Prolégomènes de la « zone grise »

La multiplication récente de nouvelles normes d’emploi dans le contexte de la globalisation et de la crise économique – contrats précaires (→ Précarité), auto-entrepreneuriat (→ Auto-entrepreneur.e.s), emplois para-subordonnés (→ Subordination/Autonomie), etc. pousse à remettre en cause le modèle salarial, dont les frontières (→ Frontière et statuts de l’emploi) sont soumises à des recompositions en termes de pratiques contractuelles comme de statuts professionnels (Supiot, 2000). Ces recompositions, loin d’être une affaire récente, sont ancrées dans une séquence plus longue, marquée par le chevauchement et la coexistence d’une multiplicité de relations d’emploi qu’une lecture partiale (et partielle) des effets de la révolution industrielle (l’ouvrier étant soumis à un patron tout-puissant) tend à sous-estimer. La persistance, tout au long des 19e et 20e siècles dans les sociétés occidentales, de formes contractuelles hybrides comme le marchandage, le tâcheronnat ou la sous-traitance, en sont un exemple. Ce phénomène dessine une communauté de producteurs sous l’égide du « louage d’ouvrage » (le contrat moyennant le prix d’un produit ou d’un ouvrage) dont l’importance, en France comme ailleurs, a été longtemps négligée. Cette configuration affirme le caractère communautaire des rapports de travail dans lesquels des ouvriers peuvent embaucher d’autres ouvriers, souvent dans un contexte de relations familiales, voire patriarcales, ou dans le cadre d’un réseau complexe de relations commerciales qui donne corps à la « fabrique collective ». Elle met en avant la porosité à la fois des relations contractuelles et du périmètre de l’entreprise, alors que le récit historique de la société salariale insiste sur la progressive construction d’une citoyenneté exclusive par le biais du contrat de travail, qui institutionnalise la subordination juridique et l’individualisation du rapport employé/salarié en échange de formes diverses de compensation (salaire, protection sociale, droits syndicaux, etc.).

Un regard diachronique et contextualisé sur la constitution de la « zone grise de l’emploi » en concomitance avec l’essor du capitalisme moderne revient ainsi à souligner que la relation « subordination contre protection », implicite au contrat de travail, n’est ni unique ni exclusive quant à son objet ; elle est, en revanche, travaillée par des relations tierces (non seulement juridiques, mais aussi organisationnelles, technologiques, culturelles, de genre, de race et d’ethnicité) qui contribuent à structurer le processus historique d’institution du travail dans le monde occidental (Bureau, Dieuaide, 2018). Revisiter les piliers au fondement de la relation salariale (discipline, hiérarchie, droit) offre des pistes permettant de penser autrement l’articulation entre subordination et droits dans une perspective socio-historique.

Subordination et discipline

Si « subordination implique protection », selon la formule des juristes du 19e siècle, le droit du patron de commander son ouvrier devient la « normalité ». La fiction contractuelle permet ainsi de justifier le pouvoir patronal au sein des ateliers et manufactures. Le contrat de travail ne se limite pas à définir le contenu de la prestation de travail, mais il contribue également à cerner celle-ci du point de vue spatio-temporel. L’espace clos de l’atelier et les horaires de travail font partie des attributs de la nouvelle discipline des « sociétés industrialisées mécanisées », pour le dire avec l’historien anglais Edward P. Thompson, un des premiers à montrer que la discipline du temps est consubstantielle à la discipline du travail industriel. La maîtrise de l’espace et du temps intègre ainsi les prérogatives de l’autorité patronale, qui sont sanctionnées par le lien contractuel : l’ouvrier ne loue pas seulement sa force de travail mais aussi sa soumission à des normes de comportement.

