Travailleurs subordonnés sans salaire

Le concept de travailleurs subordonnés sans salaire (TSSS) désigne une catégorie de travailleurs qui participent de la zone grise du travail, à travers des formes aiguës de précarisation et d’exploitation dans la relation d’emploi. Les éléments de définition des TSSS sont les suivants. Il s’agit de travailleurs dans le secteur des services à la consommation, employés généralement comme vendeurs, serveurs ou emballeurs, qui sont engagés dans une relation de subordination mais qui touchent uniquement les pourboires donnés par les clients. La relation d’emploi dans laquelle ils sont encadrés, même si elle revêt parfois une apparence légale, viole de fait les normes internationales de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui définissent le travail décent (ou « travail digne » selon le terme utilisé en Amérique Latine). D’après l’OIT, le travail digne « regroupe l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes » (http://www.ilo.org/global/topics/decent-work/lang–fr/index.htm). Par rapport à cette définition, les TSSS n’ont pas de stabilité dans le travail et peu de possibilités d’exprimer leurs besoins par rapport aux conditions de travail ; ils n’obtiennent pas de leur employeur une rémunération suffisante ; la relation d’emploi se caractérise par des arrangements informels qui, même lorsqu’ils simulent la légalité, ne respectent pas de fait les normes légales. Il s’agit donc d’une vaste zone grise, dans laquelle il est impossible de séparer le formel de l’informel, le légal de l’illégal, et qui joue un rôle de plus en plus important dans l’économie de services.

La double subordination des TSSS

Même si des TSSS sont présents dans de nombreux pays, le terrain sur lequel nous nous appuyons pour étudier cette catégorie est celui de l’économie des services dans la ville de Mexico et dans d’autres pays d’Amérique Latine et de la région appelée « sud global ». La fonction que ces travailleurs occupent dans le secteur tertiaire est celle de rendre l’achat plus facile au consommateur, ou bien de le servir au moment de la consommation. Ils sont donc placés au dernier maillon de la chaîne de la production et de la circulation de la marchandise, celui de la remise de la marchandise dans les mains du consommateur. Dans l’économie des services, le consommateur est de plus en plus sollicité pour accomplir des tâches préalablement effectuées par le prestataire lui-même, comme c’est le cas des passagers des compagnies aériennes qui doivent maintenant obtenir leur carte d’embarquement ou le cas des supermarchés où les clients doivent peser et emballer le produit par leurs propres moyens. Le transfert de ces tâches aux clients permet d’éliminer tout ou partie des fonctions des employés qui autrefois étaient dédiés au service. Cependant, dans un contexte tel que celui du Mexique, le travailleur en charge du service reste, mais au lieu de recevoir un salaire, il reçoit une récompense volontaire payée par le client. C’est un autre cas de figure dans lequel le client finit en quelque sorte par subventionner l’employeur, en rémunérant directement le travail effectué par le travailleur sans salaire.

En effet, le TSSS dépends uniquement du client pour obtenir une rémunération de son travail, sous la forme d’un pourboire, ou bien de commissions sur la vente réalisée, comme dans le cas de certains vendeurs de voitures qui gagnent uniquement un pourcentage sur le montant des ventes. De cette position découle pour le TSSS une double subordination, à la fois vis-à-vis du patron qui détermine ses conditions de travail, et vis-à-vis du consommateur-client, qui décide si son service mérite – ou non – une compensation, étant donné que le pourboire reste une récompense facultative. En conséquence, le TSSS se voit obligé d’être particulièrement attentif dans l’accomplissement de ses tâches et spécialement dévoué à la satisfaction du client, même au prix de sa propre dignité. La relation de dépendance à l’égard du client est même visible dans les gestes et la posture corporelle de ces travailleurs qui intériorisent souvent une attitude de soumission dans l’exercice de leur travail, reposant sur l’idée que « le client a toujours la raison », ou bien, comme on dit au Mexique, « quien paga manda » c’est-à-dire « celui qui paie est celui qui ordonne ». La pratique de la soumission – mais aussi de la séduction – du client, fait partie d’une sorte de biopouvoir qui passe par le corps (Foucault) exprimant dans les attitudes et dans la subjectivité des travailleurs la condition de vulnérabilité qui est caractéristique de leur relation avec le travail. En même temps, les TSSS se voient souvent comme les responsables principaux de leurs succès ou de leurs échecs dans le travail, et conçoivent la tâche du service envers le client comme un travail dans lequel ils doivent s’engager complètement. Au sein de cette catégorie de travailleurs, nous trouvons des sujets de tous âges, depuis les adolescents jusqu’aux retraités qui travaillent comme empaqueteurs dans les caisses des grands supermarchés, avec des niveaux de scolarisation et des types de contrats différents, à durée déterminée ou indéterminée.

