Nouvelle division sexuelle du travail

La problématique de la division sexuelle du travail a été développée en France depuis le milieu des années 1970 par la sociologue Danièle Kergoat (1978) qui a créé en 1983 une unité de recherche au CNRS appelée Groupe d’Études sur la Division Sociale et Sexuelle du Travail (GEDISST). À la même époque le concept de « sexual division of labour » a été développé au Royaume-Uni par des anthropologues et des sociologues. Par division sexuelle du travail on désigne la division sociale du travail entre les hommes et les femmes. L’analyse de cette division est particulièrement heuristique pour comprendre la notion de « zone grise ». Ainsi, le chômage par le découragement s’est révélé dans nos recherches comme étant majoritairement féminin et il instaure une zone grise entre emploi, chômage et inactivité. Une femme qui ne recherche plus un emploi est considérée inactive, mais quelle est la différence entre inactivité et chômage dans le cas du découragement ? À partir des années 1980, le concept de division sexuelle du travail a été repris par d’autres disciplines telle que l’économie et l’histoire. Il a influencé aussi largement la recherche sur genre et travail dans les pays du Sud, notamment en Amérique Latine.

Quarante ans après l’émergence de la problématique de la division sexuelle du travail en France, les nouvelles tendances dans l’évolution du travail, de l’emploi et de la division du travail entre les sexes appellent de nouvelles théorisations. Ces tendances sont essentiellement au nombre de trois. En premier lieu, la polarisation de l’emploi féminin, notamment à partir du milieu des années 1990 tant dans les pays du Nord que du Sud, avec comme corollaire la division du travail croissante entre les femmes elles-mêmes. Deuxièmement, la précarisation et la vulnérabilité des emplois nouvellement créés et l’affectation de la majorité de ces emplois aux femmes, mais aussi l’essor des métiers liés au « care » ainsi que la mise au travail des hommes dans ces emplois en raison du chômage. Enfin, sur le plan de la théorie de la division sexuelle du travail, deux évolutions ont marqué plus récemment son analyse : 1) le courant « queer » qui prône la « subversion des identités sexuelles » (Butler, 2005) et l’émergence de la thèse de l’existence d’une multiplicité de sexes et d’un continuum sexuel (Fausto-Sterling, 2016) ; 2) le paradigme intersectionnel, devenu d’actualité en France depuis 2005, qui complexifie le regard sur la division sexuelle du travail, en y ajoutant la dimension raciale et de classe en tant que trois dimensions imbriquées et non-hiérarchisables.

Les théories sociologiques de la division sexuelle du travail

Dans les années 1950, les études sociologiques en France portaient sur les femmes et la condition féminine plus que sur la division sexuelle du travail ou sur les rapports hommes/femmes. Les recherches pionnières de Madeleine Guilbert et de Viviane Isambert Jamati sont consacrées au travail des femmes.

Aujourd’hui, différentes catégories d’analyse sont utilisées, selon les disciplines, pour comprendre la répartition asymétrique du travail entre les sexes : la division sexuelle du travail et les rapports sociaux de sexe ; le genre et les rapports de genre ; les différences de sexe ; la discrimination et les inégalités.

Deux théories de la division sexuelle du travail ou deux problématiques sociologiques contrastées coexistent en tant que paradigmes dans ce domaine d’études en France : d’une part, l’idée de complémentarité entre les sexes ou l’idée d’une conciliation des rôles où l’aspect lien social, intégration sociale est prégnant. Elle relève du paradigme fonctionnaliste dans la tradition parsonnienne où le partage de rôles est commandé et fondé sur les natures masculine et féminine. Cette « conciliation » peut prendre 1) la forme d’un modèle traditionnel (les femmes à la famille, les hommes au travail) ; 2) d’un modèle de la conciliation (les femmes sont en fait les seules à concilier vie professionnelle et vie familiale) ; 3) d’un modèle, enfin, de la délégation (les femmes délèguent à d’autres femmes, ce qui amortit la contradiction et la tension dans le couple ; la délégation remplacerait ainsi la « double journée »).

