La crise du temps industriel et ses effets sur la santé des salariés chez un constructeur automobile

Juan Sebastian Carbonell[1]

Depuis la crise économique de 2008, la filière automobile a connu une accélération des plans des restructurations, des suppressions d’emplois et des réorganisations du travail. Aux suppressions d’emplois s’ajoutent désormais les « accords de compétitivité », présentés souvent comme une manière d’échapper aux licenciements économiques. Ces accords trouvent leurs origines dans les accords « compétitivité-emploi » de 2012, dans les « accords de maintien de l’emploi » de l’accord national interprofessionnel de janvier 2013, puis dans les « accords de préservation ou de développement de l’emploi » de la loi El Khomri de 2016. Enfin, les ordonnances Macron du 22 septembre 2017 remplacent les accords précédents par les accords de performance collective. Ce type d’accord remet en cause le principe de faveur, c’est-à-dire qu’il s’oppose dans son contenu aux clauses du contrat du travail. Il peut ainsi modifier plusieurs aspects des conditions de travail, tels que la rémunération ou le temps de travail, et ce même si l’accord est moins favorable que le contrat de travail[2].

Plusieurs de ces accords ont été signés dans différentes entreprises de la filière automobile – constructeurs et équipementiers – au lendemain de la crise de 2008, à l’image de Sevelnord en 2012, de Française de Mécanique en 2013, de PSA en 2013 et en 2016 ou de Renault en 2013 et en 2017. Plus récemment, la crise économique de 2020 déclenchée par l’épidémie de Covid-19 a de nouveau favorisé la signature de ce type d’accord, en premier lieu dans les secteurs les plus affectés, comme l’aéronautique. Toutefois, il faut rappeler que, tout comme les restructurations, ces accords comportent une forte dimension rhétorique (Hirsh et De Soucey, 2006), dans la mesure où ils sont présentés par les directions des groupes comme une manière de remédier à la situation de crise et de « sauver des emplois ». En effet, souvent ces accords sont accompagnés de préambules qui cherchent à justifier les modifications des conditions de travail par la situation de l’entreprise. C’est de cette façon que l’organisation du temps de travail dans la filière automobile a été modifiée en échange d’un maintien de l’emploi ou d’un certain volume de production.

Différents travaux constatent un mouvement général de réduction du temps de travail sur l’échelle de deux siècles. C’est le cas de la France, où le temps de travail a été réduit de moitié depuis le XIXe siècle, passant de 3 000 heures par an à 1 600 heures au tournant du millénaire (Marchand et Thélot, 1997). On constate le même phénomène ailleurs en Europe. Par exemple en Suisse, où le temps de travail a diminué de 65 heures hebdomadaires à la fin du XIXe siècle à 45 heures dans les années 1920, puis à 42 heures dans les années 1990 (Cianferoni, 2019). De manière générale, Michael Huberman et Chris Minns (2007) montrent une tendance générale et régulière de baisse du temps de travail dans les pays riches (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord et Australie).

Cependant, pour Pietro Basso (2003), le mouvement de réduction du temps de travail s’est arrêté dans la plupart des pays à partir des années 1970, au même moment que le temps de travail devient de plus en plus intense et variable. Il remarque notamment que dans certains pays, comme aux États-Unis, le temps de travail a même augmenté d’une demi-heure en moyenne par jour entre 1969 et 1989 (Basso, 2003, p. 15). Enfin, pour Jens Thoemmes (2000), la baisse du temps de travail s’accompagne d’une « intensification discontinue » du temps de travail, où les salariés sont davantage soumis au temps de la production, en même temps que se multiplient les durées de travail.

Quelques travaux ont commencé à illustrer ces transformations en France à partir des études sectorielles ou des études de cas (Clouet et al., 2019). Ainsi, Fanny Vincent (2014) analyse la mise en place du « 12 heures » à l’hôpital et la manière dont les infirmières cherchent à se l’approprier. Les travaux qui se sont penchés sur l’industrie soulignent notamment que de nouvelles « logiques de pression temporelle » s’installent, telles que de nouvelles formes d’automatisation du travail, la lean production et le juste-à-temps (Valeyre, 2001). Toutefois, peu d’études de terrain existent sur l’industrie.

