Comment créer les conditions de réussite par le sens au travail
Elodie Chevallier[1] et Jean-Claude Coallier[2]
La révolution technologique impacte la société dans son ensemble ainsi que les organisations de travail. Le terme de « transformation digitale » est alors utilisé afin de qualifier l’arrivée des nouvelles technologies dans l’activité quotidienne de travail. En effet, la technologie permet de flexibiliser les organisations en rendant possible par exemple le travail à distance, ou en amenant les collaborateurs à interagir dans des espaces digitaux (via les réseaux sociaux d’entreprise) ou atypiques (open space). Les entreprises voient en ces évolutions technologiques l’occasion d’insuffler une nouvelle culture organisationnelle et de nouvelles pratiques de travail. Cependant, plusieurs auteurs partagent le constat que l’apport d’outils digitaux ne peut à lui seul engendrer une transformation organisationnelle et culturelle et que cette croyance engendre l’échec de nombreux projets de digitalisation du travail. Le présent article propose une revue de littérature apportant un éclairage sur les conditions nécessaires à l’adhésion et à l’appropriation des nouvelles technologies pour que celles-ci impulsent un changement de pratiques professionnelles et de culture organisationnelle.
1. Les principales causes d’échec des transformations digitales du travail
Nous assistons depuis une dizaine d’années à une vague de digitalisation du travail qui se déploie autant de manière radicale que progressive dans les organisations (Doran et Ryan, 2014). Ces transformations, qui vont très souvent au-delà de la modernisation des outils de travail, amènent jusqu’à repenser l’organisation et la culture du travail. Présentée comme la nouvelle révolution du travail, la digitalisation est également la cause de nombreuses déceptions qui prennent leur source dans différents facteurs explicatifs tels que les difficultés techniques d’implantation, l’incompréhension de la finalité des outils par les utilisateurs et l’impact de ces outils sur la nature du travail.
1.1. Les échecs liés à l’implantation technique des dispositifs
La cause la plus évidente de l’échec d’une transformation digitale est le risque technique que ce type de solution représente. En effet, la transformation digitale, qu’elle soit radicale ou progressive, impose fréquemment la mise en œuvre d’un nombre important de nouveaux outils numériques qui doivent, paradoxalement, à la fois être opérationnels sur le champ et permettre une continuité du travail par rapport aux anciens outils (Doran et Ryan, 2014). Bobillier-Chaumon et al. (2019, p. 20) constatent un premier facteur d’échecs « dans les tensions que ces dispositifs génèrent dans l’accomplissement de l’activité : à cause de technologies inadaptées, inutiles, inutilisables, qui participent à l’intensification du travail ». En effet, si l’on observe peu de cas où la défectuosité des nouveaux outils est mise en cause, il semble que certains d’entre eux, même s’ils sont fonctionnels, demeurent inadaptés, voire contre-productifs. C’est d’ailleurs ce qui mène Benedetto-Meyer et Klein (2017) à relever certains cas de figure où la prégnance des dispositifs existants empêche la bonne mise en œuvre des fonctionnalités du nouveau dispositif.
1.2. Les échecs liés à l’incompréhension de la finalité de l’outil
Une autre difficulté qui apparait dans la mise en place des dispositifs de transformation digitale réside dans le fait que ces nouveaux outils, qui s’accompagnent souvent d’attentes quant à l’émergence spontanée d’une dynamique de travail collaborative, sont souvent confrontés à une incompréhension des fondamentaux demandés (Boboc, 2017), à un manque d’accompagnement dans leur prise en main (Meyer et Klein, 2017) ou encore parce que les finalités et attendues de la transformation organisationnelle n’ont pas été clairement communiquées (Chevallier et Coallier, 2020).
En ce sens, les travaux de Caby-Guillet et al. (2012) ainsi que d’Ologeanu-Taddei et al. (2014) confirment que les usages ont du mal à se déployer dans des organisations dont le fonctionnement reste peu propice à la prise de parole, au partage de connaissances ou à la mise en visibilité de soi.
1.3. Les échecs liés à l’impact sur la nature du travail
Bobillier-Chaumon et al. (2019) constatent que la technologie peut créer des tensions chez l’usager lorsque celle-ci suscite des contradictions au niveau des règles de métier ou des critères de qualité qui empêchent le travail bien fait. Ce sont alors autant de dysfonctionnements et de renoncements que les professionnels auront à réguler ou à surmonter dans le meilleur des cas ; ou pour lesquels ils se résigneront dans le pire des cas. En ce sens, Bobillier-Chaumon (2013) relate la manière dont l’introduction d’une technologie agissant comme dispositif de surveillance chez des personnes âgées a eu pour effet d’amener les aides-soignants à se focaliser sur les tâches domestiques attendues et, en conséquence, à priver partiellement les bénéficiaires de contacts humains réels sous prétexte que leur sécurité était assurée par un support de contrôle à distance. Le travailleur peut, dans un tel cas de figure, avoir le sentiment de perdre la maîtrise de la relation avec les usagers et voir son travail ainsi perdre de son sens. Une situation qui illustre comment la technologie peut dès lors impacter directement la nature et la finalité du travail.