L’approche en termes de complémentarité est cohérente avec l’idée d’un partage entre hommes et femmes du travail professionnel et du travail domestique et, au sein du travail professionnel, le partage entre types d’emplois qui permettent la reproduction des rôles sexués.

L’approche « partenariale » issue de la Quatrième Conférence Mondiale sur les femmes organisée par l’ONU à Pékin en septembre 1995 relève de cette problématique néo-fonctionnaliste de la complémentarité des rôles. Le « principe de partenariat » relève d’une logique de conciliation des rôles plutôt que de conflit et considère femmes et hommes comme partenaires, plutôt qu’en termes de rapports d’inégalité ou de rapports de pouvoir.

La problématique de la division sexuelle du travail, en tant que construction sociale, culturelle et historique des catégories du masculin et du féminin prône une logique de la contradiction et du conflit en opposition avec la logique néo-fonctionnaliste et néo-parsonienne de la complémentarité, si présente dans la sociologie de la famille française contemporaine.

Dans la théorie de la division sexuelle du travail en tant que conflit, la dimension oppression/domination est fortement prégnante. Selon D. Kergoat, division sociale et technique du travail sont doublées d’une hiérarchie nette du point de vue des rapport sexués de pouvoir. Il y a aussi, selon D. Kergoat, deux principes de la division sexuelle du travail : la séparation (le travail masculin est différent du travail féminin) et la hiérarchie (le travail masculin a toujours une valeur supérieure au travail féminin). 

Cette théorie sociologique de la division sexuelle du travail renouvelle les paradigmes de la sociologie du travail dans la mesure où elle élargit le concept de travail. Le travail est pensé comme étant travail professionnel et domestique, le statut de travail étant pleinement conféré au travail domestique ; le travail est pensé comme étant travail rémunéré et non rémunéré, formel et informel, ce dernier type de travail étant dominant dans les pays dits en voie de développement et en nette augmentation dans les pays capitalistes développés.  

La division sexuelle du travail est un enjeu fondamental des rapport sociaux de sexe, qui sont des rapports inégalitaires, hiérarchisés, asymétriques. Nous sommes ici avec D. Kergoat aux antipodes des théories interactionnistes du lien social et de la complémentarité des rôles, développées par des sociologues tels que Erving Goffman ou Donald Roy. Ce dernier analyse un cas de rapports dans une usine entre chef et ouvrières non en termes d’oppression/domination, mais simplement en termes d’interaction et de « relations hétérosexuelles entre les chefs d’équipe et leurs groupes de travail », là où nous serions plutôt tentées de parler, dans le cas précis évoqué par D. Roy, de « harcèlement sexuel ».

Permanences et variabilités

Les inégalités face au chômage, à la précarité, aux rémunérations, à la formation professionnelle, aux promotions, configurent des divisions sexuelles du travail, du savoir et du pouvoir asymétriques selon les sexes. Ces inégalités persistent en dépit des nouvelles tendances à l’œuvre dans la division sexuelle du travail, tendances liées en partie au fait que les femmes ont aujourd’hui des niveaux d’éducation supérieurs à ceux des hommes à presque tous les niveaux et dans tous les pays industrialisés.

