Entrepreneur-salarié

L’entrepreneur-salarié constitue la figure type d’une nouvelle forme de société coopérative, la Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE). La spécificité de cette forme de coopérative tient au fait que son chiffre d’affaires est généré par l’activité indépendante de ses salariés. Tout porteur de projet peut solliciter son adhésion à une CAE. Quelle que soit alors sa situation (allocataire des indemnités de chômage, bénéficiaire d’aides sociales, sans revenu, salarié à temps partiel dans une autre entreprise), il bénéficie d’un accompagnement dans l’élaboration et le lancement de son projet. Dès que son activité dégage un chiffre d’affaire suffisant, il signe un contrat de travail avec la coopérative. Celle-ci facture les prestations à ses clients, lui verse un salaire et s’acquitte des contributions sociales et des taxes. Le salaire de chaque entrepreneur salarié est indexé sur le chiffre d’affaires qu’il a réalisé.

Grâce à cette forme a-typique d’emploi, l’entrepreneur bénéficie – par assimilation – du statut de salarié tout en jouissant d’une certaine autonomie dans l’exercice de son activité. Tout comme un travailleur non-salarié, il peut décider quand, où et comment travailler, en d’autres termes, bien qu’il soit salarié, il n’est pas subordonné à son employeur qui est dans ce cas un employeur de jure mais non de facto. L’entrepreneur-salarié a ensuite la possibilité de devenir associé de la coopérative, à moins qu’il ne choisisse de quitter la structure pour créer son entreprise individuelle (ou réintégrer le salariat classique).

Si par certains aspects la CAE ressemble à une société de portage salarial, plusieurs différences majeures l’en distinguent. Tout d’abord, la nature du contrat. Ensuite, l’accompagnement individuel et collectif comme la formation permanente (gestion, métiers, coopération) constituent une fonction majeure des CAE. Enfin, le statut coopératif offre à chaque entrepreneur-salarié la perspective de devenir associé. On pourrait dire, en agençant les titres de deux ouvrages écrits respectivement par Élisabeth Bost (2011) et par Béatrice Poncin (2004), deux actrices majeures du mouvement des CAE, qu’il s’agit d’une entreprise constituée d’« entrepreneurs-salariés sans patron-associés ».

Étrangère aux catégories du droit du travail il y a encore quelques années, dans la mesure où elle apparaissait comme un oxymore, désignant à la fois une réalité et son contraire (Mouriaux, 2005), la figure de l’entrepreneur-salarié est désormais légalement instituée, assimilée au salariat, avec l’article 48 de la Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. L’article L. 7331-2 du code du travail définit l’entrepreneur salarié et établit les règles de son contrat de travail, contrat qui prend une forme singulière, le Contrat d’Entrepreneur Salarié Associé (Cesa).

L’invention des CAE

Si la figure de l’entrepreneur-salarié-associé a été institutionnalisée en 2014, son émergence date de 1995, date à laquelle a été créée la première CAE.

Dans les années 1980, la figure du porteur de projet apparaît, dès l’origine, sous une double face : négativement, comme nécessité en réponse à la crise de l’emploi et à la difficulté de trouver un emploi salarié, mais aussi positivement, comme possibilité d’épanouissement et de développement d’un travail autonome. Dès 1985, Élisabeth Bost crée l’association Circe afin d’offrir un cadre institutionnel à des « porteurs de projet ». Sollicitée par l’Union régionale des sociétés coopératives ouvrières de production de Rhône-Alpes (Urscop), elle poursuit une réflexion pour aller plus loin dans sa démarche, réflexion qui débouchera sur la création en 1995, à Lyon, de la première CAE, Cap Services. Le projet, soutenu par les pouvoirs publics, puise à une double source d’inspiration.

