Saisonniers agricoles

Les saisonniers agricoles sont souvent associés à deux images sociales distinctes. La première est celle d’individus exploités et dont les conditions d’existence sont largement dépendantes de leur employeur. Si cette image se rapporte aux travailleurs saisonniers dans leur globalité, l’activité agricole y joue un rôle spécifique, car elle est associée à des conditions de travail pénibles et à des travailleurs démunis (souvent immigrés, parfois illétrés, sans logement ou sans papiers d’identité) (→ Travailleurs Sans-papiers). Elle peut être accompagnée d’une posture dénonciatrice – comme dans un article du Courrier international, intitulé « En finir avec l’exploitation des saisonniers agricoles » (Petrini, 2012). Cette image se rapporte à une des trois acceptions du terme de « précarité », dégagées par Patrick Cingolani (2006) (è Précarité) : celle qui est synonyme d’appauvrissement et peut déboucher sur la pauvreté.

Pour la seconde image sociale, c’est plus le statut de travailleur saisonnier que l’appartenance à l’agriculture qui est évocateur. Elle renvoie à des travailleurs « insaisissables » – selon le titre d’un article du Monde (Grynzpan, 2012) –, du fait de leur mobilité, de leur distance avec le travail et de leur réticence à se former. La situation peut être interprétée comme étant « choisie », ou en tous cas revendiquée. Sur le plan scientifique, cette image se rapporte à une deuxième acception de P. Cingolani : le précaire. Par ses « échappées », celui-ci incarne des potentialités alternatives, notamment par rapport à la norme d’emploi, à la société de consommation ou à la politique.

Si elles sont assorties d’une interprétation univoque, ces deux images sociales peuvent, d’une part, laisser de côté un pan des pratiques et des discours que recouvrent l’emploi saisonnier agricole et la précarité en général ; d’autre part, faire un distinguo entre des situations jugées « subies » et des situations jugées « choisies ». Pourtant, qu’elle se rapproche de la pauvreté ou d’une recherche d’autonomie, la condition de saisonnier agricole ne relève pas d’un « choix » délibéré, mais d’une construction sociale.

On touche ici à la troisième dimension de la précarité : l’emploi précaire. En effet, l’une des spécificités du CDD saisonnier est de dégager un temps de non-travail : à l’instar des autres formes d’emploi précaire, il introduit l’idée d’intermittence, au sens de discontinuité des temps (d’emploi et hors-emploi). Comme le CDD du droit commun, le CDD saisonnier ne peut être conclu que pour l’exécution d’une tâche temporaire. Cependant, il comporte au moins quatre particularités : 1) le salarié ne peut percevoir l’indemnité de fin de contrat (ou prime de précarité) ; 2) signé pour une saison, il ne comporte pas de terme précis ; 3) il ne respecte pas le délai de carence entre deux contrats successifs ; 4) et, jusqu’en avril 2017 et hormis l’existence de certaines clauses, il ne pouvait être requalifié en CDI à l’occasion de reconductions successives du contrat. Si la première particularité a davantage à voir avec un effet d’appauvrissement, les trois autres, et surtout la dernière, institutionnalisent la discontinuité dans la relation d’emploi.

On peut noter deux principaux effets découlant d’une telle institutionnalisation de la discontinuité. Le premier renvoie au rôle du contrat saisonnier dans la division du travail agricole. Nous verrons que son flou juridique facilite la flexibilisation du travail pour les employeurs ; les saisonniers agricoles pouvant, sur le long terme, être maintenus dans une condition de précarité-pauvreté. Second effet : cette condition facilite, en même temps d’en être le produit, leur maintien dans une position dominée et invisible, socialement et politiquement.

Ces deux effets de l’institutionnalisation de la discontinuité sont liés entre eux et sont agissants sur la zone grise, pas seulement de l’emploi (au sens d’un écart à la norme, qui ne serait pas – encore – règlementé par le droit), mais aussi de la relation d’emploi. Celle-ci est entendue comme un processus, dépendant des recompositions de l’espace public et qui n’est pas strictement liée à la question de la (re)qualification du lien de subordination. Néanmoins, dans le cas du contrat saisonnier, agricole spécialement, les jeux d’acteurs et leurs luttes sociales freinent les initiatives d’encadrement juridique de la relation d’emploi.

