Entreprise dématérialisée

L’entreprise est une réalité matérielle qui s’impose au sens commun. Mais son histoire reste, pour le droit, relativement récente. Le mot figure certes dans le code de commerce de 1807 et dans le code civil mais avec une signification plus restrictive que celle d’aujourd’hui qui renvoie plutôt au caractère organisationnel de l’entreprise et moins à l’activité pour laquelle le terme de manufacture était utilisé. L’entreprise est née dans l’ombre du fonds de commerce et de la notion plus générale de société. Le droit commercial s’est intéressé au commerçant et à ses actes, plus qu’aux entreprises. Mais c’est le droit du travail, et plus tard le droit des procédures collectives ainsi que le droit de la concurrence, qui ont donné au concept d’entreprise la place qu’il connaît aujourd’hui dans le droit. Sans doute faut-il faire une place particulière au droit du travail qui, confronté à la question de la régulation des conflits entre employeurs et salariés, a fait naître pour la première fois la dimension organisationnelle de l’entreprise.

Si l’entreprise semble ainsi constituer d’un point de vue économique et sociologique une réalité indiscutable, construite de différentes manières par les disciplines juridiques, elle donne également prise à des procédés de dématérialisation dont la nature intellectuelle ou technique permettent un traitement du réel destiné à s’affranchir constamment des contraintes lourdes qu’impose la réalité matérielle. En ce sens la dématérialisation s’inscrit dans un processus continu de développement de l’entreprise que soutient la technique. Et ce dernier terme est à entendre dans tous les sens : il désigne la technologie numérique, mais encore l’ingénierie juridique qui à sa manière permet de donner à l’entreprise des structures et des instruments destinés à favoriser sa mobilité et sa rentabilité.

Mieux percevoir les procédés de dématérialisation de l’entreprise devrait alors permettre de comprendre en profondeur les mécanismes contemporains qui visent à accentuer la valorisation du facteur capital avec comme conséquence d’estomper de plus en plus les catégories juridiques construites historiquement à partir du modèle de l’entreprise industrielle dite de type « fordiste ». La notion de dématérialisation a ainsi vocation à donner un contenu plus précis au concept économique de « financiarisation ». Avec le développement de la dématérialisation de l’entreprise, ce sont les représentations habituelles du droit du travail qui pourraient être en grande partie frappées de caducité.

Les procédés de dématérialisation correspondent cependant à des objectifs variés qui méritent d’être analysés (I) et s’ils tendent à s’accentuer, ce n’est pas sans conséquences sur les relations de travail et le droit social sous l’emprise aujourd’hui de tendances régressives de plus en plus visibles (II).

La dématérialisation par l’effet de la technique juridique

La dématérialisation peut d’abord répondre à un objectif de liquidité et prendre naissance dans un processus de distanciation de la réalité matérielle grâce à l’usage de la technique juridique. Ce procédé consiste essentiellement dans la représentation intellectuelle des biens physiques de l’entreprise. Et ce premier stade de la dématérialisation ne vise en fait qu’à produire une dissociation plus complète de la valeur et de la réalité matérielle pour permettre à la première de s’affranchir des contraintes physiques des biens matériels et de circuler plus facilement. La liquidité commande cette simplification (A). Cette forme de dématérialisation est à distinguer de celle que permettent les nouvelles technologies afin de satisfaire cette fois un objectif de productivité (B).

Dans une première série d’hypothèses, la dématérialisation reste assez sommaire. Le bien est représenté par un document qui sert de preuve ou dans une forme plus complète incorpore le droit sur le bien représenté. Dans ces hypothèses, l’on est très proche d’une situation de dématérialisation bien connue des juristes et analysée à propos du droit de rétention lorsqu’il repose sur une possession fictive concrétisée par la détention d’un document chargé de représenter l’objet vendu. De même, le connaissement maritime a pour fonction de représenter la marchandise transportée, afin de faciliter le transfert de sa valeur. La même technique pourrait également être appliquée aux actifs financiers. Dans tous les cas elle garde cependant une rationalité précise, car elle ne sert qu’à dissocier la valeur des biens de l’entreprise de leur réalité physique sous-jacente pour en assurer une transmission plus rapide indépendamment des contraintes lourdes résultant de la matérialité des choses.