Les approches révisionnistes de la révolution industrielle tendent à replacer la maîtrise du temps dans le cadre d’une reconfiguration de l’offre de travail salarié au sein des familles (hommes, femmes et enfants), phénomène qui s’étale sur le long terme (depuis 1650) et qui aurait permis l’accroissement des productions, sans changement de méthode de production ni innovation technologique majeure (de Vries, 2008). Le travail à domicile ou sweating system, loin d’être résiduel (et historiquement délimité), accompagne le processus d’industrialisation tout en défiant l’homogénéisation des normes d’emploi qui sont propres au régime salarial (Barraud de Lagerie, 2014). Non seulement l’autorité de l’employeur est difficile à saisir dans un contexte où les intermédiaires sont nombreux et où son action s’inscrit dans un réseau complexe de relations familiales et/ou communautaires ; le marchandeur pouvant être le père, un parent ou bien un proche de la famille. Mais la « domesticité de la production », où sphère publique et privée se confondent, est à la fois l’expression d’une idéologie patriarcale fort contraignante, et un gage d’autonomie pour ces travailleurs et travailleuses qui ont du mal à accepter la discipline d’usine, à commencer par les modes d’allocation du temps de travail. Malgré cette ambiguïté de fond, le régime de travail domestique, dans les zones urbaines comme à la campagne, est fonctionnel et contribue au développement et à la consolidation du capitalisme industriel (Boris, 1994).

Le domicile comme lieu de travail abrite le travail sur commande en régime de sous-traitance, mais aussi les activités ménagères et le travail de reproduction stricto sensu. Il participe à la discipline et au contrôle des femmes en qualité de travailleuse mais aussi de mères (Sarti, 1999). Les formes de subordination qui s’en suivent ne sont pas pour autant fixées une fois pour toutes, notamment lorsqu’on a affaire à des configurations à géométrie variable comme les entreprises familiales de petite taille. Au cœur de ces entreprises, la famille fait office de soutien, d’associé, de main-d’œuvre. Frères et sœurs, épouses et enfants, jouent chacun un rôle spécifique dans des compositions changeantes qui traversent les contextes économiques, les tournants politiques et les formes de régulation mises en place, de manière sans doute laborieuse, par les pouvoirs publics. On trouve ces phénomènes de multiplication de statuts et d’adaptabilité des fonctions dans des secteurs très prisés par les populations migrantes comme le bâtiment ou le petit commerce (Martini, 2016 ; Zalc, 2010), où la relation familiale se double de la relation ethnique et communautaire comme outil de gestion de la petite entreprise et des formes de division du travail que celle-ci développe. Ce constat permet également de projeter une autre lumière sur le contrôle de la mobilité des travailleurs, dont la maîtrise devient progressivement un élément clé de la relation salariale.

Depuis le début du 19e siècle, le contrôle de la mobilité hante un patronat soucieux d’obtenir l’adhésion des travailleurs au projet d’accumulation capitaliste. Que ce soit par le recours aux recettes du paternalisme (Gueslin, 1992) ou par le développement du régime proto-industriel (Dewerpe, 1985), il est question d’aboutir à une sorte de prolétarisation « sur place » qui fait la part belle à la communauté familiale et à ses propres prérogatives. Dans ce « tiers-espace » qui s’étend entre la ville et le milieu rural traditionnel, le rythme familial du travail, les réticences à travailler trop loin du foyer, la multiplication et l’intégration des activités économiques (de subsistance et/ou commerciales), l’attachement à la terre « source de vie et d’indépendance », tout cela contribue en effet à orienter les stratégies de rejet ou d’adaptation à la nouvelle donne industrielle. L’image de l’ouvrier-paysan et de nombreuses figures « mixtes » (menuisiers occasionnels, artisans et producteurs d’outillage agricole, maçons durant les jours fériés ou les mois d’hiver, cordonniers le soir, etc.), peuple les études sur la modernisation des espaces ruraux. Le modèle de la pluriactivité, qui tend à valoriser le rôle du petit producteur, non plus victime impuissante et reléguée aux marges du marché, permet ainsi de dépasser les frontières traditionnelles qui séparent l’urbain du rural et l’agricole de l’extra-agricole au profit d’une lecture axée sur les interconnexions économiques, sociales et territoriales (Garrier, Hubscher, 1988).

Subordination et hiérarchie

Alors que le monde rural, du fait de sa nature hybride, se prête naturellement à une analyse en termes de « zone grise », le monde industriel n’est pas du tout étranger à cette logique d’imbrication des statuts. Les formes de subordination qui se développent durant la première industrialisation sont d’abord caractérisées par la faiblesse des hiérarchies et par le fait que de larges sphères d’autonomie ouvrière demeurent, comme en témoigne par exemple l’usage paradoxal du livret ouvrier en France, à la fois dispositif de surveillance patronale et instrument d’employabilité sur le marché local.