Souvent menée au nom de l’emploi, la négociation collective sur le temps de travail depuis le début des années 2000 est marquée par une libéralisation des 35 heures (Jobert, 2010), ce à quoi s’ajoute la banalisation du travail le dimanche (Boulin et Lesnard, 2017). Toutefois, dans ce chapitre je souhaite montrer à partir d’une étude de cas que les dynamiques contemporaines du temps de travail ne peuvent pas se réduire à une simple transaction entre temps et emploi. Je cherche à montrer que les transformations citées plus haut favorisent un temps industriel plus flexible et fragmenté et que celui-ci a des effets négatifs sur la santé des travailleurs et sur leur manière de concilier vie familiale et vie professionnelle, comme cela a été démontré pour le travail du dimanche (ibid.).

Je m’appuie ici sur une enquête de terrain réalisée entre 2013 et 2017 sur la négociation et la mise en place de deux accords de compétitivité et sur leurs effets sur l’organisation sur le temps de travail dans une usine du groupe PSA à Mulhouse. PSA-Mulhouse est un établissement de fabrication et d’assemblage de voitures de la marque Peugeot, Citroën et DS, qui employait autour de 6 100 salariés début de 2017. Il s’agit du deuxième établissement du groupe PSA en France en termes de taille. Trois équipes travaillent à PSA-Mulhouse : la tournée A et la tournée B alternent une semaine sur l’autre les horaires du matin (5h20-13h06) et les horaires e l’après-midi (13h06-20h32), tandis que la tournée C travaille dans des horaires de nuit (20h37-3h54). Parfois des équipes du week-end (VSD, SD, SDL, etc.) sont mises en place lorsqu’il y a des surcroîts de commandes. Le rythme de travail de la tournée A et B n’est pas identique d’une semaine à une autre, mais reste plus ou moins prévisible d’une semaine sur l’autre. Les ouvriers de la tournée C connaissent quant à eux les mêmes horaires d’une semaine sur l’autre. Deux accords ont été signés par le groupe PSA et les organisations syndicales représentatives, un en 2013 et un autre en 2016, afin de faire face à la crise que traversait le groupe. J’ai réalisé une cinquantaine d’entretiens approfondis avec des ouvriers de l’usine terminale (ferrage, peinture et montage), syndicalistes et ouvriers non-syndiqués. J’ai aussi recueilli une série de documents internes à l’entreprise (tracts, bilans sociaux, comptes-rendus de CHSCT du montage et comptes-rendus de CE) pendant la période étudiée.

Je souhaite revenir premièrement sur la double mise en crise du temps industriel, sa flexibilisation et sa fragmentation dans l’usine étudiée. Je reviendrai dans une deuxième partie sur les effets sur la santé des transformations de l’organisation du temps de travail.

1. Une organisation du temps plus adéquate aux besoins de l’entreprise

1.1. Un temps plus flexible

Le temps de travail est au cœur des deux accords de compétitivité signés par PSA et les organisations syndicales représentatives en 2013 et en 2016. Le premier accord, intitulé Nouveau contrat social, met en place plusieurs mesures de « flexibilité industrielle », dont un dispositif d’overtime et une modulation collective plus flexible[3]. Ces mesures visent, entre autres, à rendre le temps de travail davantage flexible et extensible.

PSA n’est pas une exception, loin de là. L’overtime a été introduit dans plusieurs autres entreprises de la filière automobile en France, comme à Toyota, Sevelnord, Renault ou Française de Mécanique. Chez Toyota, l’overtime est pratiqué depuis la construction de l’usine en 2001. La direction de l’établissement peut exiger jusqu’à une heure de travail supplémentaire en fin de poste, avec un délai de prévenance de quelques jours. Chez Sevelnord, l’accord de 2012 autorise la direction à organiser un « rattrapage collectif de la production le jour même et sans versement d’une prime de prévenance tardive »[4]. Chez Française de Mécanique, le dispositif est introduit dans l’accord de 2013. Il vise la « souplesse » des installations et cherche aussi à rattraper des pertes de production. L’allongement horaire peut être entre 30 minutes et une heure par équipe. Ici, la durée de l’allongement dépend du délai de prévenance. L’annonce peut avoir lieu la veille ou le jour même avant la dernière pause. Enfin, le dispositif est encadré : il ne doit pas permettre de produire plus que le volume de moteurs programmé et il ne peut pas être mis en œuvre plus de quatre jours par semaine. Chez Renault, c’est l’accord de 2017 qui met en place un allongement obligatoire de la journée de travail. Il peut être d’une heure, mais il est très encadré : il ne peut pas avoir lieu le vendredi soir s’il y a une séance de travail le samedi ; il peut avoir lieu seulement en équipe de l’après-midi ; une pause supplémentaire de cinq minutes est accordée ; il ne peut pas y avoir plus de huit allongements par mois et 50 allongements par an et les salariés sont prévenus plusieurs jours à l’avance.