Ce processus d’extraction ou de dissociation de la valeur d’une chose de sa réalité physique est une donnée constante de l’entreprise. La dématérialisation est le fruit de la technique de la personnalité morale. Par ce moyen, le propriétaire de l’entreprise, personne physique, se trouve dématérialisé et substitué par un être abstrait devenu titulaire de droits réels sur les actifs de l’entreprise. Une première distanciation juridique s’opère ainsi entre la personne physique et les choses matérielles. Les droits réels qui expriment le pouvoir direct sur les choses sont ainsi transférés (apportés) à une personne morale et, par cette médiation, les actifs physiques de l’entreprise se trouvent métamorphosés en valeurs incorporelles représentées par un titre. Ainsi est-on techniquement passé d’un pouvoir direct de la personne physique sur des choses matérielles à un droit sur la seule valeur créée par ces mêmes biens incorporé fictivement dans un titre qui lui-même peut encore être dématérialisé pour en favoriser la liquidité.

La dématérialisation par l’effet des nouvelles technologies

La dématérialisation de l’entreprise se présente d’une autre manière et selon d’autres procédés lorsque c’est l’objectif de productivité qui est en jeu. Cette fois, le processus ne tend pas à créer plus de liquidité des actifs, mais à développer la productivité des moyens de production. Dans cette perspective, c’est la baisse des coûts et l’optimisation des fonctions de l’entreprise qui est recherchée grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. Il en découle une véritable dématérialisation de l’organisation de l’entreprise qui, poussée à l’extrême, peut conduire à une désintégration de ses structures matérielles.

1) Les nouvelles technologies numériques (→ Travail numérique) ont permis une dématérialisation tant des échanges au sein de l’entreprise que de ses structures.

S’agissant des échanges, l’arrivée d’Internet et des outils informatiques tels que la numérisation des documents, la gestion électronique et autres logiciels d’assistance sont à la source d’un concept aujourd’hui largement répandu « l’e-entreprise ». La dématérialisation concerne tous les maillons de la chaîne de l’information. Elle affecte chaque élément de la hiérarchie en allant des dirigeants jusqu’à l’ouvrier. Dans un premier stade, la dématérialisation était limitée à une automatisation des procédés classiques au moyen de l’informatique. Aujourd’hui, elle semble avoir donné naissance à de nouvelles formes d’entreprises, celles dans lesquelles les modes de fonctionnement eux-mêmes sont dématérialisés.

Désormais, toutes les fonctions interagissent entre elles et une coordination instantanée des informations et des compétences est rendue possible. Dans le domaine des ressources humaines, la gestion des déclarations sociales est facilitée par l’automatisation des déclarations sociales et des téléréglements. Quant à la gestion financière, elle peut intégrer de nouveaux progiciels dans un circuit interne dématérialisé alimenté par les informations livrées par les opérationnels eux-mêmes. De même, l’IAO (Ingénierie Assistée par Ordinateur) permet de modéliser totalement l’usine en format numérique de manière extrêmement détaillée, ce qui permet de diminuer les coûts générés par les simulations et d’accélérer l’innovation.

À cette dématérialisation des fonctions, il faut ajouter celle qui affecte les relations de l’entreprise avec ses clients et fournisseurs. L’e-commerce se développe de manière vertigineuse grâce à l’informatique et à l’internet. Là encore de nombreuses difficultés ont dû être résolues pour adapter notre système juridique à ces nouvelles situations de fait dématérialisées. Il a fallu établir un cadre juridique qui puisse garantir les transactions. Autre élément significatif, l’avènement de la facture électronique. Du fait du nombre gigantesque de factures, une simplification de la procédure a été initiée par les entreprises, puis régulièrement encouragée par les projets européens et le législateur depuis la loi de finances rectificatives du 29 décembre 1990 qui a consacré la validité de la facture EDI.