Le contrat de sous-traitance, très répandu à l’époque moderne, répond non seulement aux impératifs de réduction des coûts qui s’inscrivent dans une stratégie labour intensive, il permet également d’impulser la flexibilité d’un point de vue productif et organisationnel en s’adaptant aux évolutions du marché, notamment dans les productions semi-artisanales (Riello, 2008). Sa persistance, tout au long de la première et aussi de la deuxième industrialisation, renvoie à un paysage industriel caractérisé par la spécialisation et la variété des options techniques, commerciales et organisationnelles, ce qui est complémentaire avec la voie de la standardisation et de la production de masse expérimentées dans la plupart des pays occidentaux (Sabel, Zeitlin, 1999). L’articulation marché/hiérarchie se trouve ainsi mise à l’épreuve par la floraison de « zones intermédiaires » (l’on peut passer de l’activité de tâcheron à celle de journalier ou de petit entrepreneur sans solution de continuité) qui se déploient à l’intérieur comme à l’extérieur des entreprises (Lequin, 2005).

Les travaux de David Nelson (1975) ou de Sanford Jacoby (1985), par exemple, ont mis l’accent sur les processus de sous-traitance interne qui président au fonctionnement des usines étatsuniennes entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. La sous-traitance interne consiste en une organisation décentralisée et contractuelle de la production qui lie la direction d’une firme et un intermédiaire faisant office de sous-traitant pour la gestion du travail et de la production. Il ne s’agit pas d’un contrat de vente, mais d’un contrat qui vise à rémunérer le savoir-faire du sous-traitant ou, pour le dire autrement, ses habiletés plus proprement managériales. Ainsi, se pose la question des frontières professionnelles au sein des usines, voire des frontières de l’usine elle-même. Le sous-traitant interne peut être un ouvrier qualifié qui se fait entrepreneur et « exploite » d’autres ouvriers, le contremaître qui perçoit une rémunération fixe pour accomplir des tâches de gestion (et dans certains cas de recrutement) du personnel, le représentant du syndicat des ouvriers tâcherons ou, encore, le porte-parole d’une équipe d’ouvriers. Ainsi, dans des nombreux secteurs (métallurgie, mines, etc.) subsistent des formes d’organisation du travail par contrats collectifs, qui impliquent de véritables « associations ouvrières ».

Les formes locales de contractualisation sont également tributaires des façons d’interpréter le travail-marchandise, comme le montre Richard Biernacki dans son ouvrage sur la « fabrication » du travail respectivement en Grande-Bretagne et en Allemagne à l’époque moderne et contemporaine. D’une part, entrepreneurs et travailleurs partagent une notion du travail qui lie la commercialisation de ce dernier à l’obtention d’un produit. D’autre part, les acteurs économiques associent la vente du travail à la mise à disposition d’une capacité à travailler, donc à une prestation de service (ce qu’on appelle couramment la force de travail). Ce sont par ailleurs ces différentes notions du travail, centrées respectivement sur le produit de travail et le temps de travail, qui expliqueraient la mise en place de deux formes distinctes d’organisation de la production, de l’espace du travail et du temps de travail, ainsi que de rémunération (Biernacki, 1997).

D’après l’économiste néo-institutionnaliste Oliver Williamson (1980), le passage de la contractualisation interne à l’organisation hiérarchique des entreprises explique le processus de rationalisation qui investit les grandes entreprises industrielles durant la « seconde révolution industrielle ». Il y voit la réponse à un principe élémentaire d’efficacité (la réduction des coûts de transaction). Ainsi, la hiérarchie d’entreprise ne serait que l’aboutissement d’une longue trajectoire qui conduit logiquement à plus de performance et plus d’efficacité.