Chez PSA, l’overtime a commencé à être appliqué début 2014. Toutefois, l’entreprise a déjà expérimenté à Mulhouse dès avril 2013, c’est-à-dire avant la négociation de l’accord de compétitivité, des allongements horaires sur la ligne de montage qui assemble les voitures Peugeot. Ce changement correspond au succès commercial de la Peugeot 2008, fabriquée à Mulhouse, ce qui provoque une commande de 2 000 unités supplémentaires pour le deuxième trimestre 2013. Au lieu de créer une demi-équipe supplémentaire au système 2, la direction envisage alors des allongements horaires d’une heure (de 20h30 à 21h30 du lundi au jeudi) et des samedis supplémentaires travaillés.

Ce mode de fonctionnement est entériné dans l’accord de compétitivité de 2013. La direction souhaite en effet mettre en place le recours à l’overtime (appelée dans les documents internes « garantie journalière de production »), qui permet de prolonger la journée de travail ou de raccourcir la pause casse-croûte de dix minutes pour la tournée A et B et de 20 minutes pour la tournée C. Nous avons montré ailleurs comment ce dispositif affecte le temps de travail des ouvriers à l’usine (Carbonell, 2018). D’une part, il réduit les « interstices » des ouvriers dans le travail, notamment lors des temps de pause. Ensuite, il rend plus difficile de s’approprier le temps de travail, les marges de manœuvre se réduisent. Enfin, il introduit de l’incertitude dans le temps de travail du point de vue des ouvriers de l’usine, provoquant du mécontentement et des débrayages dans certains cas[5].

Le temps de travail annuel est quant à lui flexibilisé par l’organisation de séances de travail supplémentaires les samedis, dimanches et jours fériés. Chez Sevelnord, l’accord de 2012 s’appuie sur l’accord signé au moment de la mise en place des 35 heures, car celui-ci permet de faire varier les horaires collectifs de travail en fonction des besoins conjoncturels de production. Le nouvel accord permet d’organiser des séances supplémentaires qui ne sont pas majorées, mais placées dans un compteur propre à chaque salarié. Chez Française de Mécanique, le temps de travail journalier est de 7 heures et 15 minutes. Ces 15 minutes alimentent un compteur qui se transforme ensuite en des jours de repos. Néanmoins, l’accord de 2013 supprime ces 15 minutes en faveur de l’organisation de séances de travail obligatoires le samedi matin ou après-midi. Chez Renault, l’accord de 2017 spécifie les conditions de recours à des séances supplémentaires tout en fixant quelques limites, avec la mise en place d’un calendrier trimestriel et un délai de prévenance d’au moins 15 jours.

Comme dans les autres entreprises de la filière automobile, la direction de PSA s’appuie sur l’accord sur le temps de travail de 1999 qui a mis en place les 35 heures dans les usines du groupe. À ce moment-là, l’entreprise souhaitait profiter du cadre légal ouvert par la loi afin de trouver une organisation du temps de travail plus adéquate au fonctionnement de ses usines en annualisant le temps de travail des salariés. C’est en effet cet accord qui ouvre la possibilité d’organiser des semaines de travail de six jours. En effet, l’accord affirme que « le travail, dans le cadre de cycles à temps plein, pourra être organisé sur 3, 4, 5 ou 6 jours par semaine »[6] et que « l’entreprise pourra faire varier l’horaire collectif à la hausse pour faire face à une augmentation de la demande ou à la baisse, pour s’ajuster à des diminutions conjoncturelles des besoins »[7].

