Managers de proximité 

Les managers de proximité constituent une population hétérogène. Dans la littérature sociologique ou dans la dénomination des postes, en entreprise ou au sein de la fonction publique, il est difficile à première vue de distinguer le manager du cadre de proximité, ou l’encadrement de proximité de la hiérarchie intermédiaire.

Cependant, la dimension de la « proximité » peut être appréhendée à travers le positionnement et les conditions de travail et d’emploi. Ces managers forment le premier niveau d’encadrement des organisations et éprouvent les tensions inhérentes à leur situation d’intermédiaire entre la direction et les employés, les relations internes et externes ou encore les contraintes gestionnaires et le « travail réel ».

Au cœur des tensions traversant les organisations, cette population éprouve une incohérence des éléments constitutifs de la relation d’emploi : si leur rémunération et leurs prérogatives ne sont pas toujours bien supérieures à celles de leurs subalternes, leur temps de travail effectif les rapproche des cadres placés à un niveau supérieur, les faisant osciller entre la figure de l’indépendant (→ Travail indépendant) et celle du salarié au sein d’une zone grise dans la subordination (→ Subordination/Autonomie).

Une clarification : « cadre » vs « manager »

Au sens large, le terme de « cadre » appartient dans la Naf (Nomenclature d’activités française) aux PCS n° 31 « Professions libérales et assimilés », n° 32 « Cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques » et n° 36 « Cadres d’entreprise ». Nous exclurons des analyses suivantes les professions libérales, classées parmi les cadres en raison de leur statut particulier, et caractérisées par l’obtention d’un diplôme, l’adhésion à un ordre et une déontologie propres aux professions réglementées. Dans la fonction publique où les postes sont classés en catégories A, B et C, les cadres appartiennent à la catégorie A, accessible par des concours réservés aux détenteurs d’un Bac +3 au minimum. Les cadres d’entreprise sont, quant à eux, les salariés auxquels leur entreprise a accordé ce statut, et se répartissent entre les « Cadres administratifs et commerciaux d’entreprise » et les « Ingénieurs et cadres techniques d’entreprise ».

Le terme de « manager » a quant à lui été utilisé dès les années 1960 pour caractériser les cadres étatsuniens, puis il s’est diffusé en France dans le courant des années 1980 pour qualifier les cadres supérieurs et a finalement pris son sens actuel au début des années 1990, désignant des « salariés manifestant leur excellence dans l’animation d’une équipe, dans le maniement des hommes, par opposition aux ingénieurs tournés vers la technique » (Wolff, 2005 : 10). Phénomène alliant le rejet de l’autorité quasi militaire des « petits chefs », le désir d’autonomie des salariés et la dévalorisation de l’encadrement hiérarchique, l’ancien cadre a été remplacé par le « manager » : ce ne sont plus son positionnement dans la hiérarchie ni ses compétences techniques – abandonnées à la figure montante de « l’expert » – qui priment, mais davantage ses qualités personnelles, ses réseaux, son charisme, i.e. des compétences managériales à même de susciter l’adhésion des équipes autour de projets qu’il animera (ibid. : 10-11). Se sont ainsi dessinés à gros traits deux nouveaux profils : celui du « manager » assurant l’animation des équipes et celui de « l’expert » apportant ses compétences techniques pointues.

Au fil des années, le terme de « manager » s’est progressivement substitué à ceux de « chef » et de « cadre » dans les entreprises et la fonction publique, allant aujourd’hui jusqu’à qualifier également des salariés non cadres. Levons rapidement le voile sur cette indétermination : tous les cadres n’encadrent pas. On pense ici à certains « experts » fortement dotés en compétences techniques et travaillant sans équipe comme peuvent le faire un chargé de mission, un ingénieur, un cadre d’étude ou encore un juriste. Inversement, des non cadres peuvent se trouver en situation d’encadrement, comme par exemple les rédacteurs territoriaux au sein des collectivités, fonctionnaires de catégorie B encadrant des équipes d’agents de catégorie C, ou bien les contremaîtres encadrant des ouvriers dans l’industrie et le bâtiment. C’est aussi le cas de nombreux salariés et fonctionnaires classés dans la Naf parmi les professions intermédiaires aux PCS n° 41 « Professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé, de la fonction publique et assimilés », n° 46 « Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises », n° 47 « Techniciens » et n° 48 « Contremaîtres, agents de maîtrise ». Le terme de « professions intermédiaires » s’est d’ailleurs substitué à l’ancienne dénomination de « cadres moyens » lors de la refonte des PCS de 1982, entérinant la double situation intermédiaire de ces actifs « sur l’échiquier social au cœur des classes moyennes salariées, entre les ouvriers-employés et les cadres » et « au sein des entreprises et des organisations, à l’interface entre conception et exécution, entre cadres et opérateurs, entre entreprises, clients et fournisseurs » (Cadet, Guitton, 2013 : 20). Malgré ce changement de dénomination, cette catégorie demeure une « fiction statistique » recouvrant une forte hétérogénéité de situations.