L’argument de la coordination administrative prôné par Williamson tend à justifier son hypothèse de départ, à savoir l’efficience intrinsèque de l’entreprise capitaliste, débouché naturel du processus de complexification de l’organisation du travail et de la production auquel l’on assiste tout au long du 19e siècle. L’essor de la hiérarchie, comme le montre Philippe Lefebvre pour la France, résulte en revanche d’un parcours beaucoup moins linéaire, qui n’est pas réductible au prétendu passage automatique de la fabrique dispersée à la grande entreprise. Plusieurs facteurs conduisent à la transformation hiérarchique des innovations techniques à l’évolution du marché du travail, et la forme que prend celle-ci est très variable. Ce qui explique, à titre d’exemple, le caractère polyédrique et complexe de la maîtrise, relevant de l’activité de contremaîtres et chefs d’équipe, qui recouvre plusieurs fonctions en même temps : allocation, contrôle et surveillance du travail, participation à l’organisation du travail, coordination du personnel, gestion des coûts de production et des flux de matières et produits, etc. (Lefebvre, 2003).

Dans cette perspective, la « révolution » représentée par l’institution du contrat de travail au tournant du 20e siècle serait la réponse, en doctrine juridique, aux multiples explorations gestionnaires que les entreprises conduisent pour faire face à la gestion de la main-d’œuvre, le but étant de consolider la nouvelle relation de subordination face à l’effritement des anciennes formes marchandes du rapport de travail (Lefebvre, 2009).

Subordination et droit

Le rapport de subordination est normalement considéré comme le trait distinctif du contrat de travail tel qu’il s’affirme à la fin du 19e siècle : le contrôle du travail ouvrier ne s’applique plus seulement au résultat dans le cadre du louage d’ouvrage mais implique la surveillance de la conduite dans le cadre du louage de services. En considérant la subordination comme la base empirique du droit du travail, il va de soi que la réalité des rapports de travail est celle d’une communauté placée sous la direction de l’employeur. Ainsi, la subordination participe de la définition juridique du salariat alors naissant, tout en soulignant la contradiction interne à la logique libérale véhiculée par le contrat de travail. Il s’agit alors d’assurer la liberté effective du travailleur, qui lui permet de passer un contrat ou de le résilier, dans un contexte de dépendance matérielle vis-à-vis de l’employeur.

Alain Supiot nous rappelle que, dans les pays de l’Europe continentale, la conception de la relation de travail a été forgée, à un degré ou un autre, par les cultures juridiques romaine et germanique, en adaptant respectivement la notion de locatio conductio, qui assimile le travail à tout autre bien dans une logique purement libérale, et celle de communauté, qui reconnaît la subordination du travailleur sous forme d’adhésion à la communauté d’entreprise. Ces deux logiques (le contrat versus le statut) tendent à se superposer, donnant lieu à des formes d’hybridation (Supiot, 2015). En revanche, en Grande-Bretagne, l’introduction du principe de concurrence sur le marché du travail, accentué par l’abrogation en 1813-1814 des lois fixant les salaires et régulant l’apprentissage, qui formaient l’essentiel du Statute of Artificers (le statut des anciennes corporations de métier), n’a pas débouché sur une contractualisation des relations de travail au sens libéral du terme. C’est le modèle de la relation de commandement qui s’impose et se répand aussi dans la common law, sous l’emprise des intérêts de la nouvelle classe d’employeurs issue de la « révolution industrielle ». Ainsi, avant que les pratiques de travail et la doctrine du droit ne se rapprochent au sein du monde occidental, deux conceptions distinctes de la subordination émergent. Si les ouvriers anglais sont considérés comme des « serviteurs », assimilables à la condition des domestiques, leurs homologues français bénéficient d’une relative liberté au moins jusqu’à l’introduction du moderne contrat de travail (Cottereau, 2006).

Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que les juristes français ont mis au point le concept de subordination contractuelle, en même temps qu’ils ont découvert le « vide juridique » dont aurait souffert le salariat depuis la promulgation du Code civil. Alain Cottereau désigne cette opération comme un véritable « coup de force » doctrinaire, qui a constitué une régression en ce qui concerne les usages introduits au niveau local par les collectifs d’ouvriers. Ces usages, depuis l’abolition des corporations, avaient assuré la relative indépendance des ouvriers vis-à-vis de leurs donneurs d’ouvrage. Le contrat de travail a ainsi évincé le « bon droit » des ouvriers, fondé sur des exigences communes de justice et de responsabilité, en substituant l’idée de commandement vertical à la conception bilatérale du pouvoir en tant que relation négociée et paritaire au sein des ateliers (Cottereau, 2002). D’autres interprétations de ce tournant juridique insistent, en revanche, sur l’effet de clarification qu’il produit, en termes par exemple d’accès aux assurances sociales, tout en cristallisant la distinction entre salariés et travailleurs indépendants (Didry, 2016).