Les accords négociés en 2013 et 2016 poussent cette logique encore plus loin, avec des semaines de six jours de travail, du lundi au samedi, une semaine sur deux sans majoration, avec un placement des heures travaillées le samedi dans un compteur individuel. Celui-ci permet d’« accumuler » des jours travaillés ou de devoir des jours de travail à l’entreprise lorsque des séances de travail sont annulées. Une des principales modifications introduites par les accords concerne le paiement des samedis travaillés. Si ceux-ci étaient majorés de 50 %, l’accord de 2013 supprime dans les faits cette majoration et place cette séance travaillée dans le compteur. C’est pour cette raison que la CGT a popularisé l’expression « samedi gratuit » pour parler des séances de travail en modulation. Les organisations syndicales (tout particulièrement la CFDT) ont toutefois négocié la majoration d’un samedi travaillé sur trois à 25 %.

Les travailleurs de la tournée C, l’équipe de nuit, sont aussi concernés par des formes de variations et de flexibilité des horaires. Les horaires de nuit sont des horaires atypiques (Boisard et Fermanian, 1999 ; Boulin et Lesnard, 2017) mais que les salariés se sont traditionnellement appropriés. Ils évoquent plusieurs avantages à travailler de nuit, notamment une majoration du salaire de 18 %, des horaires moins variables, une plus grande autonomie et une meilleure ambiance dans les équipes. Pourtant, depuis 2013, la direction met en place différents moyens pour faire varier les horaires de nuit, comme un overtime qui peut être de 20 minutes, ou le « travail à la carte », c’est-à-dire la possibilité de prolonger le temps de travail de 3h54 à 5 heures du matin en modulation. De même, à la différence du travail en équipe (tournées A et B), les séances de travail des ouvriers de nuit peuvent être plus courtes. Ils peuvent rentrer plus tôt chez eux après avoir travaillé seulement cinq heures en raison de pannes ou de ruptures avec les fournisseurs.

Comme le montrent certaines enquêtes (Valeyre, 2006 et 2007), les organisations en juste-à-temps sont celles où la flexibilité des horaires de travail est le plus pratiquée, avec une prédominance du travail les samedis et les dimanches, comme c’est le cas aujourd’hui à PSA-Mulhouse. Comme le rappelle aussi Tommaso Pardi (2009), les directions des constructeurs planifient des volumes de production systématiquement supérieurs aux capacités de production. Celles-ci ont alors deux moyens pour satisfaire ces programmes de production : augmenter la productivité des salariés, ou les faire travailler plus longtemps. Ainsi, les heures de travail supplémentaires à des horaires atypiques sont normalisées par les directions des entreprises, devenant un moyen parmi d’autres pour ces dernières de produire plus. Ceci est confirmé par plusieurs de nos enquêtés dans le cas de l’overtime. Ceux-ci affirment que si l’overtime était présenté comme exceptionnel – utilisé seulement lorsqu’il y a des pertes de production – très vite, il est programmé tous les jours de la semaine. De la même façon, les organisations syndicales affirment souvent en comité d’établissement que le recours à l’overtime n’a rien d’exceptionnel et qu’il est devenu la norme.

Ainsi, les comptes-rendus de comité d’établissement montrent que s’il y a des pertes de production suite à des « aléas industriels » (pannes, ruptures d’approvisionnement, etc.), ces pertes sont non seulement récupérées, mais presque toujours dépassées grâce à l’overtime et à la modulation. Par exemple, au mois de janvier 2013, la ligne qui fabrique les voitures Citroën a perdu 374 véhicules suite à des pannes informatiques, mais elle a produit 692 véhicules en plus par rapport aux programmes. De la même manière, au mois de juin 2014, la ligne qui fabrique les voitures Peugeot a perdu 85 unités, mais a produit 247 en plus par rapport aux programmes, en partie grâce à l’overtime. On voit donc que l’overtime et la modulation rendent flexible et extensible le temps de travail des ouvriers, permettant de produire davantage de voitures. En cela, ils participent à la mise en crise du régime temporal fordiste caractérisé par la régularité et la prévisibilité des horaires de travail (Bouffartigue, 2012). De plus, cette mise en crise du temps industriel est favorisée par la fragmentation du temps de travail à l’usine.