Enfin, au-delà des échanges au sein de l’entreprise, ce sont les structures juridiques elle-même qui se dématérialisent. Les nouvelles techniques de communication ne sont pas non plus sans incidence sur les organes sociaux. Notamment elles permettent de dématérialiser la prise de décision grâce au vote électronique. Les nouveaux modes de gestion de l’entreprise générés par l’utilisation des nouvelles technologies de communication permettent ainsi d’accroître la productivité. Or cette numérisation des fonctions de l’entreprise semble aussi avoir fait naître un processus plus large pouvant conduire, à l’extrême, à sa désintégration au sein du marché.

2) La préoccupation est désormais grandissante pour les économies industrialisées. Les techniques dites « d’outsourcing » ou d’externalisation permettent à l’entreprise de rechercher dans le marché des ressources jusqu’ici internalisées (→ Politiques des firmes multinationales). Ces techniques facilitées par les nouvelles technologies et les plates-formes numériques peuvent même aller jusqu’au “fabless”, terme américain caractérisant le projet d’une industrie sans usine ; l’entreprise se dématérialise par un transfert complet de ses fonctions de production à d’autres entreprises pour se transformer en plate-forme de coordination et d’assemblage. D’un point de vue juridique une question de qualification de cette relation contractuelle peut se poser. Le terme de sous-traitant est généralement retenu. Mais il ne paraît plus approprié lorsque l’entreprise externalisante devient la cliente directe de l’entreprise intégratrice. Tel est le cas lorsque l’entreprise transfère par exemple l’intégralité de sa fonction marketing ou de son service informatique. Le terme d’externalisation est plus adéquat pour évoquer cette nouvelle coordination des activités productives en réseau. En outre, une relation de sous-traitance peut se transformer en relation d’externalisation lorsque le développement de l’entreprise sous-traitante conduit à faire disparaître le sous-contrat au profit d’une relation contractuelle principale entre l’entreprise externalisante et son ancien sous-traitant. L’approvisionnement de la première se trouve déconnecté juridiquement des commandes passées par ses clients. Telle est la situation en particulier du sous-traitant devenu plus puissant que son donneur d’ordre comme cela a été le cas notamment du fabriquant de processeurs Intel qui a d’abord grandi dans l’ombre du géant IBM. De même, la notion de réseau d’entreprises coordonnées par une plate-forme numérique pourrait donner lieu à de nouvelles analyses des relations juridiques qui se nouent dans un autre type de configuration de l’entreprise dématérialisée.

Mais d’un point de vue économique, les différences s’estompent. Au-delà des différents objectifs de la dématérialisation et de ses procédés, une certaine unité de la notion peut être constatée. La dématérialisation serait toujours ce même processus d’abstraction de la valeur et des utilités des biens de production que permettent tant la technique juridique que les nouvelles technologies numériques. Elle contribue également à la prééminence et au développement des marchés dans un univers mondialisé avec un effet déstructurant sur les entreprises. Les enjeux sont dès lors nombreux tant l’impact sur les différentes catégories d’intérêts est important.

L’émergence de l’Entreprise-marchandise financière

La dématérialisation de l’entreprise est la source d’au moins deux séries de conséquences. Tout d’abord, elle conduit à réifier l’entreprise en faisant d’elle-même une nouvelle forme de marchandise purement financière ; ensuite, elle accentue un processus de dématérialisation de l’employeur, ce qui est de nature à affecter la relation de travail telle qu’elle est habituellement définie.

L’une des conséquences de la dématérialisation est de transformer l’entreprise en marchandise par un procédé de réification de sa valeur détachée des biens matériels qui la composent pour la réincorporer dans des titres financiers. Or la vocation d’une marchandise est d’être échangée sur un marché. Pour ce faire, sa liquidité doit être organisée et le développement de sa valeur financière devient un objectif essentiel, ce qui conduit à orienter la gestion de l’entreprise, moins dans le sens de la pérennisation de l’outil de production et de la création de richesses matérielles, que dans celui de sa valorisation.

L’organisation de la liquidité est le fruit de la réforme des marchés financiers qui se sont réorganisés afin de se développer dans une dimension mondiale et de permettre une cotation en continue des titres des sociétés. Cet élargissement des marchés a permis de créer une liquidité plus grande des titres et une disponibilité plus importante de capitaux d’origine mondiale pour les entreprises. Ce n’est pas par hasard, si, dans la suite logique de la politique de désintermédiation bancaire initiée en 1980, une réforme des grandes places financières internationales a été engagée, réforme intervenue en France avec la loi de janvier 1988.