L’emploi saisonnier et la division du travail agricole

Le défaut d’institutionnalisation du contrat saisonnier doit d’abord être situé dans l’évolution récente du salariat agricole. Facilité par la modernisation agricole, lancée après la Seconde Guerre mondiale et actée par les lois d’orientation de 1960 et1962, et dans la lignée des transformations du salariat, l’emploi du secteur fait l’objet d’une flexibilisation et d’une diversification. Le CDD devient la forme contractuelle la plus utilisée en agriculture, et le CDD saisonnier connaît une augmentation quasiment constante. Une étude de l’Insee explique que, sur les 300 000 contrats salariés mobilisés chaque jour en 2009, un tiers sont saisonniers, et un contrat non saisonnier sur cinq est un CDD. De manière dynamique, entre 2002 et 2009, alors que la part du CDI diminue de 12 %, le nombre de CDD non saisonniers reste relativement stable, et celui des CDD saisonniers augmente de 9 % (Villaume, 2011 : 1-2).

Le développement des contrats courts en agriculture contribue à la division du travail. À l’intérieur de la distinction salariés permanents/salariés saisonniers, s’intègrent différentes catégories. D’un côté, le chef de culture n’a pas la même fonction que le tractoriste, tous deux permanents. De l’autre, le travailleur immigré, embauché via un contrat Omi (de l’Office des migrations internationales, 1988-2005), Anaem (de l’Agence nationale des étrangers et des migrations, 2005-2009) ou Ofii (de l’Office française d’immigration et de l’intégration, depuis 2009), lui délivrant une carte de séjour de « travailleur saisonnier » (CAT), n’a pas la même fonction et ne travaille pas sur les mêmes durées que le vendangeur (embauché en CDD vendanges) ou le saisonnier français (embauché en CDD ou CDD saisonnier) (→ Travailleuses et travailleurs immigrés en France). Les salariés saisonniers participent alors de la flexibilité externe du travail, en permettant aux exploitants de moduler leur volume d’emploi en fonction des besoins (Darpeix, 2008 : 8).

La diversification des formes d’emploi et la facilitation du recours au travail saisonnier trouvent une source de justification dans ce qui ferait la spécificité de l’activité agricole : sa dépendance à la nature. Les cycles biologiques conduiraient à la saisonnalité de l’activité, jalonnée de pics et faisant se succéder les tâches au cours de l’année. D’où le besoin d’ajustement de la main d’œuvre (mobilisée sur des périodes parfois courtes), d’autant plus pressant en cas d’imprévus météorologiques (forte pluie, grêle, pic de chaleur) ou végétaux (attaque de parasite) (Darpeix, 2010 : 43-46). Au vu de cette dépendance de l’agriculture par rapport à la nature, à la saisonnalité de la tâche devrait correspondre une saisonnalité de l’emploi. C’est ce qu’a largement permis la législation – répondant aux revendications, parfois aux pressions, des exploitants –, par l’exonération de charges sociales sur les contrats courts, ou en facilitant l’accès au marché du travail agricole à des travailleurs étrangers.

Défaut d’institutionnalisation du contrat saisonnier et zone grise de la relation d’emploi

Toutefois, les spécificités liées au contrat saisonnier (l’institutionnalisation de la discontinuité) viennent relativiser cette correspondance entre saisonnalité de la tâche et saisonnalité de l’emploi. Ce sont ces spécificités qui forment une zone grise de la relation d’emploi, où s’insèrent les jeux d’acteurs et la question de la subordination.

Tout d’abord, une continuité peut s’instaurer dans la relation d’emploi : certains saisonniers travaillent chez un même employeur d’une année sur l’autre. Par exemple, les travailleurs saisonniers étrangers, à mesure des reconductions de leur contrat (la CAT doit durer plus de trois mois, est valable trois ans et est renouvelable ; le travailleur peut cumuler plusieurs contrats saisonniers, pour une durée maximale de douze mois consécutifs sur le territoire), accumulent expérience, polyvalence et responsabilité. Ils peuvent ainsi être amenés à seconder l’exploitant en cas de nécessité. En outre, leur importante disponibilité (ils sont logés sur place et sont là pour « faire des heures »), aidée par un rapport salarial déséquilibré, facilite l’ajustement de la main d’œuvre aux besoins de la production. Comme le constatait Aurélie Darpeix au sujet du contrat Omi, le contrat Ofii combine donc les caractéristiques de la flexibilité externe et de la flexibilité interne, qui consiste à « répondre aux variations d’activité par un ajustement du volume de travail des salariés de l’entreprise » (Darpeix, 2008 : 8).