1.2. Un temps fragmenté

Ces deux dispositifs (overtime et modulation) contribuent donc à rendre le temps de travail flexible et extensible, permettant souvent de dépasser les programmes de production. En outre, cette nouvelle organisation favorise la fragmentation du temps de travail en raison de la désynchronisation des différents secteurs de l’usine. Des ouvrages classiques sur le travail ont insisté sur la quadruple unité du temps de travail dans le capitalisme industriel naissant : on y fabriquait une seule marchandise, dans un même lieu, sous la direction d’un patron et en même temps (Marx, 1867). Or les transformations de la production et sa réticularisation font que dans les organisations productives contemporaines le flux devient un organisateur du travail (Célérier, 1994). La coordination d’activités entre le service commercial et l’usine terminale où sont assemblées les voitures devient centrale pour que les programmes de production soient respectés. Dans cette configuration, chaque atelier, voire chaque unité élémentaire de production[8] a sa propre temporalité, ce qui se révèle tout particulièrement dans la mise en place de l’overtime et de la nouvelle modulation du temps de travail.

On voit donc que cette désynchronisation est de plusieurs ordres. Premièrement, elle concerne les différents ateliers de l’usine. Ainsi, le montage et le ferrage peuvent travailler selon des rythmes différents suite à des ruptures du flux, telles que des pannes ou des ruptures d’approvisionnement. Par exemple, début 2016, une panne a provoqué un décalage entre le montage et le ferrage sur le nombre de samedis travaillés. Le samedi 4 février correspond au deuxième samedi de l’année travaillé au ferrage, mais seulement au premier samedi travaillé au montage. Ceci a des conséquences importantes sur le paiement des heures travaillées du fait que la majoration des samedis à 25 % ne concerne que le troisième samedi travaillé.

Deuxièmement, la désynchronisation concerne les différentes tournées entre elles. Par exemple, deux séances supplémentaires ont été organisées pour la tournée A sur la ligne qui fabrique les véhicules Peugeot au mois de janvier 2014, ainsi que deux séances supplémentaires au mois de février. Pendant la même période, la tournée B n’a travaillé qu’un samedi par mois.

Enfin, troisièmement, les séances de travail de certains ateliers ou de certaines tournées peuvent être annulées, avec les conséquences déjà mentionnées plus haut sur le paiement des jours travaillés en modulation. Par exemple, le 2 janvier a été une séance non travaillée pour l’ensemble des tournées de l’usine terminale (ferrage, peinture et montage), tandis que le 8 et 9 mars ont été des séances non travaillées seulement pour la tournée A du ferrage et de peinture. De la même manière, le vendredi 20 et le samedi 21 janvier, la tournée A du montage n’a pas travaillé à cause d’un manque de pièces. Ces séances non travaillées sont rares à l’usine terminale, alors qu’elles sont fréquentes dans d’autres secteurs comme à l’outillage central ou à l’atelier mécanique.

La fragmentation de l’unité du temps de travail peut être poussée encore plus loin. Le temps de travail est organisé collectivement, or certains salariés peuvent faire le choix de poser un jour s’ils ont assez d’heures dans leur compteur. Ils peuvent alors avoir une temporalité différente vis-à-vis de leurs collègues dans les différentes unités de production. Ainsi, que l’on travaille au montage, ou au ferrage, en tournée A ou tournée B, les horaires de travail et le paiement des samedis peuvent être différents. On remarque donc que le temps de travail garde, en dernière instance, relativement peu d’unité sur le site.

Comme on le verra dans la partie suivante, cette nouvelle organisation du temps de travail n’est pas sans conséquences sur la santé des salariés. Tout particulièrement, les cycles de travail de six jours, du lundi au samedi, une semaine sur deux, et avec l’organisation d’overtime plusieurs jours par semaine, provoque l’expression d’un important sentiment de fatigue chez les enquêtés.