Quelles sont les conditions sociales et économiques qui rendent possible la situation des TSSS ? Dans le cas du Mexique, il faut considérer non seulement la globalisation de l’économie et la flexibilisation croissante des relations de travail, mais aussi le positionnement spécifique des syndicats dans le pays. Plus précisément, il faut considérer le caractère corporatiste des syndicats mexicains qui représentent un héritage historique du fascisme italien et qui ont d’ailleurs été utilisés comme un outil efficace pour le contrôle social des classes travailleuses par le gouvernement issu de la révolution mexicaine (Robles, 2014). Dans l’histoire post-révolutionnaire du pays, l’adhésion obligatoire des travailleurs aux syndicats de gouvernement a permis d’obtenir certains droits collectifs mais a entraîné en même temps la renonciation à la liberté d’association et d’expression des travailleurs (Robles et Angel Gómez 1997). Aujourd’hui, dans une économie globalisée selon les principes du néo-libéralisme, les syndicats jouent souvent un rôle de protection des employeurs contre la libre association des travailleurs, à travers des contrats connus comme « contrats collectifs de protection patronale » (Bousas, 2007 ; Bensusán Arreus, 2000). Ceux-ci sont signés entre les entreprises et les syndicats officiels, avant même que les entreprises n’aient commencé à embaucher le personnel dans une nouvelle unité de production (ou de vente). Si l’on considère cette réalité syndicale et le fait que le salaire minimum au Mexique est parmi les plus bas du monde (80 pesos par jour, c’est-à-dire environ 4 dollars), on comprend pourquoi – en dépit de l’insécurité croissante dans plusieurs de ses régions – le Mexique est encore un pays extraordinairement attractif pour les grandes entreprises transnationales, qui trouvent ici les conditions idéales pour des profits très importants et surtout très faciles. Or, parmi ces conditions favorables, il faut considérer la possibilité d’embaucher du personnel sans le payer ou, ce qui est pire, d’embaucher un personnel qui va devoir payer pour pouvoir travailler. C’est le cas de certains TSSS, qui doivent reverser à leurs employeurs ou à d’autres intermédiaires – y compris les syndicats – une part variable des pourboires reçus de la part des clients.

Pour montrer concrètement quelles sont les conditions de travail de TSSS, nous décrirons, de manière synthétique, trois cas : les pompistes dans les stations d’essence, les serveurs dans les restaurants (de la moyenne gamme jusqu’aux grands restaurants), et les empaqueteurs dans les grands supermarchés comme Wal-Mart. Du point de vue des employeurs, il s’agit dans les trois cas de grandes entreprises qui ont des dizaines d’établissements dans le pays et souvent une présence dans plusieurs pays dans le monde. Cela montre une fois plus que ces travailleurs ne font pas partie d’un espace « marginal » ou informel du système économique, mais qu’ils sont placés – bien au contraire – dans le cœur de l’économie capitaliste contemporaine.