Un premier exemple de ces inégalités persistantes qui font perdurer la division sexuelle du travail sont les écarts de salaires entre les hommes et les femmes. Rachel Silvera (2014) constate que le salaire des femmes en France est inférieur d’un quart à ceux des hommes tant en 2014 qu’en 1918. L’écart diminue dans le secteur public, et il varie selon les catégories professionnelles. Ainsi, l’écart le plus fort se trouve chez les cadres, le plus faible chez les employés (Silvera, 2014). La différence salariale entre hommes noirs et blancs, entre femmes noires et blanches semble aussi perdurer. Ainsi, des recherches dans les années 1969-1970 aux États-Unis et en 2013 au Brésil montrent qu’il y a une hiérarchie salariale selon laquelle les salaires les plus élevés sont réservés aux : 1) hommes blancs ; 2) hommes noirs ; 3) femmes blanches ; 4) femmes noires. Ainsi, Frances Beal (1970), pionnière dans l’analyse de l’inégalité salariale liée au sexe et à la race présente le tableau suivant en 1969 dans le chapitre « L’exploitation économique des femmes noires » : Hommes blancs : 6704 $ (100 %) ; Hommes non blancs 4277 $ (63,8 %) ; Femmes blanches 3911 $ (59,53 %) ; Femmes non blanches 2861 $ (42,68 %). De même, les recherches de Angela Carneiro Araujo et Maria Rosa Lombardi réalisées au Brésil en 2013 indiquent une hiérarchie des salaires similaire entre ces quatre groupes (Carneiro Araujo et Lombardi, 2013 : 471)

Un deuxième exemple de ces inégalités persistantes est la division sexuelle du travail domestique. S’il y a des changements, ils sont beaucoup plus lents que dans le travail professionnel des femmes. L’attribution du travail domestique aux femmes est resté intact dans toutes les régions du monde, avec des différences de degré dans sa réalisation par les femmes : 1 350 000 femmes travaillant dans les services domestiques et de soins à la personne en France (INSEE, Enquête Emploi, 2005) ; 7 000 000 de personnes dans les services aux particuliers au Brésil, dont seulement 3 % du sexe masculin (Recensement de la population, 2010). Au Japon, il n’y a pas d’employées de maison, ni de femmes de ménage et encore moins de nourrices mais le nombre d’aides à domicile pour prendre soin des personnes âgées est en augmentation.

Par ailleurs, quant à la répartition du travail domestique entre hommes et femmes dans le couple, l’enquête Emploi du Temps de 1999 avait montré que les femmes mariées avec enfants en bas âge effectuaient 4h36 par jour de travail domestique contre 2h13 pour les hommes. Si ces derniers participent principalement au jardinage et au bricolage, et aux courses (42,7 %) ou aux jeux éducatifs avec les enfants (35 %), ils sont beaucoup moins prêts à partager les travaux de nettoyage des toilettes ou les travaux domestiques répétitifs : lessive, linge, nettoyage, etc. Des données plus récentes indiquent toujours cette division très inégale du travail domestique et du travail du care entre hommes et femmes. Ainsi, la dernière enquête Emploi du Temps, de 2010, a montré qu’il y a une légère réduction dans le temps consacré par les femmes au travail domestique, mais cela est plus le résultat d’une diminution du temps consacré par les femmes au travail domestique que de l’augmentation du temps consacré au travail domestique par les hommes. A partir de l’enquête Emploi du Temps de 1999 on a pu démontrer que les femmes réalisent 75 % du « cœur » du travail domestique. Par ailleurs, 1/3 du temps consacré à l’ensemble des tâches domestiques relève du soin aux enfants. Les mères consacrent aux enfants, en moyenne, deux fois plus de temps que les pères, mais plus de temps encore à partir de 3 enfants ou quand il y a la présence d’un enfant de moins de 3 ans au foyer selon l’enquête Emploi du Temps de 2010.

Un troisième exemple de la permanence dans la variabilité de la division sexuelle du travail nous est fourni par les recherches dans le secteur de la TI (technologie de l’information) : la recherche de Barbara Castro (2017) sur les zones grises de l’emploi dans ce secteur au Brésil montre qu’en dépit des nouvelles configurations de l’emploi flexible, il y a permanence de la division sexuelle du travail professionnel (division entre « hard » et « soft ») et du travail domestique en vertu des rapports sociaux en vigueur dans le couple et dans l’univers familial qui associe « home office » au travail reproductif et à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle pour les femmes et à un travail de productivité accrue et sans contrainte pour les hommes. L’auteure montre en particulier le poids de la maternité dans l’évolution de l’emploi des femmes dans ce secteur de technologie de l’information.