2. Des salariés mis à l’épreuve

2.1. Faire face à la « mauvaise fatigue »

La fatigue a souvent été laissée de côté par la sociologie du travail au profit d’autres formes d’expression du mal-être au travail telles que le stress, le syndrome d’épuisement émotionnel ou le burnout. De la même manière, selon une idée très répandue, la réduction du temps de travail mentionnée plus haut, ainsi que la mécanisation de certaines tâches pénibles, auraient contribué à éliminer la fatigue comme caractéristique constitutive de la condition ouvrière contemporaine. Il n’en est rien, puisqu’une partie de la sociologie des conditions de travail a insisté sur la persistance de la pénibilité au travail. En ce qui concerne le travail industriel, modernisation et automatisation n’ont pas entraîné nécessairement d’amélioration des conditions de travail, au contraire. Comme le rappellent les travaux de Michel Gollac et Serge Volkoff (2007), une des conséquences les plus importantes de la mécanisation d’une partie croissante des tâches est la valorisation économique d’un capital coûteux, ce qui se traduit ensuite par un prolongement de la durée de travail ou par son intensification. Ces différents facteurs expliquent qu’au cours de notre enquête, la fatigue au travail est revenue sans cesse comme conséquence de l’overtime, de la modulation collective et, de manière plus générale, du régime horaire à PSA décrit dans la partie précédente.

La fatigue reste néanmoins quelque chose de difficile à définir, raison pour laquelle nous préférons parler, à la suite de Marc Loriol (2003), de sentiment de fatigue physique et de la fatigue en tant que catégorie indigène. D’autant plus que dans les propos des enquêtés, celle-ci n’a pas seulement une dimension physiologique, mais également sociale (Friedmann, 1946, p. 70), ce qui fait que la fatigue des ouvriers a finalement en commun avec les métiers de service qu’elle affecte la dimension subjective du travail et le rapport aux autres.

Comment interpréter donc le sentiment de fatigue des ouvriers enquêtés ? Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de Mohamed, ouvrier d’une quarantaine d’années au montage travaillant sur la ligne d’assemblage des véhicules Peugeot et élu CFDT au comité d’établissement et délégué du personnel :

« La semaine qu’on travaille du matin, on fait du lundi jusqu’au samedi, ça va encore… Le problème survient lundi quand on revient. Lundi et mardi, les gens ne parlent pas, ni communication, ni sourire, ni rien du tout ! […] Moi ce qui me fait peur c’est physiquement, parce que quand t’arrives mardi t’es vidé, mais t’es vidé. Moi, j’ai la chance d’être délégué, donc hier j’étais de journée, mais j’ai quand même des petites bulles de… [Il souffle.] »

Dans cet extrait, il est question d’une fatigue qui correspond à l’usure physique et à une fatigue dont la caractéristique est qu’elle ne peut pas être récupérée. La fatigue est ressentie la semaine suivante, lundi et mardi. On peut la rapprocher de ce que Georges Friedmann appelle la « fatigue résiduelle », c’est-à-dire une fatigue accumulée dans le temps et difficile à évacuer avec une nuit de repos, voire avec un week-end : « La réparation apportée par les repos du jour et de la nuit n’est pas suffisante. L’équilibre n’a pas le temps de se rétablir chez l’ouvrier avant que la prochaine séance de travail vienne à nouveau exercer sur lui son action » (Friedmann, 1946, p. 79). La première conséquence de cette fatigue est alors une « usure lente – organique et nerveuse – de l’homme par son travail ». On peut également parler de « mauvaise fatigue », c’est-à-dire d’une fatigue durable, qui n’est pas éliminée par le sommeil, résultat d’une contrainte extérieure non choisie, par opposition à une « bonne fatigue », librement choisie et qui peut être surmontée grâce à un repos « normal » (Loriol, 2000).

La fatigue physique est certes un type de fatigue plus facile à verbaliser, la force physique étant encadrée par des limites naturelles. Mais cette fatigue physique se double d’une fatigue « morale ». Pendant la semaine suivante, une semaine de cinq jours de travail, l’« ambiance » et le moral des salariés sont au plus bas. En ce sens, la fatigue provoquée par le régime horaire chez PSA dont fait mention Mohamed ne peut donc pas être comprise seulement à travers ses aspects matériels, comme une dépense de force physique qui ne peut pas être récupérée. Comme on l’a dit, elle a ceci en commun avec la fatigue éprouvée dans les métiers de service, ce que l’on retrouve dans l’extrait d’entretien suivant avec Mohamed :