La liquidité est organisée également pour les sociétés non cotées par les pactes d’actionnaires. Différentes clauses ont cette vocation de permettre aux fonds d’investissement de céder, au moment le plus opportun, et sans entrave, les titres détenus afin de réaliser la plus-value espérée. Il en va ainsi de diverses stipulations, bien connues des praticiens du droit des sociétés, comme les clauses de sortie conjointe, de sortie prioritaire, les clauses d’entraînement, la suppression des clauses d’agrément, la réduction des délais pour faire jouer le droit de préemption, toutes clauses destinées à favoriser la revente sans frein des titres détenus, ce qui en accroît la liquidité sur le marché. En outre, les sociétés ne sont plus exclusivement inscrites dans un projet d’entreprise ; elles font partie d’une véritable opération financière. La conséquence est qu’elles ne sont plus régies par leurs seuls statuts, mais par un ensemble contractuel allant d’un pacte fondateur de l’opération d’investissement aux contrats d’application que sont tous les contrats passés pour sa réalisation, y compris les contrats de travail liant les managers à la société cible. Cette nouvelle réalité contractuelle est à la source de nombreuses questions de droit touchant aux rapports entre le contrat de société et les contrats inclus dans le même ensemble contractuel.

La recherche de la liquidité financière est de nature également à faire naître une nouvelle classification en droit des sociétés reposant sur une distinction, non pas fondée sur le critère de l’offre au public ou de la cotation sur un marché réglementé, mais sur celui de leur degré de financiarisation. Le critère de l’offre au public ne fait apparaître que le particularisme des règles liées à la collecte de l’épargne publique sur des marchés réglementés, et non celles, plus récentes, qu’appellent la logique financière dont les conséquences peuvent affecter même les sociétés non cotées. Les sociétés comportant des investisseurs financiers dans leur capital sont destinées à obéir à des normes particulières, d’origine légale ou contractuelle, s’appliquant à la gouvernance et aux rapports entre associés. En ce sens, elles peuvent être dites financiarisées, par opposition à celles dont l’organisation et le fonctionnement restent sous l’emprise d’un projet des associés, de type patrimonial ou industriel.

La liquidité est un élément essentiel de réalisation de la valeur. Un autre élément, tout aussi important, est celui de la création de valeur sur le marché. Cette création s’accompagne généralement d’une réorganisation de l’entreprise et justifie de nouvelles contraintes de valorisation. Afin de valoriser l’entreprise, les fonds d’investissement, surtout dans le cadre des opérations dites de LBO (Leverage Buy Out), destinées à favoriser la reprise d’une entreprise cible au moyen d’une société holding et en finançant, au moins en partie, ce rachat par les dividendes issus de son activité, incitent ainsi à faire des restructurations à finalité financière. Il s’agit de rénover l’entreprise, de la rendre plus performante, de la débarrasser de charges et de rentes de situations de toutes sortes accumulées avec le temps par les dirigeants, comme les salariés. Or cette stratégie financière qui parie sur la valeur d’échange plus que sur la rentabilité productive de l’entreprise est source d’implications nouvelles. Jusqu’ici, l’entreprise traditionnelle avait vocation à être le cadre de vie dans lequel une communauté trouvait un équilibre et des ressources. La performance financière n’était pas forcément l’unique objectif de sa gestion. Mieux, l’entreprise exprimait un compromis d’objectifs, financier, économique, régional, social. Avec la financiarisation, c’est l’objectif financier qui tend à s’imposer au détriment de tous les autres objectifs que peuvent assigner à l’entreprise les parties prenantes dont les intérêts sont liés à celle-ci. Cet objectif financier a aussi une incidence directe, de plus en plus perçue, sur le travail. La pression créée par l’endettement et le besoin régulier d’information du marché est une source de nouvelles souffrances dans le travail. Le stress créé par les objectifs financiers et le fort endettement nécessaire aux montages mis en place s’ajoutent aux contraintes matérielles de la production. L’enjeu est d’aboutir au final à une meilleure valorisation de l’entreprise en fonction des critères fournis par les marchés financiers, lesquels deviennent de la sorte des normes structurantes pour la réorganisation de l’entreprise. De tels critères sont variés : ils touchent autant à la gestion de la masse salariale qui doit être optimisée avec une baisse des coûts et la recherche d’une rentabilité accrue, qu’au recentrage de l’entreprise sur les branches les plus dynamiques de son activité, afin de libérer son potentiel de valorisation boursière.