Une nouvelle division sexuelle du travail ?

De nouvelles tendances dans la division du travail entre les sexes dans la société et de nouvelles théories sur le genre rendent pertinente cette question.

Nous assistons en effet aujourd’hui à une polarisation accrue de l’emploi féminin. Si cette polarisation a existé il y a un siècle, on ne peut pas la comparer numériquement à ce que l’on observe aujourd’hui sur le marché du travail dans tous les pays industrialisés. Dans un article, « La femme travailleuse dans la société contemporaine », publié en 1908 et traduit en portugais en 2017, Alexandra Kollontai se réfère à cette polarisation : « Le capital a besoin d’une main d’œuvre bon marché et elle attire de plus en plus de nouvelles forces de travail féminines. Cependant, tandis que la femme bourgeoise passe fière et la tête haute par la porte des professions intellectuelles qui s’ouvre devant elle, la femme prolétaire se courbe devant le destin et rentre dans la ligne de production industrielle ».

En termes numériques cette polarisation devient significative à partir de la moitié des années 1990. Un pôle majoritaire dans les branches traditionnellement féminines de l’éducation, de la santé, des services, du commerce et un pôle minoritaire constitué des professions valorisées, relativement bien rémunérées, occupée en général par de femmes blanches, non migrantes, qualifiées : médecins, ingénieures, architectes, journalistes, professeures universitaires, chercheuses, avocates, magistrates, juges, publicitaires, etc. (Hakim, 1996 ; Lombardi, 2017). C’est dans les travaux féminins du pôle majoritaire, notamment dans les (sous-)emplois de service, que l’on peut saisir l’existence des zones grises de l’emploi.

À partir des données chiffrées récentes présentées par Catherine Marry et ses co-auteures en France (2017) et par Maria Rosa Lombardi au Brésil (2017), on peut constater que le taux de féminisation des cadres et des professions intellectuelles supérieures est, en France, de 40 % en 2014.

Cependant seulement 17,8 % de chefs d’entreprise de plus de 10 salarié.e.s sont des femmes en France en 2007 (Marry, 2017). Au Brésil dans la décennie 2010, les femmes occupent : 54 % des emplois de journalistes ; 44 % des emplois de médecins ; 51 % des emplois d’avocats, magistrats, juges. Cependant, seulement 18 % des postes d’ingénieurs sont occupés par des femmes (Lombardi, 2017).

Précarité et vulnérabilité des emplois et nouvelle division sexuelle du travail du care

Avec la marchandisation du travail du « care » ce travail féminin gratuit et invisible devient visible et commence à être considéré en tant que travail (avec ses corollaires : formation professionnelle, salaire, promotion, etc.) et peut même devenir un travail d’homme, comme au Japon, dans les établissements d’hébergement des personnes âgées. Avec les changements survenus sur le marché du travail suite à la crise économique qui a frappé le Japon dès le début des années 1990 et la crise financière de 2008, le besoin de réorienter les carrières suite aux licenciements ont touché des hommes et des femmes qui occupaient auparavant des emplois stables. Travailler dans le secteur des services s’est révélé d’autant plus une opportunité que le gouvernement, pour faciliter la réinsertion des chômeurs, a offert des formations dans ce secteur. Depuis le début de la mise en œuvre de l’assurance care (LTCI) en 2000, les médias ont promu ces nouveaux débouchés liés aux services à la personne. Les jeunes hommes (20-30 ans) qui travaillent dans les établissements d’hébergement de personnes âgées en perte d’autonomie font partie de ce mouvement de popularisation du métier. D’autres hommes, plus âgés, ont effectué la même formation, promue par le gouvernement à titre gratuit en 2009, pour faciliter la reconversion professionnelle suite à des licenciements. Le nombre important de care workers hommes dans les établissements japonais est quand même fort surprenant quand on sait à quel point le care est un travail de femme dans l’espace domestique. On peut considérer qu’entre le non-travail ou le chômage et le travail dans le secteur du care, le choix des hommes est clair : en dépit des pénibilités et des stéréotypes liées à cette activité, l’accès aux emplois dans ce secteur en expansion ouvre des perspectives de carrière et une certaine stabilité aux antipodes de l’expérience éprouvante du chômage.