La notion de subordination, qui intègre le langage du droit tardivement, ne relève pas seulement de la protection octroyée par l’employeur ni du pouvoir de direction qu’il est censé assurer. Elle se définit également à partir du degré de liberté (ou de dépendance) entre les parties impliquées. Si les « contrats d’entreprise » reposent sur un principe d’égalité, les « contrats de travail » présupposent la dépendance. La distinction entre les deux revient ainsi à mobiliser l’organisation du travail à côté du droit du travail, qui renvoient respectivement aux sphères de l’action patronale et de l’action ouvrière. Ces deux faces du monde industriel, foncièrement concurrentes, s’inscrivent dans le même mouvement qui tend à déplacer la question salariale en dehors des ateliers de travail, vers d’autres instances (la négociation collective, la régulation par les institutions, la protection étatique, etc.). Elles procèdent en effet du « renoncement libéral » de la seconde moitié du 19e siècle, dans le sens où leur convergence se justifierait par le déni du travailleur comme sujet individuel dans l’organisation productive au profit de sa reconnaissance comme sujet collectif dans l’espace de la négociation collective (Pillon, Vatin, 2007).

À l’instar des travaux ayant interrogé la traditionnelle dichotomie entre travail libre et non libre, il est utile de reconsidérer la division entre travail salarié et travail indépendant à l’aune des réflexions développées autour de la notion de « zone grise » du travail et de l’emploi. Dans cette perspective, le modèle salarial de type fordien est moins un point d’arrivée qu’une étape d’un parcours s’étalant sur une échelle étendue. La focale ici adoptée est celle de l’articulation, sans cesse travaillée et réaménagée, entre les deux pôles caractérisant le compromis salarial, à savoir la subordination en échange de l’exercice de droits spécifiques (droit au salaire, droits sociaux, droits syndicaux, etc.).

Avant que le salariat ne s’impose un peu partout dans le monde occidental, les formes de subordination au travail s’inscrivent dans des réseaux complexes de relations marchandes et non marchandes. Dans un contexte marqué par l’hybridation des statuts, les contours de l’employeur et de l’entreprise restent difficiles à cerner, notamment dans les contrats de sous-traitance qui font florès dans les productions manufacturières de la première industrialisation et qui s’appuient sur la figure du travailleur-recruteur. L’autonomie comme la dépendance des travailleurs et des travailleuses prennent leur source dans la sphère communautaire du travail à domicile, des micro-entreprises familiales ou du régime de la pluriactivité caractérisant le monde rural, autant d’espaces dans lesquels l’exercice du commandement ne suit pas un schéma vertical.

D’un point de vue organisationnel, la transition vers des formes plus abouties de hiérarchie dans les entreprises n’est pas non plus linéaire. Coexistent des formes de contractualisation qui relèvent du principe d’égalité entre les parties (le contrat moyennant le prix d’un produit ou d’un ouvrage) ou bien du principe de dépendance (le contrat prévoyant la soumission à des normes de comportement). L’institution du contrat de travail au tournant du 20e siècle semble répondre aux multiples expérimentations sur le plan de la gestion des collectifs de travail qui ont lieu tout au long du processus d’industrialisation, le droit du travail étant censé clarifier la vaste « zone grise » représentée par les relations marchandes du travail et les formes « atypiques » de subordination (travail domestique, auto-exploitation, régimes d’asservissement, etc.) qui se développent en parallèle.

En faisant de la subordination la base empirique du droit du travail, la réalité des rapports de travail s’inscrit désormais dans la communauté d’entreprise, placée sous la direction de l’employeur. Mais la subordination propre au régime salarial ne relève pas seulement de la protection octroyée par l’employeur ni du pouvoir de direction qu’il assure. Elle se définit également à partir du degré de liberté (ou de dépendance) entre les parties impliquées. Ainsi, loin de marquer une rupture définitive, le salariat se situe dans un continuum de relations de travail articulant de façon diversifiée subordination et exercice des droits.

 

Ferruccio Ricciardi

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