Une fois sa valeur d’échange créée et détachée matériellement de l’outil de production, l’entreprise-marchandise rencontre sa vocation principale qui est de circuler en tout ou en partie sur un marché financier. Mais dans la sphère des réalités physiques, sous l’effet de l’impératif de valorisation financière, elle peut également se trouver prise dans un processus de commercialisation de ses valeurs d’usage. Ses frontières en deviennent incertaines. Il est aisé de percevoir que les frontières de l’entreprise-marchandise, ainsi rendue liquide et dématérialisée, ne peuvent être qu’instables et que soit prise alors à contre-pied l’application de nombreuses règles construites au regard d’un modèle de l’entreprise purement industriel. L’une des plus importantes est celle sur laquelle repose la relation de travail établie entre un salarié et son employeur. Si cette relation, assise sur le contrat de travail, peut paraître claire dans l’entreprise industrielle, elle s’estompe singulièrement dans le cadre de l’entreprise dématérialisée.

La dématérialisation de l’employeur

Aux origines du pouvoir de direction, le lien qui unit le chef d’entreprise au salarié semble intimement lié à la propriété des moyens de production. Le salarié est en effet considéré comme un contractant fournissant sa force de travail dans un rapport de subordination au propriétaire des actifs productifs, à savoir le chef d’entreprise. La direction du salarié est ainsi très naturellement liée à l’activité de production et sans cette activité d’ailleurs, la raison d’être de l’emploi salarié disparaît.

Or, le développement des formes complexes de l’entreprise, comme le processus de financiarisation qui l’affecte depuis ces dernières années, semble avoir introduit un double processus de dissociation du pouvoir et de la direction du salarié qui se traduit par une abstraction croissante de l’autorité et du pouvoir qui l’inspire.

Le salarié confronté à une autorité de plus en plus abstraite est une réalité désormais quotidienne de la grande entreprise. Les groupes de sociétés ont été le champ d’étude privilégié pour dénoncer cette tendance à l’évanouissement de la figure de l’employeur. Les réflexions sur la distinction du contrôle et du pouvoir de direction en fonction du caractère concret des ordres délivrés au salarié font écho à cette première manifestation de la dissociation du pouvoir et de l’autorité. L’employeur, chef d’entreprise exploitant en personne l’activité productive en donnant les ordres au salarié, s’évanouit dans le cadre des grandes organisations.

À vrai dire, cet effacement de l’employeur dans le rapport quotidien de direction du salarié, prend appui sur deux techniques juridiques. La première est l’utilisation de la personnalité morale des sociétés qui permet de dissocier de manière abstraite la propriété et le contrôle des actifs productifs. La constitution des groupes permet juridiquement de distinguer la société contractante dans le rapport de travail et celle qui contrôle et gouverne.

La seconde technique est celle de la délégation de pouvoir qui permet, même dans la société qui contracte, et plus généralement dans le groupe, de créer une chaîne de transmission du droit de diriger le salarié qui l’éloigne d’autant du titulaire du pouvoir véritable.

Il est aisé de comprendre dans ces situations que le droit du travail, qui prend appui sur un concept central d’employeur, construit au regard d’un modèle de l’entreprise mettant face à face un propriétaire de moyens de production, maître de ses décisions, et un salarié, partie à un contrat de louage, qui lui est assujetti, faute de pouvoir lui remettre matériellement sa force de travail, se trouve pris à contrepied.