Le « manager » est donc un salarié ou un fonctionnaire, placé en situation d’encadrement où il anime son équipe, et appartient à la catégorie des cadres ou des professions intermédiaires. La littérature sur les managers et les cadres est importante et donne lieu à de multiples interrogations relatives à leur positionnement au sein des classes sociales, leur banalisation ou le maintien d’une frontière avec les non cadres, leur silence ou leur rébellion, leur travail quotidien entre prescrit et réel ou encore leur « malaise ». Ces thèmes parcourent par exemple deux ouvrages publiés en 2015, Le management désincarné. Essai sur les nouveaux cadres du Capitalisme, de M.-A. Dujarier, et Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, de G. Flocco, ou encore l’ouvrage collectif de 2011 coordonné par P. Bouffartigue, C. Gadéa & S. Pochic, Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?.

La dimension de la « proximité » chez les managers

Depuis une quinzaine d’années, les managers qui partagent l’attribut de la « proximité » ont donné lieu à une littérature qui s’étoffe, et ce aussi bien à l’égard de branches plutôt techniques, comme avec ces agents de maîtrise d’une société de transport (Gillet, 2004), qu’à l’égard de branches administratives et commerciales, comme avec ces cadres et agents de maîtrise d’une entreprise d’assurance (Buscatto, 2002). Un des problèmes récurrents demeure la profusion – et la confusion – des termes : « manager », « cadre » et parfois « hiérarchie » ou « encadrant » sont utilisés sans clarification préalable. Les termes qui désignent leur travail, « management » et « encadrement », paraissent largement substituables, de même que les termes désignant leur position dans l’organisation, « intermédiaire » ou « de proximité ».

Malgré cette hétérogénéité, il est quand même possible de dégager à gros traits les caractéristiques afférentes au positionnement et aux tâches quotidiennes des managers de proximité, situés au double carrefour de la direction et du terrain mais aussi des équipes et de l’environnement externe : « l’organisation, la gestion humaine et en partie administrative de l’activité d’une équipe de salariés ; l’accomplissement des objectifs donnés par la hiérarchie, avec des processus et des indicateurs de suivi à compléter (reporting) ; pour certains, le développement de l’activité commerciale de l’équipe, des responsabilités face aux clients externes et internes » (Apec, 2013 : 2). Si les compétences techniques demeurent importantes, ce sont surtout les compétences relationnelles qui sont mises en exergue par les principaux intéressés : chargés de faire accepter à leurs équipes les stratégies pas toujours claires de l’organisation, ils doivent atteindre des objectifs tout aussi peu réalistes (ibid. : 3). D’où les constats quelquefois alarmistes concernant cette population caractérisée par une souffrance au travail allant du stress au burn-out, un sentiment de solitude ou d’isolement par rapport à une équipe vis-à-vis de laquelle ils doivent garder une certaine distance ou par rapport à des collègues en compétition, et un rôle qualifié de « schizophrénique » en raison d’injonctions contradictoires (ibid. : 4) confinant parfois à l’écrasement, comme en témoigne le livre de J.-P. Bouilloud publié en 2012, Entre l’enclume et le marteau : les cadres pris au piège.