Cette combinaison de flexibilités interne et externe concerne aussi le contrat saisonnier qui, par sa flexibilité juridique, autorise une continuité de la relation d’emploi dans la discontinuité. Il en va sûrement de la lente reconnaissance juridique de la saisonnalité, ainsi que de l’ambiguïté de cette notion. Depuis la loi du 12 juillet 1990, « favorisant la stabilité de l’emploi par l’adaptation du régime des contrats précaires », sont précisées les conditions dans lesquelles il peut être dérogé au principe « suivant lequel le contrat à durée indéterminée est la forme normale du contrat de travail ». L’une de ces conditions est la suivante :

« Emplois à caractère saisonnier ou pour lesquels, dans certains secteurs d’activité définis par décret ou par voie de convention ou d’accord collectif étendu, il est d’usage constant de ne pas recourir au contrat de travail à durée indéterminée en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois. »

Outre que la loi ne fixe pas de liste exhaustive des secteurs d’activité concernés par des emplois « à caractère saisonnier » (il en va ainsi pour l’hôtellerie-restauration, les spectacles ou le bâtiment, mais pas pour l’agriculture), elle ne définit pas non plus ce que cela signifie. En 1999, la Haute juridiction judiciaire, dans l’arrêt Tour Eiffel, adopte pour la première fois une définition de l’emploi saisonnier : il concerne des « tâches normalement appelées à se répéter chaque année à des dates à peu près fixes, en fonction des rythmes des saisons ou des modes de vie collectifs ». Mais cette définition porte à interprétation :

« La plupart des travaux en agriculture sont cycliques, et, dans ce secteur, l’activité correspond à une succession de tâches saisonnières que le travailleur peut exercer au sein d’un même emploi. La “saisonnalité de la tâche” et la “saisonnalité de l’emploi” sont donc deux notions distinctes » (Darpeix, 2008 : 10).

C’est ce flou, entre saisonnalité de la tâche et saisonnalité de l’emploi, qui permet à des viticulteurs de faire passer la taille comme une activité saisonnière (et donc exonérée de charges salariales et de prime de précarité) ; alors que, jusque-là, elle était considérée comme « le fleuron du travail permanent » (ibid.). Au-delà, l’absence de définition précise de l’emploi saisonnier et des secteurs où il est « d’usage constant » d’y recourir favorise son augmentation et son extension (il est maintenant utilisé dans le secteur bancaire). S’il n’existe pas de statistiques officielles concernant les salariés saisonniers tous secteurs confondus, les évaluations des syndicats se rejoignent pour souligner leur augmentation : d’environ 800 000 en 2010, ils seraient entre 1,5 à 2 millions en 2015 – pour des estimations plus précises, prenant en compte les « pics de saisonniers » au cours de l’année, se reporter à une récente étude de France Stratégie (Aboubadra-Pauly et al., 2016).

Cette flexibilité juridique, et la marge d’appréciation qui en résulte, concernent également la succession des contrats saisonniers. Plusieurs critères peuvent rentrer en tension, comme le montre le cas lors d’un jugement émis par la Cour de cassation, après qu’un travailleur ait saisi le conseil de prud’hommes. De 1974 à 1997, ce salarié est embauché en CDD saisonnier chez le même employeur, chaque fois au cours de la même période de l’année, jusqu’au jour où il n’est pas réembauché. Pensant faire partie du personnel de l’entreprise, il demande la requalification de ces CDD successifs en CDI, ce qu’il n’obtient pas. En effet, ici, le caractère illimité du recours au CDD saisonnier supplante le principe selon lequel le CDD ne doit pas avoir pour objet ou pour effet de « pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise » (Ferré, 2008 : 5).

Invisibles socialement et politiquement : la double-appartenance des salariés agricoles

Pour comprendre les origines et les effets de cette zone grise de la relation d’emploi, il convient de situer les saisonniers agricoles dans l’espace social, à travers une perspective synchronique et diachronique, et au sein d’une catégorie plus générale : les salariés agricoles (permanents et saisonniers), majoritairement ouvriers.