« Le samedi quand t’arrives, t’as travaillé le matin, l’après-midi t’es claqué, t’es explosé. Ta journée, elle est courte. Tes enfants, quand t’es du matin le vendredi, tu profites de l’après-midi, tu les ramènes au parc, tu fais ce que tu veux. Si t’as des grands enfants, c’est autre chose, le samedi tu fais des activités, tu vas faire des courses. Il y a un équilibre. Mais quand tes enfants commencent à te dire : “Papa on fait plus rien, papa t’es fatigué”… Et l’année dernière c’était ça pendant une période où on faisait les heures sup. […] Mais ça perturbe vraiment tout. L’alimentation, l’aération de l’esprit, le vendredi soir il y en a qui se permettent quand même d’aller boire un verre chez un pote, mais ça tu le fais plus. »

Enfin, on voit ici que la vie de famille se voit elle aussi affectée par les cycles de travail de six jours. Il rapporte en entretien que la période de la fin de l’année scolaire est une période où la vie sociale et familiale commence à être plus intense, mais c’est aussi une période où la charge de travail est plus importante et où les samedis et jours fériés sont souvent travaillés. La quantité de temps de travail supplémentaire exigée par PSA empiète alors sur la vie privée des ouvriers. Puis, à mesure que le nombre de samedis non travaillés se réduit, un week-end complet, qui autrefois était la norme, devient un fait exceptionnel.

2.2. « Il y a ceux qui tiennent et il y a ceux qui ne tiennent pas »

Si l’exemple de Mohamed est évocateur quant aux conséquences de la nouvelle organisation du temps de travail sur le sentiment de fatigue et sur la vie privée des ouvriers, qu’en est-il d’autres catégories d’ouvriers, notamment de ceux plus âgés et en moins bonne santé ?

Jean-Pierre est un ouvrier de 52 ans avec 25 ans d’ancienneté, travaillant au ferrage, atelier qu’il décrit comme « rude, très sale, très bruyant, très dangereux ». Il a des restrictions médicales qui ont provoqué en 2016-2017 un arrêt maladie de sept mois. L’étude de sa trajectoire montre que le maintien en emploi des salariés « seniors » et/ou malades, de même que l’intensification du travail résultant des accords de compétivité successifs, contribuent à la constitution des ouvriers avec des restrictions médicales comme un groupe à part dans l’usine, dont les carrières seraient parallèles à celles des autres embauchés en bonne santé ou capables de tenir les postes. Comme il le dit lui-même : « J’ai quand même 52 ans, donc voilà. Ça use, ça use. Le travail que je fais use. Mentalement et physiquement ». Ceci fait ressortir les particularités de son rapport à la nouvelle organisation du temps de travail et à la fatigue exprimée :

« La semaine prochaine je serai du matin. Je commence déjà avec une modulation le samedi. Ça veut dire, écoute bien, que je vais travailler six jours sur sept. Physiquement, je suis pas top, forcément. Je vais rentrer samedi, le soir à 20h je vais commencer à dormir. Je vais m’asseoir sur le canapé, je m’endors direct. Parce que la fatigue est telle que tu récupères plus. Il suffit que je boive une bière et c’est fini, là tu tombes ! Et t’as intérêt, quand tu rentres, à faire tout de suite quelque chose. Parce que si tu vas au canapé et tu regardes les infos, fini, t’es mort. »

Pour Jean-Pierre, à l’épuisement physique s’ajoute également l’irrégularité du rythme de la production : s’il travaille six jours de suite, il se peut que la semaine suivante il ait plusieurs jours de chômage technique. De plus, dans l’usine étudiée, en fin d’année les jours de chômage technique se succèdent, tandis qu’au premier semestre les ouvriers travaillent deux samedis par mois, voire même certains jours fériés. On voit donc ici qu’une des conséquences de la nouvelle organisation du temps de travail dans l’industrie automobile contemporaine consiste en la succession de périodes de sous-utilisation de la main-d’œuvre et de périodes d’un usage sans retenue des forces physiques. Ces périodes demeurent imprévisibles pour des ouvriers qui n’ont pas connaissance de l’état du marché automobile ou des stratégies commerciales des constructeurs.