Les pompistes dans les stations d’essence

Le cas des pompistes concerne des milliers de travailleurs employés par des entreprises, propriétaires de dizaines de stations d’essence. Pour donner un ordre de grandeur, on compte dans la ville de Mexico environ 370 stations de vente d’essence avec en moyenne 30 ou 40 travailleurs (ou travailleuses) dans chacune d’entre elles. Ces travailleurs doivent respecter un horaire de travail (trois équipes de travail programmées quotidiennement, car il faut couvrir la nuit), ils sont tenus de porter un uniforme, et ils sont maintenus dans des conditions de subordination rigides : en particulier ils doivent respecter une hiérarchie de positions et payer chaque jour une somme fixe à leurs supérieurs pour pouvoir travailler. À leurs débuts, ils ne reçoivent aucun salaire et sont affectés aux tâches les plus humbles, comme nettoyer les vitres ou les pneus des voitures, des tâches pour lesquelles les pourboires sont plus incertains. Lorsqu’ils parviennent à une position relativement plus stable, ils sont généralement chargés d’une machine (distributeur d’essence). Dans cette position-là, où ils ont parfois eux-mêmes des subordonnés, ils peuvent être formellement déclarés au salaire minimum, ce qui leur donne le droit à l’assurance médicale s’ils tombent malades. De fait, ils signent un registre officiel comme s’ils avaient reçu un salaire, bien qu’ils ne le perçoivent pas. De son côté, l’employeur doit payer 10 pesos par jour à l’Institut mexicain de l’assurance sociale (Instituto mexicano del seguro social). Mais c’est la seule somme qu’il verse. En outre, chaque pompiste donne 100 pesos par jour au gérant de la station pour pouvoir travailler. Quand ils sont recrutés, les pompistes doivent payer une somme fixe (par exemple 500 pesos) à titre de caution, au cas où ils pourraient être considérés comme responsables d’un vol. Ils signent aussi des feuilles de papier blanches qui seront utilisées comme lettre de démission si l’employeur souhaite les renvoyer. Les chaussures et les uniformes avec le logo de l’entreprise sont également à leur charge. En cas d’absence d’une journée, ils paient 200 pesos au gérant de la station. Ils doivent donc louer leur place pour ce jour-là à un autre travailleur, afin de récupérer cet argent. En dépit de ces conditions draconiennes, ce que les pompistes gagnent avec les pourboires peut représenter trois ou quatre fois plus que le salaire minimum journalier. En effet, le pourboire n’est pas obligatoire mais la majorité des clients le donnent. Cela peut aller d’une pièce de deux, cinq ou 10 pesos jusqu’ à un billet de 20 à 50 pesos dans le cas de clients particulièrement généreux, en particulier lorsqu’ils ont établi une relation cordiale avec certains pompistes ou parce qu’ils savent que ceux-ci ne touchent pas de salaire. Grâce aux pourboires en somme, les pompistes vivent un peu mieux qu’un salarié qui reçoit uniquement le salaire minimum, comme par exemple un vigile à l’entrée d’une banque. Évidemment leur train de vie est basé sur une incertitude au jour le jour, l’intériorisation de la précarité comme un état inévitable, et sur la nécessité de profiter au maximum des opportunités qu’offre la station d’essence, vue comme un endroit dans lequel beaucoup d’argent circule, tandis que de multiples arrangements sont possibles entre les travailleurs.