En France, dès le Moyen-Âge, les ouvriers agricoles font partie, à côté des vagabonds, des mendiants ou d’autres ouvriers manuels sans ressources, des « surnuméraires » de la société (Castel, 1995 : 153). Outre une précarité de condition, l’emploi ouvrier représente alors, en milieu rural, une disqualification sociale et un risque de désaffiliation. Aujourd’hui encore, en termes de revenus et de qualification, mais aussi de conditions d’emploi, de travail et de vie (Miramont, 2008), ils constituent, comme cela était déjà constaté à la fin des années 1960, le « groupe social le plus défavorisé » (Tavernier et al., 1972 : 540).

La continuité de la condition de précarité-pauvreté des ouvriers agricoles vaut également à l’échelle internationale. L’Organisation internationale du travail (OIT) dit se préoccuper de la situation de ces travailleurs depuis sa création, en 1919. En 1996, un rapport établit que la main d’œuvre agricole mondiale compte alors 1,1 milliards de travailleurs, dont près de la moitié sont des salariés, et résume ainsi  leur condition : « plusieurs millions de ces ouvriers perçoivent des salaires qui les classent parmi les plus pauvres d’entre les pauvres » ; « ils occupent, pour la plupart, des emplois occasionnels, travaillent dans des conditions précaires et sont dépourvus, ou presque, de protection sociale » ; « l’exposition aux pesticides et aux produits agrochimiques cause de graves maladies professionnelles ». Il est également noté que, si les échanges internationaux de produits agricoles ont augmenté de 3 % au cours des dix années précédentes, les salariés agricoles « n’ont généralement pas bénéficié des fruits de cette croissance ». Tout laisse à penser qu’il en va de même aujourd’hui, une étude de l’OIT de 2016 écrivant que si les formes atypiques d’emploi (dont le contrat saisonnier) ne constituent pas un phénomène nouveau, « elles sont devenues une caractéristique commune des marchés du travail contemporain ».

Comment expliquer une telle continuité au niveau de la situation des salariés agricoles ? Il est possible de répondre à cette question en prenant en compte leur double-appartenance : d’un côté, à un groupe socioprofessionnel, les ouvriers, dont la position est dominée dans l’espace social et subordonnée dans les rapports de production ; de l’autre, aux mondes agricoles. En effet, depuis la IIIe République jusqu’à la modernisation agricole, les salariés du secteur font l’objet d’une invisibilité (Darpeix, 2010 : 79). Leur représentation sociale, professionnelle, politique et académique traduit généralement le « mythe de l’unité paysanne » (Tavernier et al., 1972 : 477) : la figure archétypale et dominante du paysan, petit propriétaire, tend à occulter la diversité sociale et les luttes de classes dans les campagnes. Ce mythe s’incarne dans les lois d’orientation de 1960 et 1962, qui instituent la cogestion, faisant de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) l’interlocuteur unique de l’État. De leur côté, les syndicats de salariés peinent à pénétrer les mondes agricoles et s’éloignent des intérêts de leurs mandants, à mesure de leur professionnalisation (ibid., 557). Quant aux rares organisations qui entendent représenter les salariés agricoles, elles ont le plus souvent le statut d’association et ne bénéficient pas de représentativité officielle. L’une des plus visibles sont les ASAVPA (Associations de salariés de l’agriculture pour la vulgarisation du progrès agricole), appelées « Association des salariés agricoles » depuis 2016.

Au-delà d’une invisibilité, les salariés agricoles accusent un retard d’acquisition des droits sociaux, en raison du régime spécial dont bénéficie l’agriculture et de la prégnance du Code rural. Les accords de Varenne de 1968 reconnaissent, en principe, les mêmes droits aux ouvriers de l’agriculture qu’aux autres salariés. Toutefois, jusqu’en 1969, la couverture sociale reste largement inférieure aux autres secteurs. Le salaire minimum agricole garanti (Smag) ne sera supprimé qu’en 1968. Créé le 11 février 1950 à un niveau inférieur en moyenne de 17 % au Salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig), il est alors remplacé par ce dernier. De plus, les exploitants, dans un contexte de modernisation et de concurrence internationale, tardent à appliquer les accords de Varenne. Ils retrouvent également leurs revendications historiques (depuis l’exode rural et le « manque de bras ») de facilitation du recours aux contrats courts, justifiant la flexibilisation de l’emploi explicitée précédemment : les travailleurs saisonniers, français ou immigrés, sont censés répondre à la « pénurie de main d’œuvre ».