La première s’enracine dans l’histoire sociale des canuts de la Croix Rousse, lorsque, dans les années 1960, ces artisans de la soie avaient donné naissance à un important mouvement coopératif. Établis à leur compte avec leur propre matériel mais travaillant « à façon » pour des donneurs d’ordre, des Croix-Roussiens s’étaient en effet regroupés pour créer une coopérative ouvrière de production, Cooptis, ce qui leur permettait de bénéficier des droits sociaux du salariat, en particulier des allocations chômage pendant les périodes de crise, tout en gardant la maîtrise de leur travail et de leurs relations avec les donneurs d’ordre. En effet, en dérogeant aux règles et grâce à un accord négocié avec les organismes publics de gestion du chômage, ils pouvaient déclarer un licenciement pendant les périodes de non activité par manque de commandes et bénéficiaient ainsi des allocations chômage, de manière intermittente, durant ces périodes.

La deuxième source d’inspiration provient d’un mouvement de réflexion critique développée par des travailleurs sociaux à la fin des années 1970, à l’origine de projets associatifs et coopératifs en dehors des institutions en charge de la politique sociale. Née dans cette mouvance, la SARL SMTS (Société de Manutention de Travaux et Services) est créée à Grenoble par des travailleurs sociaux comme entreprise d’insertion et devient Scop en 1995, s’efforçant de concilier deux objectifs : l’insertion par l’économique de personnes en difficulté et le développement d’un entrepreneuriat collectif.

Le concept de CAE hérite de ces expérimentations réflexives. Il se construit aussi par réaction, dans un contexte où la crise de l’emploi devient structurelle, tandis que les politiques d’insertion visent à « activer » les demandeurs d’emploi en les adaptant aux conditions du marché du travail ou en les transformant en créateurs de leur propre emploi. Une évolution dont l’institution du statut d’auto-entrepreneur (voir notice dans ce dictionnaire) dans les années 2000 constitue l’aboutissement. La création des CAE repose alors sur un constat : les porteurs de projets aspirent à créer leur activité plutôt qu’à devenir entrepreneurs. Cette distinction est fondamentale pour comprendre la « raison sociale » des CAE. Pour les promoteurs des CAE, il ne s’agissait pas de contester en soi la création d’entreprise mais de dénoncer tous les dangers d’une telle politique d’incitation, considérant la condition précaire dans laquelle la plupart des chômeurs-créateurs d’entreprise risquent de se retrouver. En effet, ce qui est commun à l’ensemble des CAE, par-delà leur hétérogénéité, est la volonté d’œuvrer contre le mouvement de « microscopisation » de la création d’entreprises en tant que ce mouvement contribue à la précarisation sociale des personnes et à l’atomisation de leur rapport au travail, tout en sapant de surcroît les solidarités sociales et professionnelles (Devolvé, Veyer, 2009).

Vingt ans après la création de la première CAE, presque 10 000 personnes sont entrepreneur-e-s-salarié-e-s, 7 000 dans le réseau coopérer pour entreprendre, 2 500 dans le réseau Copea pour qui CAE veut dire plutôt Coopérative d’Activité et d’Entrepreneur-e-s.

Le profil type de l’entrepreneur-salarié est celui d’une personne à haut niveau de formation et ayant connu au moins une période de chômage, notamment avant d’entrer dans la CAE. Ainsi, selon une enquête menée en 2014 par le réseau Coopérer pour entreprendre, 60 % de la population d’entrepreneurs-salariés a un niveau équivalent à Bac +3 ou plus, 20 % a un niveau Bac +2. 71 % des entrepreneurs salariés étaient demandeurs d’emploi à leur entrée dans la CAE. Parmi les entrepreneurs salariés, les femmes sont majoritaires.