Barnier et Chekkar (2017) mettent en évidence les impacts que les nouvelles technologies peuvent avoir sur les relations humaines dans l’organisation. Dans ce bilan, ils constatent notamment que maints des outils développés peuvent contribuer positivement à réduire la nécessité d’interactions par contacts humains. Toutefois, une telle approche préconisant les réseaux virtuels est parfois considérée par les travailleurs comme un instrument au service de logiques rationalisatrices d’organisations qui visent à réduire le coût humain du travail, en appauvrissant le travail, en réduisant les marges d’autonomie et en accroissant le contrôle (Askenazy, 1998, 2006).
La transformation digitale du travail peut, par moments, être perçue comme une forme de rationalisation du travail (en référence au fordisme ou au taylorisme), privant le travail de l’intérêt qu’il pourrait représenter dans la réalisation des tâches (Mayère, 2016). Gomez (2017) évoque par contre, à cet effet, l’émergence progressive d’un certain mouvement de résistance de salariés face à une telle hyper-rationalisation du travail au sein duquel les travailleurs
« ont réinvesti les formes du travail « privé » pour reprendre la main sur leurs activités et y trouver une nouvelle opportunité de donner du sens à leurs efforts. Il s’en est suivi un contrecoup des entreprises sous forme de « bore out » (prise de conscience que le travail professionnel est ennuyeux), de « brown out » (prise de conscience que ce travail est inutile), voire de « burn out » (travail insoutenable) » (p. 39).
Comme le souligne Boboc (2017), le numérique peut laisser une grande marge de manœuvre et une forte autonomie à l’individu dans l’organisation et la réalisation de son travail. Ainsi, la digitalisation peut dans certaines circonstances constituer un facteur d’enrichissement du travail. Selon lui, « le numérique pourrait être le support de la dimension expressive dans le travail, car les individus sont amenés à faire preuve d’initiative et de créativité dans leur travail, en utilisant les outils numériques et en jouant leur jeu, de plus de réactivité et de proactivité » (p. 5). Boboc (2017) indique cependant que les outils collaboratifs qui accompagnent la transformation numérique du travail sont dépendants des conditions particulières de fonctionnement propres à chaque contexte local de travail : « Dans ce « pêlemêle » d’outils, d’activités et de coordination, la valeur ajoutée de ces outils est donc à chercher de plus en plus dans des contextes très locaux, car leur appropriation demande du temps et elle est intimement liée à l’activité des individus. » (p. 6). Il revient donc à chacun, en fonction de sa propre pratique, de juger de la pertinence ou non des outils digitaux mis à sa disposition et qu’il devient par le fait même difficile d’en dégager des lois généralisables à tous les contextes organisationnels.
2. Les enjeux d’accompagnement face à la digitalisation des milieux de travail
La vague de transformation digitale qui se généralise au sein des entreprises n’est donc pas sans conséquence sur les travailleurs. Présentée comme une nouvelle manière de travailler et de penser le travail, les résultats de recherches exposés précédemment témoignent que la digitalisation peut autant être une source d’enrichissement que d’appauvrissement du travail, interpellant sans contredit l’éclairage des psychologues du travail, des experts en ressources humaines et d’autres intervenants du domaine.
Bobillier-Chaumon et al. (2019) soutiennent ainsi cette idée que la transformation digitale peut conduire à deux issues antinomiques. La première de celle-ci soutient le principe du modèle de « prescription de la rationalité » dont Taylor rêvait, à savoir reprendre la main sur le travail qui lui échappait, standardiser les conduites de travail par des technologies très prescriptives ou encore surveiller et évaluer en permanence le travail et sa qualité par des systèmes panoptiques et discrets. La seconde issue, pour sa part, repose sur une perspective qui préconise la « prescription de la subjectivité » ; c’est-à-dire que la technologie est utilisée pour inciter à l’autonomie, favoriser l’esprit d’innovation et d’initiative et induire de nouvelles formes d’intelligences collectives (par exemple, avec les réseaux sociaux numériques, les plateformes collaboratives, les outils de Knowledge management). L’objectif est alors d’augmenter le capital immatériel et le productivisme cognitif de l’entreprise. Face à de tels enjeux, l’accompagnateur professionnel a une occasion privilégiée d’action pour concevoir, faciliter et déployer ces projets de transformation digitale. En effet, celui-ci doit intervenir le plus en amont possible de ces processus de transformation afin d’articuler au mieux l’efficience et l’ingéniosité humaines avec la performance technologique. Il s’agit alors de focaliser le rôle du travailleur sur des tâches à plus forte valeur ajoutée (expertise de geste, de diagnostic, innovation/créativité, développement de l’activité et des compétences, renouvellement du métier, etc.) tout en le déchargeant des tâches physiquement et cognitivement pénibles et peu valorisantes. Un travail préliminaire d’analyse de situation et de clinique de l’activité (Clot, 2011) se révèle alors indispensable.