Enfin, si les emplois agricoles sont majoritairement non-qualifiés, c’est notamment en raison d’un manque de reconnaissance institutionnelle. En 1968, la majorité des exploitants qui embauchent des salariés n’emploient, dans 71 % des cas, qu’un ouvrier permanent. Celui-ci réalise une multitude de tâches, ce qui l’écarte d’une qualification définie précisément (→ Pluriactivité). De surcroît, la plupart des qualifications des ouvriers agricoles ne sont pas reconnues par un certificat d’aptitude professionnelle. Les statistiques, basées sur les nomenclatures de l’industrie, institutionnalisent à leur tour la non-qualification des ouvriers agricoles (Tavernier et al., 1972 : 537). Ce déficit de reconnaissance institutionnelle de la qualification des emplois agricoles perdure : « les salariés agricoles sont généralement déclarés ouvriers, quel que soit leur type d’emploi, qui peut être un emploi technique nécessitant un niveau de formation plus élevé » (Cahuzac & Détang-Dessendre, 2011 : 7).

De la distanciation du travail à la reproduction sociale

Cependant, la flexibilité juridique du contrat saisonnier, la flexibilisation de l’emploi agricole, ainsi que l’invisibilité des salariés du secteur ne doivent pas conduire à les associer à une image sociale univoque, précisée en introduction : celle de travailleurs exploités et d’une précarité synonyme de pauvreté. La précarité étant ambivalente, elle se rapproche aussi de la seconde image : les salariés agricoles peuvent retirer de cette zone grise de la relation d’emploi une forme d’autonomie, celle d’une mise à distance du travail, que l’on retrouve chez le précaire (Cingolani, 2006). Pour certains d’entre eux, l’emploi discontinu permet d’accorder plus de temps à l’investissement de la vie hors-travail (éducation et garde des enfants, loisirs, sport ou encore voyages). Pour d’autres, il peut également être associé à une critique de la norme d’emploi, des horaires de travail routiniers et stricts, ou de la dépendance à un employeur. Enfin, l’emploi discontinu, dans une certaine mesure, protège d’une subordination salariale et d’une domination sociale qui peuvent devenir insoutenables, lorsque l’occupation d’un emploi stable est synonyme de « boulet » (selon le terme d’une enquêtée, embauchée en CDI dans un groupement d’employeurs), c’est-à-dire d’enfermement et de resserrement des possibles.

On pourrait voir là un parallèle avec la mobilisation des intermittents du spectacle, voire les prémices de « révolutions précaires », orientés vers une recherche d’émancipation salariale (Cingolani, 2014). Toutefois, pour saisir le sens et les potentialités des précaires, il convient de les ramener à leur position et à leur condition sociales. En effet, la mise à distance du travail des saisonniers agricoles se rapporte à une absence d’identification et de valorisation de leur travail et de leur statut professionnel, ainsi qu’à une faible mobilisation politique. Il en va autrement pour les intermittents du spectacle qui sont mobilisés dans la défense des annexes 8 et 10 de l’assurance chômage : il s’agit plutôt ici d’une mise à distance de l’emploi, afin de dégager autant de temps que possible pour l’investir dans le travail (dont bénévole) et la lutte politique. Contrairement à ce groupe social (dotés de ressources plus importantes et variées et défendent un mode de sécurisation spécifique de l’emploi discontinu), les salariés agricoles axent globalement leurs revendications politiques sur une amélioration de leur niveau de qualification, de leurs conditions de travail, d’emploi et de vie, ainsi que sur un alignement par rapport au régime général.