Une nouvelle division sexuelle du travail dans le secteur du care est ainsi le résultat de la précarité et de la vulnérabilité des emplois. Cependant cette présence des hommes est limitée aux établissements et est très rare dans le care à domicile. On peut désigner comme une exception japonaise cette présence masculine dans le care puisqu’au Brésil et en France il s’agit majoritairement des femmes, pauvres, migrantes, issues de classes subalternes, souvent noires. En France seulement 10% des assistant-e-s de vie sociale et aides médico-psychologiques dans les établissements enquêtés sont des hommes. Au Brésil, seulement 3 % des « cuidadoras » sont des hommes. Au Japon, ils sont 35 % selon notre enquête sur le travail du care au Brésil, en France et au Japon (2009- 2012).

Le concept de division sexuelle interpellé

La division sexuelle du travail est aujourd’hui problématisée par le développement des « études queer » et des « études culturelles », qui ont reçu un gain d’intérêt seulement dans les années 2005 (traduction tardive de Gender Trouble de Judith Butler en 2005 ; premières traductions de Teresa de Lauretis, auteure de Practice of Love, et surtout de Technologies of Gender. De Lauretis a été traduit en France en 2007). La critique de la dichotomie, du caractère binaire du genre comme catégorie relationnelle, l’affirmation par les théories “queer” d’une multiplicité d’appartenances de genre (passages d’un à l’autre) et son manque de stabilité, interpellent le concept de division du travail entre les hommes et les femmes. Cette approche sur la non-stabilité des identités sexuelles a comme précurseur l’analyse sociologique d’un cas de transsexualisme dans l’œuvre de Garfinkel (le cas Agnès).

Le concept de division sexuelle du travail est aussi interpellé par la théorie des « cinq sexes ». Anne Fausto-Sterling (2015/1993) affirme que l’on peut au minimum parler de « 5 sexes » : les « vrais » hommes ; les « vraies » femmes ; les « merms » : pseudo hermaphrodites mâles (testicules + parties de l’appareil génital féminin) ; les « ferms »: pseudo hermaphrodites femelles (ovaires + parties de l’appareil génital masculin) ; les « herms » : vrais hermaphrodites (ovaires + testicules). Fausto-Sterling utilise l’expression « continuum sexuel » pour désigner cette réalité et déclare qu’il est « plus juste de conceptualiser le sexe et le genre comme des différents points dans un espace multidimensionnel » (2015 [1993] : 85). Selon Fausto-Sterling, les exceptions au dimorphisme, soient-elles chromosomiques, anatomiques ou hormonales sont multiples, et l’identité de genre peut ne pas coïncider avec les caractéristiques sexuelles. D’où l’idée d’un « continuum sexuel ».

Ce constat qu’il y a dans la réalité plus que simplement les catégories de « mâle » et de « femelle » à partir d’un point de vue de biologiste et d’historienne des sciences ne met pas en échec la catégorie analytique de la division sexuelle du travail qui est une construction théorique, et pas une donnée de la nature, mais contribue à l’avancement dans la réflexion sur la division du travail entre les sexes. L’interprétation faite par Pascale Molinier dans la préface (2013) à l’essai de Anne Fausto-Sterling est intéressante en ce sens. L’usage de “genre” au pluriel exprimerait la possibilité « d’autres configurations que celles fixées par les normes binaires du genre. La pluralité des genres fournit une visibilité sans précédents aux corps différents… » Molinier rapproche cette position selon laquelle « le système sexe/genre pourrait être dissolu par et dans la prolifération des catégories » (in F. Sterling, 2013, p. 16) à la « stratégie queer ».