Le cas de Jean-Pierre illustre aussi comment les nouvelles exigences en termes de disponibilité temporelle placent des salariés âgés et/ou avec des restrictions médicales dans la situation de ne plus correspondre au profil de l’ouvrier-type demandé par PSA. Il exprime alors l’angoisse d’être trop vieux pour pouvoir « tenir », mais pas suffisamment âgé pour pouvoir bénéficier du plan de préretraite à partir de 57 ans. Le risque dans lequel il se trouve est de ne pouvoir tenir son poste et d’être en conséquence qualifié d’inapte à tout poste, ce qui ouvre la porte à un licenciement. C’est ainsi que l’exprime également Marco, ouvrier au montage de 50 ans, avec des restrictions médicales importantes et adhérent à la CGT :

« Il y a ceux qui tiennent et ceux qui tiennent pas. Ceux qui tiennent pas on leur fait avaler des couleuvres : “Écoute, on peut t’aider à trouver du boulot ailleurs, on peut t’aider à te reconvertir”, des conneries comme ça. Il y en qui marchent, il y en a qui quittent, il y en a qui craquent. »

L’expression d’un sentiment de fatigue n’a rien d’un simple fait physiologique, mais prend tout son sens dans le contexte des transformations du travail industriel après la crise économique de 2008 et tout particulièrement suite aux accords de 2013 et de 2016. Certes, chaque ouvrier l’exprime à sa manière selon sa trajectoire et ses propriétés sociales, ou, dit autrement, chaque enquêté investit dans ce sentiment un sens qui lui est propre. Pourtant, ces propos sont aussi structurés par l’expérience commune des transformations du travail, en l’occurrence la forme d’une dégradation des conditions de travail et de l’accroissement des exigences du travail ouvrier.

Conclusion

Dans ce texte, j’ai essayé de montrer en quoi consistent les principales transformations de l’organisation du temps de travail dans l’industrie automobile après la crise économique de 2008 à partir d’une étude de cas. J’ai également essayé de montrer quelles étaient les conséquences de ces transformations sur la santé des salariés de l’établissement. Les transformations introduites depuis les 35 heures, approfondies par les accords de compétitivité négociés suite à la crise économique du secteur, vont dans le sens d’une mise en crise de la régularité cyclique et de l’unité du temps de travail dans les usines. Le temps de travail devient davantage flexible et fragmenté grâce à l’introduction de dispositifs d’organisation du temps de travail, tels que l’overtime ou une nouvelle modulation. On voit donc que dans la filière automobile, « se substituent aux temps homogènes, collectifs et standardisés les temps flexibles et extensibles, à amplitude et intensités variables » (Bouquin, 2006, p. 131). Ces transformations ne sont pas sans conséquences sur la santé des salariés, puisqu’elles provoquent l’expression d’un sentiment de fatigue chez les ouvriers enquêtés. Il s’agit d’une « mauvaise fatigue », c’est-à-dire d’une fatigue qui ne peut être récupérée et qui s’accumule au fil des semaines et qui, en même temps, perturbe les rythmes sociaux et le rapport aux autres, dans et en dehors du travail. Enfin, cette fatigue s’exprime différemment selon les propriétés sociales des enquêtés. Elle revêt des dimensions plus tragiques chez les ouvriers « senior » et/ou avec des restrictions médicales.

Bibliographie

Basso P., 2003, Modern Times, Ancient Hours. Working Lives in the Twenty-first Century, New York, Verso Books.

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  1. Gerpisa, ENS Paris-Saclay, IDHES.
  2. Toutefois, ces accords ne peuvent déroger aux principes d’ordre public comme le SMIC ou la majoration des heures au-delà de 35 heures.
  3. Sur les enjeux de la négociation de contreparties à une plus grande flexibilité du le temps de travail, voir : Carbonell, 2019.
  4. Accord d’entreprise sur l’adaptation des conditions de travail, la pérennisation des emplois et le développement de Sevelnord, 2012, p. 16.
  5. Plusieurs autres travaux font référence à l’overtime dans des usines de la filière automobile. Voir notamment : Besser, 1996 ; Graham, 1995 ; Kamata, 2008 [1976].
  6. Accord cadre sur l’amélioration de l’organisation et la durée du travail, la formation et l’emploi, p. 10.
  7. Ibid., p. 13.
  8. Les unités élémentaires de production (UEP) sont les équipes de travail dans les différents secteurs.


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