À ce premier processus de décomposition du modèle de l’employeur, lié aux formes d’organisations complexes de l’entreprise, s’est trouvé superposé, ces dernières années, un mouvement, inédit par son ampleur, de financiarisation de l’entreprise. Désormais, au pouvoir de contrôle, qui tend à se distinguer du pouvoir de direction du salarié, s’ajoute une nouvelle forme d’abstraction inhérente au pouvoir financier qui détermine le contrôle et la gouvernance des entreprises.

L’abstraction est encore accentuée car, si le contrôle pouvait être rapporté physiquement aux organes de direction du groupe, le pouvoir financier reste anonyme et encore plus difficile à identifier. Il n’en exprime pas moins des normes et des directives de comportement déterminant la gouvernance des entreprises, leur gestion et la direction du salarié.

À l’employeur concret, donnant des ordres et dirigeant le travail, s’est substituée la norme des objectifs financiers à laquelle le salarié doit se plier. Au travail subordonné se trouve ajoutée une nouvelle forme de soumission qui, paradoxalement, est porteuse de liberté du salarié dans l’organisation de son travail et dont la qualité se jugera, non par la bonne exécution des ordres, mais au regard du résultat final imposé par les objectifs fixés en fonction de la rentabilité attendue. La pression des objectifs engendre ainsi une nouvelle forme de subordination (→ Subordination/Autonomie) qui n’est pas liée au produit fabriqué, mais à la nature financière de la valeur que le salarié doit contribuer à créer. Une telle subordination pourrait d’ailleurs ne plus répondre précisément aux critères posés par la Cour de cassation. Le salarié ne reçoit plus forcément des ordres et des directives. De même, l’exécution de son travail n’est plus forcément contrôlée, sauf au stade de son rapport sur la bonne exécution des objectifs. L’autonomie dans le travail, révélatrice d’une nouvelle forme de pouvoir managérial relevée par les sociologues, traduit une nouvelle forme de subordination qui ne permet plus de distinguer clairement le salarié de l’apporteur en industrie. D’autant que les procédés de rémunérations tendent à devenir variables et à être liés à la performance.

Confronté à cette décomposition du modèle de l’employeur, le droit du travail n’est pas resté sans réponse. Deux perspectives mériteraient d’être explorées. Celle, d’abord, qui consiste à ajuster les règles existantes pour les adapter en recomposant dans les faits le modèle de l’employeur comme l’a tenté la théorie du co-emploi. La seconde, ensuite, qui s’orienterait résolument vers la création de nouvelles règles tendant à rematérialiser l’entreprise et le pouvoir qui la détermine en appréhendant directement les situations de fait, voire en redéfinissant le rapport salarial, au-delà des formes juridiques.

Ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater en définitive le rapport complexe qu’entretient le système juridique avec la réalité de l’entreprise, puisqu’après en avoir favorisé la dématérialisation par la technique juridique, d’autres règles correctrices peuvent s’avérer nécessaires pour en limiter les conséquences en la rematérialisant au-delà des formes juridiques.

 

Charley Hannoun

Bibliographie

La présente notice reprend des passages et fait la synthèse de cinq articles consacrés à ce sujet :

Hannoun, C. (2010) ‘Notion et enjeux de la dématérialisation de l’entreprise’ in Hannoun et al. (eds) La dématérialisation de l’entreprise, Paris: L’Harmattan 11-29.

Hannoun, C. (2010) ‘L’émergence de l’entreprise-marchandise’, Revue de droit du travail, (1): 22-27.

Hannoun, C. (2009) ‘La réalité juridique de l’entreprise (réflexions sur la perception par le droit de la réalité matérielle de l’entreprise)’, Revue Entreprise et histoire, (57): 184-193.

Hannoun, C. (2011) ‘Gouvernance des entreprises et direction des salariés’, in Ph. Waquet et al. (eds) treize paradoxes du droit du travail, Paris: Semaine Sociale Lamy, suppl. n° 1508: 97-102.

Hannoun, C. (2008) ‘L’impact de la financiarisation de l’économie sur le droit du travail’, in A. Lyon-Caen, Q. Urban et al. (eds) Le droit du travail à l’épreuve de la globalisation, Paris: Dalloz/Thèmes & Commentaires: 35-51.



Laisser un commentaire