12 Remobiliser la société civile par le numérique ?

Charles Vallerand[1]

La Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (ci-après « CDEC » ou « Convention ») est possiblement un des rares traités multilatéraux à reconnaître la contribution de la société civile, en raison de son rôle historique au sein du mouvement international qui a mené à son adoption, mais aussi du fait que la diversité des expressions culturelles repose en bonne partie sur la liberté de création artistique. L’article 11 de la Convention dispose que

Les Parties reconnaissent le rôle fondamental de la société civile dans la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Les Parties encouragent la participation active de la société civile à leurs efforts en vue d’atteindre les objectifs de la présente Convention. (CDEC, article 11)

L’embryon de la première coalition pour la diversité culturelle a vu le jour en France il y a une quinzaine d’années, puis au Canada, et par la suite dans une quarantaine de pays sur les cinq continents, avec une présence particulièrement marquée en Europe de l’Ouest, en Afrique francophone et en Amérique latine. D’abord réunies sur un réseau informel appelé « Comité international de liaison », les coalitions ont cru nécessaire après l’adoption de la Convention de formaliser leurs relations avec l’UNESCO en se dotant d’une structure juridique et de gouvernance. La Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle est née à Séville en 2007 et depuis a tenu ses assises à Salvador de Bahia (2009), Bratislava (2012) et Mons (2015).

Une coalition pour la diversité culturelle représente les diverses associations d’artistes professionnels de toutes les industries culturelles – acteurs, musiciens, producteurs, réalisateurs, auteurs, éditeurs, danseurs, chanteurs, etc. – dans un même but commun : affirmer le droit souverain des gouvernements d’adopter des mesures favorables aux expressions culturelles nationales, comme convenu entre les Parties à la Convention de 2005. Ce droit fondamental vise donc à faire reconnaître comme légitimes des subventions et autres aides gouvernementales dans un contexte de mondialisation et de multiplication des accords de commerce qui tendent à neutraliser l’effet des politiques publiques considérées comme des barrières non tarifaires.

Les coalitions pour la diversité culturelle sont uniques en ce qu’elles sont les seules organisations de la société civile à représenter l’ensemble du milieu culturel. Les coalitions sont un moyen commode pour les gouvernements de trouver en un seul interlocuteur toutes les expertises réunies. Une coalition aura d’abord à développer un consensus entre ses membres avant de le présenter au gouvernement.

Une des tâches premières des coalitions est et demeure de faire la promotion de la Convention. Au Sénégal, la Convention a été traduite en 9 langues. La Coalition malienne l’a traduite en bamanan kan, une des langues nationales les plus répandues et l’a offerte en version audio aux radios communautaires afin de rejoindre une large partie de la population qui demeure illettrée. Un autre exemple de communication publique nous vient de la Coalition française qui remet chaque année un prix soulignant la contribution importante d’un individu ou d’une organisation.

Les efforts destinés à promouvoir la Convention sont généralement motivés par une volonté d’élargir le consensus et de s’ouvrir à la diversité des expressions culturelles. Le secrétariat de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle, basé à Montréal, fait tous les efforts pour faire preuve de la même ouverture. Les sites Web de la Coalition canadienne et de la Fédération internationale, qui enregistrent au total 160 000 visites uniques par an, proposent des contenus en français, anglais et espagnol.

Les coalitions sont également très actives sur le plan national à engager un dialogue avec leurs autorités pour mettre en œuvre la Convention. C’est là le sens premier de leur engagement. La dynamique de cette relation est propre à chaque pays, car au sein d’un même continent le niveau de développement des pays et la priorité accordée à la culture varient grandement. La Convention permet, pour la première fois peut-être, de reconnaître la valeur de la contribution de l’artiste et de la société civile. La mise en œuvre de la Convention nécessite un renforcement des capacités rendu possible par les programmes d’accompagnement mis en place par l’Organisation internationale de la Francophonie et par l’UNESCO. Les formations des cadres des ministères et des parlementaires sont également ouvertes aux représentants de la société civile. Une première.

L’obligation pour les Parties à la Convention de produire un rapport de mise en œuvre tous les quatre ans après l’avoir ratifiée est l’occasion de faire le bilan de cette participation de la société civile. Les directives opérationnelles concernant la préparation du rapport périodique quadriennal prévoient que les Parties consultent la société civile. Le rapport périodique doit également faire état de la participation des associations de créateurs à l’élaboration de la politique culturelle nationale. Sur la base des 45 premiers rapports périodiques déposés à l’UNESCO, les experts ont pu en tirer une synthèse analytique. Il en ressort globalement que la société civile, sauf exception, est jugée trop peu organisée, trop peu informée ou trop peu mobilisée. Ceci n’a pas empêché certaines coalitions de se positionner auprès de leurs gouvernements comme interlocuteurs privilégiés sur des questions qui relèvent de la Convention, comme le traitement de la culture dans les accords sur le commerce (Canada, France, Chili, Australie), la coopération internationale dans le domaine culturel (Suisse, Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche), la condition de l’artiste et la liberté de création artistique (Slovaquie, Maroc, Pérou) ou le rôle de la culture dans les stratégies nationales de développement durable (Burkina Faso).