La CAE un concept évolutif, une forme d’entreprise en devenir

La CAE et la figure de l’entrepreneur-salarié n’ont retenu l’attention que de quelques chercheurs. Sandrine Stervinou et Christine Noël s’intéressent au rôle que peuvent jouer les CAE dans le développement d’une économie locale et d’un entrepreneuriat responsable (Stervinou & Noël, 2008). Jean-François Draperi leur consacre un chapitre dans un ouvrage sur l’économie sociale (Draperi, 2007). Plus critique, Fanny Darbus s’attache à montrer que les CAE abritent en fait une forme dégradée du salariat. Ce type de coopérative serait en quelque sorte le cheval de Troie d’une forme d’emploi inédite, le salariat libéral : « Sous couvert d’expérimentation » (Darbus, 2006 : 23), la CAE agirait principalement comme espace de reconversion pour des salariés disqualifiés sur le marché de l’emploi en leur offrant un cadre juridique pour exercer leur activité. Mais elle ne ferait que prolonger ainsi « des formes de précarité objective » (Darbus, 2006 : 33). D’autres chercheures adoptent une posture de recherche différente : à partir de l’analyse d’une coopérative parisienne, Coopaname, elles s’intéressent à ce qui se fabrique dans le collectif, et montrent comment à l’intérieur d’une CAE s’élaborent de nouvelles formes de relations professionnelles, en s’attachant au sens que cette création institutionnelle revêt pour les membres de la coopérative et aux perspectives qu’elle dessine pour le futur. Les CAE apparaissent alors comme des fabriques instituantes (voir notice dans ce dictionnaire) au sein desquelles s’inventent de nouvelles institutions, au-delà de la logique binaire (travail salarié/travail indépendant) qui régit le droit du travail (Bureau, Corsani, 2015). Il s’agit d’une création au cœur de la « zone grise » entre travail indépendant et travail salarié, zone de non-droit à bien des égards mais aussi espace d’expérimentation. Au-delà des différences méthodologiques et d’angles d’approche, l’écart entre la vision de F. Darbus d’une part, celle de M.-C. Bureau et A. Corsani d’autre part, s’explique en partie par le fait qu’elles analysent les CAE à deux époques différentes. L’enquête de F. Darbus date du début des années 2000, alors que celle de M-C. Bureau et A. Corsani a démarré dix ans plus tard. Pendant ce temps, le concept et les formes concrètes des CAE ont sensiblement évolué et avec eux le statut même de l’entrepreneur-salarié. Or, la dynamique des CAE est particulièrement importante à prendre en compte : Dominique-Anne Michel analyse ainsi finement les tensions qui traversent la coopérative dont elle est membre depuis plusieurs années. Elle décrit celle-ci comme un collectif métastable dont le pouvoir émancipateur réside moins dans une amélioration rapide des conditions d’emploi et de travail que dans la possibilité offerte à l’entrepreneur-salarié de penser ce qui lui arrive et d’accéder ainsi à une meilleure maîtrise de son destin, en participant d’une dynamique d’apprentissage mutuel (Michel, 2015).

En 2001, le Ministère de l’Emploi autorise par décret l’expérimentation de formes d’entrepreneuriat-salarié. En libérant les CAE de la menace d’une sanction par l’Inspection du travail, il donne un coup d’accélérateur à leur développement. Elles sont aujourd’hui structurées en deux réseaux (Copea et Coopérer pour entreprendre) qui diffèrent par leur statut juridique et leur philosophie sociale. Copea est une association nationale de coopératives d’activité, tandis que Coopérer pour entreprendre se présente comme une coopérative de coopératives. Proche du mouvement coopératif rhône-alpin, Copea privilégie le développement d’un entrepreneuriat viable à long terme et salue dans les CAE l’innovation d’une coopérative multi-active, tout en abritant dans son réseau une forte hétérogénéité de modèles. En revanche, Coopérer pour entreprendre reste fortement influencé par la pratique de l’aide à la création d’entreprises : la part du financement public y est plus importante, reflétant l’accent mis sur la mission de service public, c’est-à-dire l’accueil de tous les porteurs de projet.

Cette double face des CAE est révélatrice de la tension qui traverse depuis le début ces expérimentations, entre la logique de l’insertion et celle de la création d’entreprises. Béatrice Poncin, fondatrice d’Oxalis, une CAE dont le projet politique a joué un rôle majeur dans le développement du mouvement, souligne à sa façon cette dualité originelle du mouvement des CAE : « le concept est double et son appellation porte cette gémellité : il s’inscrit à la fois dans un objectif d’insertion par l’économique – le nom de la coopérative d’activité est utilisé dans le sens de pouvoir tester une activité – et dans un objectif de développement collectif et solidaire d’activités – le nom de coopérative d’emploi signifie la mise en commun durable d’emplois » (Poncin, 2004 : 73).