Le concept de division sexuelle du travail et le paradigme intersectionnel

Deux images qui réduisent le féminisme au « genre féminin » montrent l’intérêt de la critique du genre comme seule catégorie d’explication et d’action. Dans le Cahier « Mode » du quotidien Le Monde daté du 3 mars 2017, une femme blanche, blonde, bourgeoise – habillée par Valentino, Dior et Giorgio Armani – est présentée avec le titre « Féminisme, la nouvelle vogue ». De la même manière, sur la couverture du magazine Elle, daté du 3 mars 2017, une femme blanche, blonde, jeune et décontractée – habillée d’un jean Levi’s et d’un T-shirt Dior avec les mots : « We should all be feminists » – illustre un dossier intitulé : « Pop, léger, décomplexé… le nouvel élan féministe ». Ces deux illustrations nous invitent à ne pas isoler l’oppression des femmes et la catégorie de genre, des autres oppressions de race et de classe sociale, en somme à ne pas séparer la division sexuelle de la division raciale et de classe entre les hommes et les femmes.

Si des pionnières avaient déjà souligné l’imbrication entre sexe et classe sociale (Kergoat, 1928) et plus tard entre sexe, classe et race, on peut dire que face à l’emprise du genre dans les recherches sur genre et travail des années 1990 et 2000, la mise en avant du paradigme intersectionnel en France à partir de la moitié des années 2000 a eu pour effet d’interpeller l’idée d’une centralité du genre dans les analyses du travail. Ainsi, la division du travail entre les sexes est indissociable selon le paradigme intersectionnel de la division raciale et de classe et des rapports sociaux de pouvoir liés non seulement à l’appartenance de sexe, mais également à l’appartenance de race et de classe. Patricia Hill Collins, Audre Lorde, Angela Davis, bell hooks, toutes des théoriciennes et militantes noires, représentantes du blackfeminism ont affirmé, dès 1981-1982, « la nature intersectionnelle » de l’oppression des femmes noires.

Ainsi, si nous assistons à la configuration de nouvelles tendances dans la division du travail entre les sexes nous avons montré qu’elle varie dans l’espace et dans le temps, mais il y a perdurance de la division sexuelle du travail elle-même. Les frontières de la division du travail entre les sexes peuvent se déplacer mais le caractère asymétrique est toujours présent, montrant que l’analyse dans chaque moment historique de la division sexuelle du travail est toujours d’actualité.

 

Helena Hirata

Bibliographie

Butler, J. (2005[1990]) Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris: La Découverte.

Beal, F. (1970) Being Black and Women, a Double Jeopardy, in Toni Cade Bambarra (ed) The Black Woman. An anthology (trad. fr. In Comment s’en sortir #1, 2015)

Carneiro Araujo, A. M. & M. R. Lombardi (2013) Trabalho informal, gênero e raça no Brasil do inicio do século XXI, in Cadernos de Pesquisa, FCC, 43(149): 452–477.

Castro, B. (2017) As armadilhas da flexibilidade. Trabalho e gênero no setor de tecnologia da informaçao, Sao Paulo : Annablume.

Hakim, C. (1996) Key issues in women’s work. Female heterogeneity and the polarisation of women’s employment, London e New Jersey: Athlone Press.

Kergoat, D. (1978) ‘Ouvriers = ouvrières ? Propositions pour une articulation théorique de deux variables : sexe et classe sociale’, Critiques de l’économie politique, 5: 65–97.

Lombardi, M. R. (2017) Dossier ‘Mulheres em carreiras de prestigio : conquistas e desafios à feminizaçao’, in Cadernos de Pesquisa, 163.

Marry, C. et al. (2017) Le plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique, Paris: Armand Colin.

Silvera, R. (2014) Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires. Paris: La Découverte.

Sterling, A. F. (2013[1993]) Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, Paris: Payot.



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