I – Une société civile plurielle

La Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle n’est pas le seul mouvement de la société civile à être mobilisé. L’Institut international du théâtre, le Conseil international de la musique, l’Union européenne de radio-télévision, le Réseau international pour la diversité culturelle, le Réseau international de juristes pour la diversité des expressions culturelles (RIJDEC), la Fédération internationale des conseils des arts et agences culturelles, etc. La liste est longue, ceci pour montrer que la Convention de l’UNESCO a touché une corde sensible d’un large éventail d’associations culturelles et d’individus qui voient dans la Convention un agent de changement.

Le débat à l’ONU pour l’adoption de l’Agenda 2030 pour le développement durable est un bon exemple du pouvoir de mobilisation de la société civile. Huit grands réseaux internationaux[2] du monde des arts et de la culture ont uni leurs forces pour lancer en mai 2014 une campagne mondiale qui a recueilli plus de 2500 signatures, dont celles de 1000 organisations, dans 120 pays. Le texte de la Déclaration mis en ligne sur le site www.culture2015goal.net a été traduit bénévolement en 7 langues – français, anglais, espagnol, portugais, arabe, russe et chinois – afin de démonter la portée universelle du message.

Leur action commune a eu des échos jusqu’au siège des Nations unies à New York où les États membres ont soudainement pris conscience de la très grande mobilisation du milieu culturel. Cela a donné de la légitimité à l’UNESCO et ses alliés membres du « Groupe des amis de la culture pour le développement » que préside le délégué permanent du Pérou auprès de l’ONU. L’Agenda 2030 pour le développement durable, adopté par l’Assemblée générale en septembre 2015, est une avancée importante en ce qu’il reconnaît pour la première fois le rôle de la culture sous forme de cibles spécifiques. Des indicateurs de rendement précis seront associés à ces cibles, ce qui permettra à terme de faire la démonstration tangible des progrès enregistrés.

Un autre rôle important joué par ces organisations non gouvernementales internationales aura été de faire entendre les préoccupations de leurs membres durant les discussions à l’UNESCO sur les directives opérationnelles établissant les modalités d’application de chacun des articles de la Convention, afin de veiller à ce qu’elle s’incarne véritablement et ne soit pas seulement une déclaration politique. Le Comité intergouvernemental des Parties à la Convention a d’ailleurs demandé à ce qu’on inscrive désormais à l’ordre du jour de toutes ses réunions un point de discussion sur le rôle de la société civile. Il a également admis que les documents soumis par la société civile pour information seraient rendus accessibles à tous les participants avant la réunion afin qu’il en soit tenu compte lors des débats. Une avancée importante dont la société civile devra se saisir si elle veut lui donner effet.

II – Défis

Globalement, le secteur culturel doit composer avec des moyens financiers réduits. C’est vrai pour le mouvement des coalitions qui a pu bénéficier de l’appui des gouvernements du Québec et du Canada pour financer une grande partie de ses activités, et de la contribution financière des associations membres de la Coalition canadienne, qui offre le service de secrétariat à la Fédération internationale des coalitions. C’est vrai aussi pour le secrétariat de la Convention à l’UNESCO dont les activités courantes dépendent de plus en plus de contributions volontaires des États membres. La Suède a donné récemment 2,5 millions $US, mais a tenu à ce que cela serve à mettre sur pied un programme de renforcement des capacités dans 12 pays prioritaires de son choix, sous l’angle des droits de l’homme et de la liberté de création dont on avait peu parlé jusqu’ici. Cette absence de moyens est vraie également pour le Fonds international pour la diversité culturelle (FIDC), mis en place sous la Convention, dont le financement volontaire ne permet plus de soutenir qu’une dizaine de projets par année à hauteur de 100 000 $ US chacun.

Ce problème de moyens est encore plus aigu du fait que le nombre de pays ayant ratifié la Convention augmente pour atteindre 143, et que de ce nombre la très grande majorité soit des pays en voie de développement. L’UNESCO mise sur les résultats du programme financé par la Suède pour attirer d’autres bailleurs de fonds. Il s’agit d’un axe de coopération avec les États membres qui a tout pour plaire et qui à terme pourrait fragiliser encore davantage le financement du FIDC et de ce fait la société civile, dont les projets recevaient 60 % des aides accordées.