En 2003, sous l’impulsion d’Elisabeth Bost, une expérimentation est engagée à Paris par « Coopérer pour entreprendre » afin de développer le réseau en région parisienne. Elle est confiée d’abord à un membre grenoblois du réseau, Joseph Sangiorgio. Joseph codirigera Coopaname avec Stéphane Veyer durant plus de dix ans avec la volonté commune de faire de Coopaname un laboratoire permanent pour l’ensemble des CAE. Formé aux sciences politiques et par ailleurs ancien délégué du personnel dans un grand cabinet de conseil, Stéphane Veyer est issu d’une autre expérience professionnelle et militante, ce qui l’amène à porter sur l’expérimentation un regard un peu différent où l’objectif de « travailler autrement » l’emporte clairement sur le souci d’insertion par l’économique. Joseph Sangiorgio, de son côté, se passionne pour la démocratie d’entreprise : comment combattre la féodalité dans l’entreprise, faire vivre le paritarisme ? À partir de ces différentes expériences, l’équipe de Coopaname va progressivement construire une nouvelle vision des CAE et de fait entraîner celles-ci dans une bifurcation de leurs trajectoires.

La mutuelle de travail

Signe de la mutation, la sémantique des messages de communication interne et externe évolue ; la rhétorique de la « chrysalide » cède le pas à l’idée d’une entreprise pérenne, ancrée dans son territoire : « les CAE de deuxième génération ne visent plus à sécuriser la création d’entreprises individuelles, mais bien à construire une alternative à celles-ci, via un projet d’entrepreneuriat collectif » (Sangiorgio, Veyer, 2009 : 56). Les entrepreneurs-salariés ne sont plus seulement les usagers d’un service d’aide à la création de leur activité individuelle, ils ont vocation à devenir sociétaires, membres de l’entreprise commune.

Succédant à Sangiorgio et Veyer, l’équipe dirigeante élue en 2015 est composée de jeunes formés aux sciences politiques et décidés à poursuivre l’ambition du chantier engagé, dans l’invention tâtonnante d’un nouveau modèle : la mutuelle de travail.

Si les CAE constituent, par certains aspects, un amortisseur de la crise de l’emploi qui atténue les tensions et la conflictualité sociale autour de la question de l’emploi, en même temps, à l’encontre de la philosophie sociale néo-libérale selon laquelle il s’agirait de faire de tout un chacun un « entrepreneur de soi », elles expérimentent une conception originale de l’entreprise. Cependant, si le modèle politique est très avancé, le modèle économique est encore largement inachevé (Bodet, de Grenier, Lamarche, 2013). La mutuelle de travail devrait permettre de faire évoluer le modèle économique de sorte à pérenniser les emplois et la coopérative en même temps.

Dans le document fondateur, la Mutuelle de travail est envisagée comme une société de personnes qui organise une protection mutuelle des parcours professionnels de tout un chacun. C’est-à-dire, qui organise et active des dispositifs d’accompagnement, d’apprentissage, de formation, de salariat mutuel de façon à ce que tout associé puisse, grâce à la coopération et à la mutualisation, parvenir à vivre décemment de l’activité qu’il a choisi d’exercer avec qui il désire, dans les lieux et temps qu’il choisit. Si le document met l’accent sur la notion de protection, il envisage d’emblée plusieurs interprétations possibles de la notion de « mutuelle de travail », prenant acte du fait que l’on peut poursuivre différents buts, en fonction de la vision que l’on a du travail lui-même et de la place qu’on souhaite lui accorder. Pour les auteurs, la mutuelle peut ainsi être imaginée de différentes façons : comme un support d’émancipation dans le travail, pour résister aux différentes formes de subordination et d’hétéronomie ; comme un vecteur pour faciliter les transitions professionnelles voire organiser « à force de relectures de Fourier, une papillonne effective », transformant ainsi l’obligation de produire en une activité ludique ; comme un moyen de permettre à chacun de « vivre le mieux possible en travaillant le moins possible ».

