Introduction

Muriel Prévot-Carpentier[1]

Les quatre textes réunis dans cette troisième partie témoignent d’une évolution, au sens d’une pluralisation, du vocabulaire lié au champ de la démocratie au travail : du grec dêmos, le peuple, kratein, qui commande, il n’est plus ici question seulement, les mots qui portent cette idée sont aussi ceux de « libérer » le travail ou encore de travailler « autrement ». Le verbe « libérer » apparaît plus récent, issu du vocabulaire des sciences de gestion, marqué par l’ouvrage de Getz et Carney (2012), fondateur pour le vocable, alors que la question de la démocratie industrielle est assez ancienne, puisque puisant dans le XIXe siècle (Webb, 1897), même si elle est renouvelée par des approches qui appellent à démocratiser à partir du travail pour parvenir à une démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux et politiques au-delà des systèmes de démocratie représentative (Cukier, 2018).

Cette évolution du vocabulaire va de pair avec le développement d’une pluralité de modèles organisationnels, offrant une palette large de pratiques réputées moins traditionnelles, parfois plus solidaires, ou encore innovantes. Ainsi, interrogeant les « mythes qui entourent les start-ups », Marion Flécher examine la véritable nouveauté portée par ce modèle d’entreprise et l’effectivité de la transformation des « relations de subordination au travail, classiquement à l’œuvre dans les entreprises ». Faisant l’histoire de la naissance de ce modèle d’entreprise, elle y montre les conditions de naissance du discours utopique sur les start-ups et remet en cause l’idée de « basculement d’un modèle de travail hiérarchique et vertical à un modèle qui serait horizontal, digitalisé et libéré ».

Yannick Fondeur retrace l’institution progressive d’un modèle d’entreprise autogérée, alternatif aux grandes sociétés de services en ingénierie en informatique, dites « SSII », qui apparaît s’être construit en opposition aux pratiques usuelles de ces sociétés. D’où le vocabulaire du « travailler et faire entreprise autrement » car le modèle traditionnel auquel ces freelances du numérique ne veulent pas participer est bien identifié et majoritaire dans leur domaine de compétences et d’exercice. Revendiquant la spécificité de leurs pratiques de travail par un manifeste et une sociabilité amicale primordiale pour leur fonctionnement, l’extension colossale et souhaitée du réseau initialement bâti devient un défi tangible, mettant en tension l’égalité réelle revendiquée entre tous les membres de l’organisation.

Le terme de démocratie est employé de manière si diverse selon les organisations que Valentina Grossi propose préalablement dans son chapitre de le définir pour l’entendre comme « la prise sur les normes et les finalités de l’activité que les acteurs ont collectivement la capacité d’élaborer au cours de leurs interactions ». Cette capacité normative des individus et collectifs dans l’activité de travail apparaît comme le fondement transverse de tous les textes de cette partie : ce qui est mis en question, c’est le rapport traditionnel de subordination, celui qui privant de citoyenneté l’individu dans l’espace de l’entreprise, lui interdit d’avoir entièrement prise sur ce qu’il réalise et la manière dont il le réalise. À cet égard, l’analyse des interactions des salarié·es de deux types d’entreprises de presse, l’une, rédaction web, de plus petites dimensions, pouvant apparaître plus souple du fait de la plus grande polyvalence de ses journalistes, que l’autre, rédaction print d’un quotidien national, organisée en services aux fortes spécialités fonctionnelles, met en évidence que la seule présence de « processus de responsabilisation » ne suffit pas au développement de l’activité normative. Lorsque se structure un « rapport dual » à la hiérarchie dans l’organisation du travail, et non celui d’un collectif favorisant les « montées en réflexivité », il est beaucoup plus difficile de participer à la définition de critères de qualité du travail, de remettre en cause la pertinence de réaliser une tâche, voire d’élaborer des « normes alternatives aux injonctions en provenance de la hiérarchie ».

La pluralisation du vocabulaire de la démocratisation du travail a peut-être également pour origine le fait que la seule idée de démocratie, celle d’un peuple, le dêmos, auquel est conféré un pouvoir de décision, ne suffisait pas à signifier ce dont il pouvait être question. Car on peut brandir la démocratie au travail, et même la rendre principielle dans le statut juridique de sa structure, sans parler de la même chose en fonction de son organisation mais aussi de son groupe social d’appartenance. C’est ce que montre très bien Anne Catherine Wagner avec la ligne de partage qu’elle dessine dans les Scop, avec des cols blancs qui entendent la démocratie comme « la participation aux instances de décision » alors que pour les cols bleus, elle doit « s’incarner » sur le lieu de travail, en son sens littéral du prendre corps, « en termes de droit à intervenir dans le processus productif ou en termes de liberté dans l’organisation de son travail et de protection face à l’arbitraire ». L’ensemble des organisations analysées et dont il est proposé ici la lecture, présentent cette seconde acception. En effet, l’analyse y est positionnée à hauteur de travail, c’est-à-dire ancrée dans l’activité de travail, ce qui suscite très vivement l’intérêt du lecteur, dans l’ensemble des travaux proposés, basés sur des ethnographies qui donnent à voir comment des concepts à visée capacitante voire émancipatrice s’enracinent dans les pratiques des individus et des collectifs.

Bibliographie

Cukier A., 2018, Le travail démocratique, Paris, PUF.

Getz I. et Carney B., 2012, Liberté & Cie, Paris, Fayard.

Webb S. et B., 1897, Industrial Democracy, Londres, Longmans, Green and Co.


  1. Université Paris 8, Laboratoire Paragraphe, Axe C3U.


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