Les serveurs dans la restauration

Les cas des serveurs dans les restaurants est très semblable à celui des pompistes mais avec une particularité importante relative à la gestion des pourboires. L’industrie de la restauration – étroitement liée à celle du tourisme – a été l’une des plus florissantes au Mexique au cours des dernières années. Officiellement, le nombre de personnes employées dans cette branche est de 1 300 000 (un chiffre qui dépasse l’effectif total travaillant dans la pêche, l’exploitation des mines, de l’électricité et de l’eau, de même que l’effectif total du commerce de gros). Cependant, le succès des restaurants repose sur l’hyper-exploitation du travail. À Mexico, les grands et moyens restaurants (qui ont plus de 10 ou 15 tables) se caractérisent, tout comme les stations d’essence, par une organisation du travail très hiérarchisée. Dans ce contexte nous définissons comme serveurs les travailleurs qui sont responsables du service à la table, à savoir : prendre les commandes et présenter l’addition, sur laquelle, dans de nombreux cas, le nom du serveur est inscrit, ou à défaut, son numéro de contrôle administratif. Ces travailleurs sont généralement les seuls bénéficiaires directs des pourboires, bien que d’autres travailleurs les aident à mener à bien les tâches qui composent le service. Chaque serveur a ainsi un ou deux autres serveurs sous ses ordres, qui servent les plats et les boissons. En plus, il y a le maître d’hôtel, le caissier, les cuisiniers, ceux qui nettoient, ceux qui font la plonge, etc., c’est-à-dire des travailleurs qui font partie du restaurant, mais qui ne sont pas les bénéficiaires directs d’un pourboire. On pourrait penser que les pourboires sont partagés entre tous les travailleurs, sur la base d’un mécanisme de redistribution égalitaire entre eux. C’est ce qui se passe dans les petits restaurants de quartier qui ont une gestion familiale (« fonditas »). Mais les choses sont très différentes dans les restaurants de plus grande taille, propriétés d’entreprises qui fonctionnent sur la base d’une organisation visant à contrôler de manière verticale et individuelle le travail de chacun. Dans ces restaurants, non seulement les serveurs n’ont aucun contrôle sur leurs pourboires, mais l’employeur en retient une partie, à hauteur d’un pourcentage fixe de la vente quotidienne de chaque serveur (qui peut aller de 4 à 8% de la vente). L’argent ainsi retenu forme une bourse, administrée par l’entreprise, en partie pour être redistribuée aux autres travailleurs qui ne sont pas en position de recevoir un pourboire. Cet argent, prélevé sur les pourboires des serveurs, est utilisé par l’employeur pour payer le salaire minimum des cuisiniers et d’autres travailleurs. Ce phénomène est intéressant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’obligation pour le serveur de verser un montant journalier à l’employeur suppose l’existence des pourboires comme si celle-ci était un fait stable et prévisible, ce qui ne répond pas à la réalité, car le montant journalier des pourboires est variable. Donc lorsque les pourboires du jour sont insuffisants, le serveur doit payer de sa poche le pourcentage demandé par le patron. Deuxième fait notable, l’appropriation des pourboires par les restaurateurs est illégale, car elle contredit les préceptes de la Loi fédérale du travail, stipulant que les pourboires font partie du salaire et ne peuvent pas être soustraits par le patron. C’est pour cette raison que formellement, l’argent exigé des serveurs est établi à partir de la somme vendue, et non pas à partir des pourboires reçus. Finalement, la dichotomie entre économie formelle et économie informelle est brouillée, puisqu’au cœur d’un secteur formellement institué, comme la restauration de moyenne et haute gamme, il existe un flux d’argent non formel, qui fréquemment n’est pas enregistré, mais qui constitue une partie fondamentale de l’économie du restaurant et contribue de manière significative à la prospérité du secteur de la restauration, mais au prix d’ inégalités grandissantes entre les patrons et les travailleurs. Comme dans le cas des stations d’essence, les travailleurs des restaurants doivent aussi payer pour avoir accès au travail. Dans plusieurs établissements, avant de commencer ses heures de travail, le serveur doit donner à l’employeur chaque jour une somme fixe (environ 100 pesos), comme caution des éventuels dégâts matériels, c’est-à-dire les nappes, couverts, verres, etc. qui peuvent être perdus ou cassés pendant la journée. De cette manière l’éventuel salaire minimum touché par le serveur est englouti par le paiement du « derecho de piso » (le droit de toucher le sol).

