes temporelles.
L’avant-dernier chapitre, rédigé par J.-P. Tonneau, porte sur les mobilisations du droit par les représentants du personnel et les organisations syndicales en situation de restructuration pour contester les licenciements. Attentif à l’usage du droit « par le bas », l’auteur analyse deux « affaires » qui ont concerné la Régie nationale des usines Renault dans les années 1970-1980. Il s’intéresse particulièrement aux motifs de recours au droit, et à un avocat militant, Tiennot Grumbach, dont les archives constituent le matériau empirique sur lequel l’analyse s’appuie. J.-P. Tonneau montre en particulier comment le recours aux tribunaux vise moins à empêcher les licenciements qu’à faire retour sur l’entreprise et les situations de travail : formuler des injustices vécues, fixer un cadre à la mobilisation collective, instaurer un « rapport de forces », peser sur les négociations en cours, mais aussi avoir le sentiment d’être « entendu » et retrouver une certaine « dignité ». Le recours au droit obéirait alors à des logiques qui ne sont paradoxalement pas très éloignées de celles qui motivent l’engagement des salariés dans les dispositifs managériaux étudiés dans les premiers chapitres de cette partie.
Dans le dernier chapitre, à l’issue de leur revue de la littérature, E. Chevallier et J.-C. Coallier ayant montré que le travail peut se trouver aussi bien enrichi qu’appauvri par l’accroissement de la place du numérique, ils proposent que la notion de « sens » du travail soit davantage explorée dans l’étude du processus de réussite des changements appuyés sur le numérique.
Bibliographie
Caillé A., Courtois N. et Jeoffrion C., 2020, « Les pratiques d’habilitation des superviseurs : Perceptions et attentes des salariés d’une industrie aéronautique en France », Humain et Organisation, vol. 6, n°1, 31‑48.
Davoine L. et Méda D., 2009, « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Informations sociales, n°153, 48-55.
Deci E. L. et Ryan R. M., 2011, « Levels of Analysis, Regnant Causes of Behavior and Well-Being: The Role of Psychological Needs », Psychological Inquiry, n° 22, 17-22.
Dehouck L., Edey Gamassou C. et Lassagne M., 2018, « Déconstruire pour reconstruire l’entretien individuel d’évaluation : Du hasard et de la chance dans la performance des managers », Revue française de gestion, vol. 44, n° 271, 67-81.
Dumez H., 2016, « L’hypocrisie organisationnelle », in J.-M. Saussois (dir.), Les Organisations : État des savoirs, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 267-273.
Edey Gamassou C. et Clot Y., 2014, « Ressources (2) », in P. Zawieja et F. Guarnieri (dir.), Dictionnaire des risques psychosociaux, Paris, Seuil, 652-654.
Iribarne, d’, P., 1989, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil.
Karasek R. A., 1979, « Job Demands, Job Decision Latitude, and Mental Strain: Implications for Job Redesign », Administrative Science Quarterly, vol. 24, n° 2, 285-308.
Mintzberg H., 2019, Bedtime stories for managers, Oakland, Berrett-Kœhler Publishers.
Miossec Y., 2011, « Le métier comme instrument de protection contre les risques psychosociaux au travail : le cas d’ingénieurs managers de proximité », Le Travail humain, vol. 74, n° 4, 341-363.
Miossec Y., Donnay C., Pelletier M. et Zittoun M., 2010, « Le développement du métier : une autre voie de prévention… des risques psychosociaux ? L’exemple d’une coopération entre médecins et psychologues du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 10, 195-208.
Vuattoux J.-C. et Chakor T., 2020, « Le management du bonheur au travail est-il du greatwashing ? », Liaisons sociales Magazine, n° 214, septembre, p. 46.
- Université Paris-Est Creteil, IRG, F-94010 Créteil, France.↵
- Université Gustave Eiffel, IRG, F-77447 Marne-la-Vallée, France.↵
- Université Paris-Dauphine, PSL Research University, IRISSO.↵
- « How can you recognize communityship in an organization? That’s easy: you feel the energy in the place, the commitment of its people, and their collective interest in what they do. They don’t have to be formally empowered because they are naturally engaged. They respect the organization because it respects them. There is no fear of being fired because some « leader » hasn’t made the anticipated numbers on some bottom line. […] So here’s to just enough leadership, embedded in communityship » (Mintzberg, 2019, p. 43).↵