Au cœur des tensions de l’organisation, le « manager de proximité » est donc un agent de maîtrise ou un cadre situé au premier niveau d’encadrement (n+1) immédiatement au-dessus des employés et des ouvriers, et parfois au second niveau (n+2) quand il encadre un n+1 (souvent agent de maîtrise, technicien ou contremaître) encadrant lui-même des employés et des ouvriers, et dont la principale tâche est le management de son équipe. C’est le cas par exemple des managers de rayon des grandes surfaces alimentaires, qui évoluent dans la branche du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire au sein des hypermarchés et des supermarchés traditionnels (hors hard-discount). Passés de « chefs » à « managers » au cours des années 2000, ces salariés constituent le premier niveau d’encadrement des grandes surfaces immédiatement au-dessus des employés. Le second niveau d’encadrement ne fait pas partie de la « proximité » : les managers de secteur qui encadrent les managers de rayon composent avec le directeur l’équipe de direction. Les managers de rayon sont ainsi des cadres répertoriés dans la PCS 374a « Cadres de l’exploitation des magasins de vente du commerce de détail » dans les hypermarchés Carrefour et Auchan et des agents de maîtrise classés dans la PCS 462b « Maîtrise de l’exploitation des magasins de vente » ailleurs. Ils représentent 7 % des salariés de la branche, soit une population d’environ 42 000 actifs sur un peu moins de 602 000 en 2013. Entre employés et direction, organisation et extérieur (clients et fournisseurs), objectifs gestionnaires et animation des équipes, les managers de rayon sont au cœur des tensions des grandes surfaces. S’ils réalisent un ensemble de tâches gestionnaires (stocks, plannings, logiciels de commandes, suivi des indicateurs) et commerciales (réimplantations de linéaires, promotions, vente directe), leur mission principale est bien le management de leur équipe d’employés de rayon et de vendeurs. Largement terni par le témoignage au vitriol d’un ancien de chez Carrefour (Guienne, Philonenko, 1997), le management en grande surface a fait peau neuve mais demeure néanmoins très délicat face à des employés rémunérés le minimum afin de diminuer les fameux « frais de personnel ». Menacés de licenciement s’ils n’atteignent pas leurs objectifs, ces derniers semblent devoir pratiquer un management imprévisible, personnalisé et utilitariste (Hocquelet, 2014).

La zone grise comme incohérence des éléments de la relation d’emploi

La situation des managers de proximité – entre les employés et les cadres de niveau supérieur – peut aboutir à une certaine incohérence entre les trois éléments constitutifs de leur relation d’emploi – subordination, salaire/rémunération et droits/statut. Tout comme les équipes qu’ils encadrent, ces managers disposent de marges de manœuvres limitées dans l’organisation de leur travail, sont soumis à de nombreuses prescriptions et à un fort contrôle de l’entreprise (reporting, benchmarking). Ils sont aussi présents sur le « terrain » lorsqu’ils doivent prêter main forte à leur équipe durant les pics d’activité, et ce pour une rémunération pas toujours très supérieure à celle de leurs subalternes. Mais tout comme leurs supérieurs directs, ils ont des responsabilités managériales, un temps de travail supérieur à la moyenne et des heures supplémentaires inexistantes car non prises en compte ou juridiquement impossibles en forfait jours.

C’est le cas des managers de rayon dont les plus critiques envers l’entreprise sont les jeunes diplômés du supérieur, nouveau « profil » qui remplace progressivement l’ancien manager issu de la promotion interne. Qu’ils soient cadres au forfait ou agents de maîtrise, ces derniers pointent tout d’abord une première incohérence au sein de leur relation d’emploi : leur temps de travail effectif qui les rapproche des cadres de niveau supérieur est trop élevé si on le rapporte à leur rémunération encore trop proche de celle des employés. Comme en témoignent des écrits d’une vingtaine d’années (Baret, Gadrey, Gallouj, 1998 : 27), leur temps de travail est impressionnant : en CDI temps plein, ils effectuent de 50 à 70 heures hebdomadaires selon la période de l’année pour toucher seulement de 1 400 à 2 000 euros nets mensuels hors primes selon le statut, l’enseigne et la taille de l’équipe encadrée. Ainsi, les heures supplémentaires effectuées ne sont pratiquement jamais rémunérées et ils n’ont pas non plus le temps de les récupérer en jours de congés : tous considèrent qu’au regard de leur temps de travail effectif, ils sont moins bien payés que leurs équipes d’employés effectuant 35 heures hebdomadaires pour un peu plus que le salaire minimum.