3. Réussite d’une transformation digitale par le sens au travail
De nombreux auteurs dont Talukder (2014) identifient différentes phases menant à la réussite de la transformation digitale du travail : (a) l’acceptabilité (c’est-à-dire avant que la personne n’ait eu la possibilité de manipuler la technologie) ; (b) l’acceptation (dès lors que l’individu a eu l’occasion de manipuler au moins une première fois la technologie) ; (c) l’appropriation (la technologie est proposée à l’utilisateur pour qu’il l’intègre dans son fonctionnement ordinaire).
Au regard des trois phases précédentes, il semble que l’enjeu central de la transformation digitale interpelle particulièrement celle de l’acceptabilité. Il faut alors distinguer « l’acceptabilité pratique » qui englobe « les impressions des utilisateurs, les attitudes et les contraintes sociales et normatives conduisant à choisir ou supporter l’utilisation d’une technologie donnée », de « l’acceptabilité sociale », qui renvoie aux représentations des personnes face à une technologie future ou aux impressions issues des expériences vécues dans des situations réelles avec la technologie (Bobillier-Chaumon et al., 2009, p. 355).
La notion d’acceptation, pour sa part, se situe davantage dans la capacité de la technologie « de s’intégrer dans l’activité (en étant utile, facile d’utilisation et accessible au plus grand nombre, y compris pour des personnes à besoins spécifiques), mais repose aussi sur la capacité de s’incarner dans cette activité » (Bobillier-Chaumon et al., 2019, p. 21). Cela sous-tend que la technologie doit « avoir du sens » pour les salariés (notamment être utile pour faire le travail de manière efficace et efficiente), mais aussi « (re)donner du sens » à l’activité : en maintenant le pouvoir d’agir des employés, en développant leurs compétences, en reconnaissant leur savoir-faire, en favorisant l’initiative et l’autonomie et en revitalisant le métier.
L’appropriation, troisième phase du processus d’implantation technologique, représente le moment où l’individu va choisir d’utiliser de manière régulière la technologie et la considérer comme faisant partie intégrante de son travail. Selon Benedetto Meyer et Klein (2017), la technologie ne peut trouver un sens et une inscription organisationnelle que de manière progressive, selon un processus d’essai-erreur.
La notion de « sens » semble donc un élément incontournable dans le processus de réussite d’une transformation digitale (Lysova et al., 2019) et pourrait, par le fait même, constituer une perspective d’exploration novatrice pour les psychologues I/O dans leur travail d’analyse, de diagnostic et d’accompagnement des organisations qui souhaitent opérer une transformation à la fois digitale et culturelle de leur entreprise.
Le sens au travail est un concept polysémique, il renvoie à différents aspects du travail tels que le contexte dans lequel il est réalisé, l’environnement de travail ou encore l’activité de travail. Morin et Aranha (2008) ainsi que Morin et Cherré (1999) identifient six caractéristiques permettant à un travail de générer du sens :
- Le sentiment d’utilité qu’il procure ;
- L’intérêt pour les activités réalisées ;
- Lorsque les règles de morale et de déontologies sont respectées ;
- Lorsque les relations humaines sont satisfaisantes ;
- Lorsque le travail assure une autonomie financière ;
- Lorsqu’un équilibre de vie personnel et professionnel est possible.
Le travail fait sens lorsqu’il existe un équilibre entre ces six caractéristiques. Cet équilibre étant propre à chacun, cela signifie qu’une même situation de travail peut être porteuse de sens chez certaines personnes, mais pas chez d’autres. Aussi, l’équilibre du sens au travail peut être modifié par des événements externes (un changement de direction par exemple) ou internes (un changement vécu dans sa vie personnelle). Dans le contexte de notre revue de littérature, il appert clairement que l’implantation de nouvelles technologies en milieu de travail constitue un changement, de type externe, susceptible de modifier l’équilibre du sens au travail. Pour le moment, une telle relation entre la technologie et le sens au travail demeure une hypothèse qui se doit d’être mise à l’épreuve, dans une occasion qui pourrait être partagée par les praticiens et chercheurs préoccupés par les enjeux de la relation humain-technologie (Bonaccio et al., 2013).