Dans le nouvel horizon imaginaire de la « mutuelle de travail », la question de la taille reste un point névralgique : comment concilier un collectif à taille humaine, condition nécessaire pour préserver des relations chaleureuses et une démocratie participative bien vivante, avec la masse critique indispensable pour une mutualisation plus poussée, voire pour envisager une autonomisation partielle avec, qui sait, un habitat coopératif, une monnaie complémentaire etc. ? Pour relever ce défi, les deux plus grandes coopératives des deux réseaux, respectivement Coopaname et Oxalis, se sont rapprochées pour concevoir ensemble deux projets fédérateurs : Manufacture Coopérative et Bigre !

Le projet de la Manufacture Coopérative a été initié en 2013 et finalisé en 2015. Les associé-es viennent du monde de la recherche et du monde coopératif. La Manufacture Coopérative entend transposer l’expérience des CAE en s’adressant non plus seulement à des personnes isolées mais aussi à des collectifs. Ce projet est présenté comme une recherche-action ambitieuse qui vise à accompagner la transformation de collectifs de travail (groupes d’usagers, PME, associations, projets étudiants, collectifs informels d’individus autonomes regroupés autour d’une profession…) en organisations coopératives, par-delà le choix du statut juridique que peut prendre le collectif et les fondements de cette transformation (récupération, mutation, transmission, reprise, évolution). Au cœur du projet, l’objectif est de faire émerger « une capacité collective à penser le rapport à l’entreprise, à sa propriété, à son projet, au pouvoir, au savoir » (La Manufacture Coopérative, 2014 : 90).

Le deuxième projet, Bigre! est un groupe coopératif réunissant quatre Scop (dont Coopaname et Oxalis qui ont été le moteur du projet) et une Société Coopérative d’Intérêt Collectif. Au total Bigre ! rassemble quelques 7 000 personnes. Les objectifs affichés justifiant cette alliance sont au nombre de trois : 1/ organiser une communauté de sorte à garantir une protection mutuelle des sociétaires afin que chacun puisse s’assurer un revenu suffisant pour vivre ; 2/ mutualiser les fonctions support des activités menées par chaque sociétaire (gestion, gestion des statuts juridiques des personnes, recherche, protection sociale, finance, etc.) ; 3/ fonctionner comme un rhizome, c’est à dire comme un réseau (de structures hétérogènes et de personnes) sans hiérarchie ni centre. L’objectif ultime serait d’articuler la coopération de travail, le principe de l’entreprise partagée multi-active et l’inter-coopération.

Un salariat sans lien de subordination

L’absence de lien de subordination (→ Subordination/Autonomie) constitue l’anomalie et la puissance du modèle CAE. Si la subordination est rejetée, la réalité formelle du contrat de travail ne disparaît pas pour autant et les institutions qui lui sont rattachées peuvent toujours être activées. Mais comment rendre compte d’un salariat sans réel lien de subordination ? D’un salarié sans patron et prétendant néanmoins à bénéficier des droits sociaux, contrepartie de la subordination à l’employeur ?

À la naissance des CAE, cette anomalie a été acceptée par les pouvoirs publics au nom du droit à l’expérimentation. Par la suite, le lien de subordination est reconnu par les pouvoir publics en fonction de la forme de la rémunération, dès lors que les entrepreneurs n’établissent pas les factures en leur nom mais au nom de la coopérative et qu’ils ne perçoivent pas directement les honoraires correspondants à leurs prestations. Une solution formelle qui ouvre néanmoins la possibilité de concevoir les droits sociaux non plus comme une contrepartie du consentement à l’assujettissement, mais comme mutualisation des risques.

Dans le modèle de la CAE, s’il n’y a pas de patron, le fait que le porteur de projet demande son adhésion à une CAE revient à faire acte d’une « subordination volontaire », mais dans le sens d’une dépendance vis-à-vis du collectif. En même temps, son autonomie au travail est limitée par le pouvoir du donneur d’ordre. L’un des enjeux fondamentaux pour la coopérative est donc d’améliorer, grâce à l’invention institutionnelle et à la mutualisation, le rapport de force face aux donneurs d’ordres.