Les empaqueteurs dans les grandes chaînes de supermarchés

Dernier exemple, les empaqueteurs dans les grandes chaînes de supermarchés comme Wal-Mart. Ils travaillent près des caisses, et ont pour tâche de mettre dans les sacs la marchandise qui vient d’être achetée, de sorte que le client puisse rapidement laisser place à un autre client. Les empaqueteurs travaillent sur des périodes de trois, quatre ou six heures selon la demande de travail, car il y a presque toujours d’autres empaqueteurs qui restent assis à proximité, en attendant de pouvoir remplacer ceux qui sont en train de travailler. L’extrême utilité de leur travail se manifeste dans les rares moments où ils ne sont pas là, ce qui provoque un ralentissement immédiat du flux de vente et l’impatience des clients qui attendent de pouvoir payer et sortir du supermarché. En dépit de cela, les empaqueteurs ne sont pas payés par l’entreprise et – ce qui est pire – ils sont souvent utilisés dans des taches « extra », qui ne font pas partie de leur travail, comme par exemple aller vérifier un prix qui n’est pas marqué sur la marchandise, ou ramasser et amener les chariots qui sont dans le parking du supermarché. Évidemment, ces tâches ne donnent pas lieu à un pourboire. Ce type de tâches « extra » est ordonné par le caissier ou bien par un coordinateur qui gère aussi les temps et les modalités de travail. Le montant du pourboire est variable mais excède rarement les 10 pesos. Certains clients s’impatientent parce qu’ils jugent les empaqueteurs trop lents ou parce que ceux-ci n’emballent pas la marchandise de la façon que les clients considèrent comme la plus correcte. Il y a une dizaine d’années, ce travail était effectué surtout par des adolescents qui cherchaient à financer leurs études dans le secondaire. Pour pouvoir y accéder, ils devaient avoir de bonnes notes et l’autorisation de leurs parents. Au cours des dernières années, le personnel a changé. Aujourd’hui ce sont surtout des personnes âgées de plus de 60 ans, en particulier des retraités qui n’ont pas des revenus suffisants pour vivre. Cependant le fait d’être à la retraite est très important pour la direction du supermarché qui, de ce fait, n’a pas besoin de payer l’assurance médicale, déjà couverte par le système de retraite. Il s’agit donc d’un travail qui est complètement gratuit pour l’employeur. Les empaqueteurs doivent également payer leur uniforme et se vêtir de manière particulière selon les saisons et les campagnes de vente de certains produits. Par exemple, pendant les fêtes de Noël, ils portent un chapeau de Père Noël qu’ils doivent payer eux même, et dans la semaine de la lutte contre le cancer du sein – quand le supermarché propose des produits de couleur rose – ils doivent acheter et revêtir un T-shirt rose.

Interviewer ces travailleurs a été difficile pour plusieurs raisons. Lorsqu’ils sont dans le supermarché en attente d’être appelés au travail, ils ont peur de perdre leur tour. Et en général, ils ne sont pas trop disposés à parler de leur travail car ils ont peur de le perdre. Ils se savent sous le contrôle du superviseur et se considèrent comme très chanceux d’avoir l’occasion de travailler malgré leur âge. En même temps, lorsqu’ ils acceptent de parler, ils se montrent parfaitement conscients des conditions d’hyper exploitation auxquelles ils sont soumis et reconnaissent les mauvais traitements infligés par les caissiers et les superviseurs. Ces réflexions sont d’autant plus amères qu’ils ont souvent connu des conditions de travail meilleures. Pire encore, dans certains supermarchés, des contremaîtres leur extorquent un tarif journalier pour leur permettre de travailler et s’ils refusent, ils peuvent être battu ou renvoyés. Néanmoins, il faut souligner une fois de plus que ce qu’ils gagnent avec les pourboires pendant quatre heures est plus élevé que le salaire minimum journalier, ce que touche le caissier qui travaille à leur côté pendant huit heures.