Conclusion
Notre revue de littérature a pu soutenir que la transformation digitale du travail représente un changement des modes de travail et de la culture des organisations qu’il convient indiscutablement d’accompagner pour en favoriser le succès. Cela se pose comme un réel défi aux professionnels des ressources humaines pour réfléchir en amont à comment apprivoiser la relation « individu-machine », un référentiel historique qu’on peut pertinemment traduire par des notions contemporaines telles l’acceptabilité, l’acceptation et l’appropriation des nouvelles technologies. L’enjeu étant que, malgré l’arrivée inéluctable de ces technologies dans l’organisation, le travailleur puisse continuer d’être l’homo faber (Arendt, 1961), à savoir celui qui occupe une activité de création, de fabrication, de développement et non un animal laboran (idem), soit celui qui effectue un travail qui n’a pas de sens.
Bibliographie
Arendt H., 1961, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy.
Askenazy P., 1998, « Le développement des pratiques “flexibles” de travail », in D. Cohen et M. Dubonneil, Nouvelle économie, Paris, Conseil d’analyse économique, 127-141.
Askenazy P., Thesmar D. et Thoenig M., 2006, « On the relation between organisational practices and new technologies: The role of (time based) competition », The Economic Journal, vol. 116, n° 508, 128-154.
Barnier F. et Chekkar R., 2017, « Conditions d’acceptabilité d’une technologie de domotique dans les contextes professionnels de service », Communication et management, vol. 14, n° 2, 53-80.
Benedetto-Meyer M. et Klein N., 2017, « Du partage de connaissances au travail collaboratif : Portées et limites des outils numériques », Sociologies pratiques, vol. 34, n° 1, 29-38.
Bobillier-Chaumon M.-E., 2013, Conditions d’usage et facteurs d’acceptation des technologies de l’activité : questions et perspectives pour la psychologie du travail, Thèse de doctorat, Université Pierre Mendès France, Grenoble.
Bobillier-Chaumon M.-E., Barville N. et Crouzat P., 2019, « Les technologies émergentes au travail : Quel apport de la psychologie du travail et des organisations ? », Le Journal des psychologues, n° 367, 16-21.
Boboc A., 2017, « Numérique et travail : Quelles influences ? », Sociologies pratiques, n° 34, 3-12.
Bonaccio S., Chiocchio F., Forget A., Forget C., Foucher R., Kelloway E. K. et O’Neill T. A., 2013, « Favoriser les rapprochements par-delà les frontières en psychologie industrielle et organisationnelle au Canada : Un cadre de collaboration pragmatique » [« Bridging divides in industrial and organisational psychology in Canada: An action-oriented collaborative framework »], Canadian Psychology/Psychologie canadienne, vol. 54, n° 4, 223-234.
Caby-Guillet L., Guesmi S. et Mallard A., 2009, « Wiki professionnel et coopération
en réseaux : Une étude exploratoire », Réseaux, n° 154, 195-227.
Chevallier E. et Coallier J.-C., 2020, Nouveaux modes d’organisation : Freins et facilitateurs dans l’implantation d’une culture de coopération, Paris, L’Harmattan.
Clot Y., 2011, « Théorie en clinique de l’activité », in B. Maggi (dir.), Interpréter l’agir : un défi théorique, Paris, Presses Universitaires de France, 17-39.
Doran J. et Ryan G., 2014, « Firms’ skills as drivers of radical and incremental innovation », Economics Letters, n° 125, 107-109.
Lysovaa E. L., Allanb B. A., Dikc B. J., Duffyd R. D. et Stegerc M. F., 2019, « Fostering meaningful work in organizations: A multi-level review and integration », Journal of Vocational Behavior, n° 110, 374-389.
Gomez P., 2017, « Le sens du travail à l’ère numérique », Revue Projet, n° 361, 36-42.
Mayère A., 2016, « Modèles organisationnels et managériaux contemporains, équipements de la communication et résilience : entre pertes et recherches de sens », Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, n° 9, 1-20.
Morin E. et Aranha, F., 2008, Sens du travail, santé mentale et engagement organisationnel. Rapport, Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), Montréal.
Morin E. et Cherré B., 1999, « Les cadres face au sens du travail », Revue française de gestion, n° 126, 83-95.
Ologeanu-Taddei R., Fallery B., Oiry, E. et Tchobanian R., 2014, « Usages des outils collaboratifs : le rôle des formes organisationnelles et des politiques de ressources humaines », Management et Avenir, n° 67, 177-191.
Talukder M., 2014, Managing Innovation Adoption: From Innovation to Implementation, Surrey, Routledge.