Une seconde incohérence au sein de leur relation d’emploi gène au quotidien les managers de rayon : malgré leur temps de travail très élevé qui les rapproche des cadres de niveau supérieur, l’entreprise les contrôle autant que s’ils étaient de simples employés. Face à un temps de travail si conséquent, nombreux sont ceux qui voudraient pouvoir déroger aux trois règles du théâtre classique de la relation d’emploi fordienne, i.e. les unités de temps, de lieu et d’action (Tripier, 1998 : 57), en ayant la possibilité d’effectuer certaines tâches hors du magasin. C’est principalement le cas des jeunes diplômés qui choisissent de réaliser discrètement à leur domicile les tâches « intellectuelles » nécessitant un minimum de calme et de réflexion, rejetant la norme du « présentéisme » mise en avant par la direction et leurs collègues plus âgés (→ Lieux de travail). Les directions des magasins leur interdisent pourtant formellement ce genre de pratique, la considérant comme une preuve d’inefficacité et un défaut d’implication. Face aux « anciens » – des employés arrivés au poste de manager par la voie de la promotion interne – qui ne remettent pas en cause la forte subordination voulue par les directions, les jeunes diplômés se justifient en coulisses par l’impossibilité de se concentrer dans l’entreprise à cause du flux incessant de sollicitations (clients, fournisseurs, employés, supérieurs) et par la volonté de concilier leur vie professionnelle avec leur vie privée.

Le cas de ces managers de proximité illustre « l’autonomie dans la subordination » (Supiot, 2000 : 133) qui se caractérise par la convergence du travail salarié et du travail indépendant. Salariés « classiques » en CDI à temps plein, ils connaissent un processus d’autonomisation où l’entreprise leur attribue certaines caractéristiques des indépendants pour tirer le meilleur d’eux (ibid., 2000 : 134) : des possibilités d’initiatives grandissantes ayant pour contreparties une obligation de résultat et une rémunération individualisée basée sur les performances. La contrainte du résultat est si bien intériorisée que certains en viennent à déroger subrepticement au règlement en travaillant à leur domicile afin d’être plus productifs, les rapprochant encore des travailleurs indépendants au sein de cette « zone grise » (ibid., 2000 : 142) dans la subordination.

La difficulté principale des managers de proximité, c’est que le processus d’autonomisation mis en œuvre par l’entreprise les soumet à davantage de contraintes que de bénéfices : ils payent la faible autonomie qu’on leur a octroyée par un temps de travail trop élevé par rapport à leur rémunération et par un trop fort contrôle de la direction, qui de son côté ne se résout pas à les considérer comme de véritables cadres à qui l’on peut faire pleinement confiance (→ Subordination/Autonomie). Ne sachant sur quel pied danser dans cette zone grise entre autonomie et subordination, les jeunes managers les plus diplômés tentent de quitter ces postes de « proximité » pour se rapprocher de ce qu’ils considèrent comme des postes de « vrais » cadres, mieux rémunérés et pouvant s’organiser plus librement, figure plus proche de celle du travailleur indépendant. Quand ils sont déçus par l’entreprise, les moins dotés bloqués à leur poste se mettent à compter leur temps de travail comme s’ils étaient des employés, se rapprochant à l’inverse de la figure du salarié classique.

 

Florent Racine

Bibliographie

Apec (2013) ‘Management de proximité : regards croisés’, Les Études de l’emploi cadre, 12.

Baret, C., J. Gadrey & C. Gallouj (1998) ‘Le temps de travail dans la grande distribution en France, Allemagne, Grande-Bretagne’, Travail et Emploi, 74: 21–35.

Buscatto, M. (2002) ‘Des managers à la marge : la stigmatisation d’une hiérarchie intermédiaire’, Revue française de sociologie, 43 (1): 73–98.

Cadet, J.-P. & C. Guitton (2013) ‘Introduction – Connaissez-vous les professions intermédiaires ?’, in J.-P. Cadet et al. (eds), Les professions intermédiaires. Des métiers d’interface au cœur de l’entreprise, Paris: Armand Colin: 19-26.

Gillet, A. (2004) ‘Transformations professionnelles de l’encadrement de proximité : entre management et expertise technique’, Cahiers du GDR Cadres, 6: 59–70.

Guienne, V. & G. Philonenko (1997) Au carrefour de l’exploitation, Paris: Desclée de Brouwer.

Hocquelet, M. (2014) ‘L’art du négoce : un regard ethnographique sur le management de proximité en hypermarché’, Gérer et comprendre, 117: 20–28.

Supiot, A. (2000) ‘Les nouveaux visages de la subordination’, Droit social, 2: 131–145.

Tripier, P. (1998) ‘La sociologie à travers ses paradigmes’, in M. de Coster & F. Pichault (eds), Traité de sociologie du travail, Bruxelles: De Boeck Université: 41–59.

Wolff, L. (2005) ‘Transformations de l’intermédiation hiérarchique’, Rapport de recherche, Noisy-le-Grand: Centre d’études de l’emploi, 29.



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