L’autre grand défi du mouvement des coalitions est celui de la gouvernance. Le mouvement a vu le jour il y a une quinzaine d’années. Les militants de la première heure qui s’étaient fortement engagés contre la mondialisation, la domination d’Hollywood sur les écrans du monde et les négociations multilatérales à l’OMC sont pour la plupart passés à autre chose. Dans plusieurs pays en développement, ce sont les mêmes qui sont à toutes les causes. Ils se mobilisent fortement là où il y a urgence. Au plus récent congrès de la Fédération des coalitions à Mons, en octobre 2015, il a été décidé que plusieurs coalitions dont on était sans nouvelles depuis le congrès précédent à Bratislava en septembre 2012 auraient deux ans pour se conformer à la politique d’adhésion. En parallèle, une campagne de recrutement pour attirer des jeunes, recruter de nouveaux membres, s’étendre à de nouveaux pays, de nouvelles régions… tout cela a commencé à donner des résultats. La relève s’organise.

Cette ouverture s’accompagne toutefois d’un nouveau défi pour le mouvement des coalitions ; celui de s’ouvrir à de nouvelles réalités de la diversité des expressions culturelles et à des enjeux qui ne sont pas uniquement des pays du Nord surtout intéressés par la relation entre la culture et les accords sur le commerce. La résolution finale adoptée au congrès de Mons intègre à la fois les aspects de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles, fait place aux préoccupations des pays du Sud quant à la nécessité de financements innovants et ouvre une perspective tout à fait nouvelle sur les organisations et créateurs dans des zones de conflit où la diversité des expressions est à risque, voire complètement bafouée.

Bref, le mouvement des coalitions est en quelque sorte victime de son succès. La mobilisation générale autour de l’idée même de la Convention fait place aujourd’hui à une grande diversité d’enjeux, très différents d’un pays à l’autre selon le niveau de développement, et même dans les cas où il y a consensus, sur l’impact de l’ère numérique par exemple, la cible des actions militantes est beaucoup plus diffuse et multiforme. La gouvernance de l’Internet, l’évitement fiscal par les grands joueurs de l’Internet, les conventions internationales sur le droit d’auteur, les négociations commerciales qui incluent désormais un chapitre sur le commerce électronique… sont des sujets lourds qui échappent largement à l’UNESCO. Les Parties à la Convention auront fort à faire pour établir un plan de travail réaliste dans ce domaine où tout reste à inventer.

Pour l’UNESCO, ce pourrait être l’occasion de se placer au cœur des grands enjeux de l’ère des communications et pour la Convention de faire la preuve de sa pertinence. Ce sera aussi l’occasion d’inviter et d’intéresser des groupes de la société civile – et ils sont nombreux – à s’être engagés pour faire de l’Internet un espace de démocratie et de diversité des expressions culturelles. Il sera tout particulièrement important dans les mois et les années à venir de les faire participer activement aux travaux des organes de la Convention, sans quoi elle risque fort de ne plus intéresser que les délégations auprès de l’UNESCO et les fonctionnaires des ministères sectoriels concernés.

Conclusion

Il n’y pas de plus grands risques pour un traité international que de tomber dans l’oubli. L’engagement continu des groupes de la société civile est un des actifs les plus précieux de la Convention. La Fédération internationale des coalitions bénéficie d’une très grande réputation et d’un capital de sympathie. En fournissant un soutien et une reconnaissance adéquate aux créateurs et aux artistes, on aura l’assurance qu’ils continueront de militer pour la mise en œuvre de la Convention par-delà les changements de gouvernement et de fonctionnaires, et de se poser en chien de garde de la Convention et de ses principes fondateurs. C’est ce à quoi s’emploie le mouvement international des coalitions par ses programmes de coopération et ses réseaux de solidarité. C’est ce à quoi s’emploie l’UNESCO et l’Organisation internationale de la Francophonie par leurs programmes d’assistance technique. C’est ce à quoi s’emploie la coopération suédoise qui a mis au cœur de son projet la condition de l’artiste et la liberté de création. Il nous faut espérer que d’autres suivront l’exemple.


  1. Consultant, ancien Directeur général de la Coalition canadienne pour la diversité culturelle et ancien Secrétaire général de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle.
  2. Réseau Arterial, Culture Action Europe, Agenda 21 pour la culture de l’association des Cités et Gouvernements locaux unis (CGLU), la Fédération internationale des conseils des arts et agences culturelles (IFACCA), le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle, le Conseil international de la musique, la Fédération internationale des bibliothèques et la Red Latinoamericana de Arte y Transformación Social


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