Or, au vu du nombre de ses salariés, Coopaname est soumise depuis 2005 à l’obligation légale d’une représentation du personnel. Les coopérateurs ont choisi d’engager une réflexion pour définir le rôle des représentants, dans ce contexte très particulier où chacun est à la fois son propre employeur et son propre salarié. Nathalie Devolvé et Stéphane Veyer retracent ainsi cette histoire :

« À l’élection d’IRP fantoches permettant de mettre la coopérative en conformité avec la lettre de la loi, il fut préféré une méthode consistant à se placer dans l’esprit de la loi afin d’imaginer une représentation du personnel adaptée réellement aux enjeux de la coopérative, quitte à prendre son temps, et quitte à prendre quelques libertés avec la lettre de la loi. » (Devolvé, Veyer, 2010).

Les coopérateurs constatent que les risques psychosociaux ne découlent pas du lien de subordination lui-même mais d’autres formes de dépendance économique et morale et aussi du sur-investissement des entrepreneurs-salariés dans leur propre activité. La représentation du personnel, institution centrale des relations professionnelles, se voit ainsi redéfinie comme un moyen de se prémunir collectivement contre les pratiques abusives voire irrégulières des donneurs d’ordre et des clients qui tendent à imposer un moins-disant social, mais aussi de protéger les salariés des employeurs d’eux-mêmes qu’ils sont par ailleurs, et enfin de limiter le pouvoir moral que la direction de la Scop exerce de fait à l’égard de ses membres. L’enjeu principal est d’instaurer du droit, du dialogue social, de la protection sociale, dans cette zone grise entre travail indépendant et travail salarié qui en est singulièrement dépourvue.

L’institution de la figure de l’entrepreneur-salarié en 2014 a certes marqué un moment fondamental mais le devenir de l’entrepreneur-salarié est encore et toujours en construction. Dans quelle mesure la figure de l’entrepreneur-salarié est-elle susceptible de devenir une figure majeure du salariat post-salarial ? En France, le succès d’expériences comme celles de Bigre ! et de la Manufacture Coopérative serait déterminant.

Des figures semblables à celle de l’entrepreneur-salarié existent aussi dans d’autres pays, comme par exemple les femmes de ménage à New York organisées dans une sorte de coopérative d’activité et d’emploi. Dans les pays du Maghreb, notamment au Maroc et en Tunisie, commence à se développer l’entrepreneuriat collectif. En Europe, deux expériences de grande taille sont à remarquer, toutes les deux concernent les travailleurs dans les secteurs du spectacle et de la culture. Il s’agit de la coopérative italienne Doc Servizi qui fonctionne par bien des aspects comme une CAE et de Smart en Belgique, alliée de Coopaname et d’Oxalis. Smart est une structure associative de quelques 60 000 personnes travaillant dans le secteur du spectacle et de la culture, qui a entamé depuis 2015 sa transformation en coopérative.

Le devenir de la figure de l’entrepreneur-salarié pourrait alors se configurer au niveau européen, par l’association des différentes expérimentations, par l’imagination commune de nouveaux droits sociaux et par la capacité d’agir au niveau des institutions européennes.

 

Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani

Bibliographie

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Devolve, N. & S. Veyer (2010) ‘La quête du droit : approche de l’instauration d’une représentation du personnel dans une coopérative d’activités et d’emploi’, Actes du 23ème colloque de l’Addes : Paris. http://www.addes.asso.fr/article.php3?id_article=32

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La Manufacture Coopérative (2014) Faire société : le choix des coopératives, Vulaines-sur-Seine: Les éditions du Croquant.

Michel, D.-A. (2015) ‘Les coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE), un outil d’émancipation collective’, La Revue des Sciences de Gestion 2015/3 (n° 273 -274): 125-131.

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Stervinou, S. & C. Noël (2008) ‘Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) : un outil juridique au service d’un entrepreneuriat responsable’, Management & Avenir, vol. 6, n°20: 65-86.



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