Ainsi, à la fin des années 1980, la fédération nationale des ASAVPA entend revaloriser la qualification (« en négociant des contrats de travail individuels “porteurs de plus-value financière et humaine” ») et l’image des salariés agricoles (celle d’un salarié « qualifié, nécessaire à l’agriculture, bien intégré dans le milieu rural ») (Langlois-Bourquelot, 1991 : 14). Mais cette revendication et cette image, d’une part, ne sont pas antagonistes des intérêts des exploitants. D’autre part, elles ne peuvent concerner qu’une minorité des salariés agricoles ; une population peu dotée en ressources, dispersée sur les exploitations et le territoire français, peu syndiquée et hétérogène, socialement mais aussi sur le plan du statut d’emploi. Précisons qu’à côté des diverses formes d’emploi mentionnées plus haut, les salariés agricoles peuvent travailler au sein de structures différentes, des groupements d’employeurs à d’autres sociétés, issues du mouvement de concentration des terres, comme les EARL (Exploitations agricoles à responsabilité limité) ou les Gaec (Groupements agricoles d’exploitation en commun).

Quant aux associations de saisonniers (et non de salariés agricoles), telle que l’Alatras (Association des lieux d’accueil des travailleurs saisonniers), elles ont obtenu, en 2011, la fin du coefficient réducteur sur le chômage saisonnier (les salaires pris en compte pour calculer leur indemnisation étaient jusque-là minorés). Depuis, les saisonniers sont soumis aux mêmes conditions d’indemnisation chômage que les autres demandeurs d’emploi.

Il s’agit là d’une des rares victoires des organisations les représentant. Depuis 2010, les deux associations appellent également à une modification du code du Travail et demandent l’introduction de deux dispositions majeures : la reconduction automatique du contrat saisonnier après deux saisons et, si ce n’est pas le cas, le versement d’une prime de précarité. Cette modification du code du Travail, déjà réclamée par Anicet Le Pors en 1999 (dans un rapport sur les travailleurs saisonniers du tourisme), ne trouvera une traduction politique partielle qu’au travers de l’ordonnance du 27 avril 2017, issue des Loi travail de Myriam El Khomri du 8 août 2016. D’une part, les emplois saisonniers sont dorénavant définis plus précisément, à partir d’un critère temporel : « Emplois à caractère saisonnier dont les tâches sont appelées à se répéter chaque année selon une périodicité fixe, en fonction du rythme des saisons ou des modes de vie collectifs » (article L. 1242‐2 du Code du Travail). Cette nouvelle définition facilite a priori, d’autre part, les possibilités de reconduction du contrat, qui ont été aménagées. Pour que ce soit le cas, le salarié doit avoir réalisé deux contrats saisonniers dans la même entreprise sur deux années consécutives, et l’employeur doit disposer d’un emploi saisonnier compatible avec la qualification du salarié.

Ceci étant, l’application de ces nouvelles règles est soumise à l’obligation qu’ont les branches et les entreprises où il est d’usage de recourir au contrat saisonnier de négocier sa reconduction automatique d’une année sur l’autre, mais aussi de prendre en compte l’ancienneté du salarié. À défaut d’un accord, « une ordonnance sera prise par le Gouvernement à ces sujets dans un délai de neuf mois à compter de la promulgation de la loi ». En attendant, selon l’article L. 1244-2-2, les saisonniers sont censés être informés de leur droit à la reconduction du travail par l’employeur, « par tout moyen permettant de conférer date certaine à cette information » (recommandé avec accusé de réception, par exemple).

En résumé, la reconduction systématique du contrat saisonnier reste dépendante d’accords collectifs ou de l’application du droit par les employeurs, lesquels ont la possibilité de s’y soustraire par un « motif dûment fondé ». Or, la législation ne précise pas les modalités de ce motif dérogatoire, et il n’existe pas de jurisprudence à cet effet. Cela n’est pas sans poser question, d’autant que les saisonniers sont généralement peu au fait des règles de leur contrat et des protections qu’il octroie, et que le non-recours au droit reproduit les inégalités initiales au sein du salariat : ceux qui ont travaillé sur des périodes plus courtes et pour des salaires moins élevés sont ceux qui recourent le moins à l’indemnisation chômage, ou le plus tardivement (Blasco & Fontaine, 2010 : 4).

Autrement dit, la réforme, bien qu’allant dans le sens d’un plus grand encadrement juridique, maintient les saisonniers dans une situation inégale à l’égard des autres salariés à l’emploi discontinu. Ce constat vaut aussi pour la prime de précarité, à laquelle les saisonniers n’ont toujours pas droit à la fin de leur contrat.

 

Nicolas Roux

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