Dans ces trois cas brièvement présentés ici, l’existence des pourboires permet à l’entreprise d’économiser le coût des salaires et de transférer sur la clientèle la charge de rémunérer le travail. En plus, d’une manière ou d’une autre, ces travailleurs doivent payer pour avoir le droit de travailler. En fait, le travail est conçu par les patrons comme une « chance » qu’ils offrent aux employés, une sorte de « faveur ». Il y a aussi d’autres emplois dans le secteur des services où les pourboires sont la principale source de revenu pour le travailleur, par exemple les gardiens des voitures dans les supermarchés et les « valets-parking », c’est à dire les gens qui travaillent pour les entreprises responsables du stationnement des véhicules des clients. Les jeunes qui travaillent comme livreurs à domicile en vélo, reçoivent aussi uniquement des pourcentages sur les ventes et fréquemment des pourboires.

Pourquoi existe-t-il des TSSS ?

Dans tous les cas, il s’agit de gens qui acceptent des conditions de précarité très aiguës, qui leur permettent cependant de gagner plus que le salaire minimum. Pour le comprendre, il faut considérer que le Mexique n’a pas vécu les mêmes conditions d’affiliation que certains pays européens. L’emploi stable et les mécanismes de protection sociale qui lui sont associés, n’ont pas eu la même portée qu’en France, en Angleterre et en Italie. Le Mexique n’a jamais connu l’« état-providence », mais plutôt un « état corporatif » caractérisé par un manque de démocratie et par l’absence de libertés syndicales (Bensusan Arreus, 2000 ; Robles et Angel Gómez, 1997). Dans ce système, les prestations sociales sont déterminées par le favoritisme politique et par le contrôle corporatif sur la population (Robles, 2007). De la même manière, les effets de la mondialisation de l’économie des trois dernières décennies, sont venus influencer différemment l’économie mexicaine « notamment, parce que la diffusion des conditions informelles et la portée limitée (à la fois numériquement et en termes de performance) des mécanismes de protection sociale, préexistaient aux processus de restructuration économique dans les années 1980 et à la mise en œuvre des politiques néolibérales dans les années 1990 » (Duhau et Giglia, 2008 : 80-81). Pour ces raisons, les vexations, les abus de pouvoir dans la relation d’emploi, et même l’insécurité dans l’emploi sont des phénomènes profondément enracinés dans la société mexicaine. Ils sont vécus presque comme naturels par de nombreux travailleurs, qui les acceptent comme quelque chose d’inévitable. Malgré cela, les conditions de vie des secteurs les plus pauvres de la société mexicaine se sont détériorées de façon spectaculaire durant les trois dernières décennies. La réforme du travail de 2012 a légalisé le travail flexible, par semaine, par jour et même par heure, soumettant même les jours de repos à la volonté du patron. Il en découle que la vie quotidienne des travailleurs est entièrement dépendante des besoins de l’entreprise. Dans ces conditions – flexibilisation, abondance de main d’œuvre, représentation syndicale authentique presque inexistante, salaire minimum légal largement insuffisant pour la survie – les entrepreneurs peuvent facilement obliger les travailleurs à payer pour travailler. Pour conclure, la condition des TSSS porte jusqu’au paroxysme l’incertitude caractéristique de la zone grise : incertitude par rapport à la relation au travail, puisqu’ils peuvent en être écartés à tout moment ; incertitude concernant les temps et les modes de travail ; et aussi incertitude en ce qui concerne la rémunération du travail qui ne dépend plus de l’employeur mais du client, sachant qu’en outre, une partie de cette rémunération incertaine peut être extorquée par l’employeur.

 

Angela Giglia

Bibliographie

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Dardot, P. & C. Laval (2009) La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale , Paris : La Découverte.

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Foucault, M. (2004) Sécurité, Territoire, Population, Cours au collège de France, 1977/1978, Paris : Gallimard/ Seuil, 2004.

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Giglia, A. & J. Robles (2015) ‘Precariedad laboral y derechos negados en un sector de la economía formal : meseros en los restaurantes de la ciudad de México’, in Olvera García J. et Olvera García J. (eds.) Ciudad y ciudadanía. Hacia una resignificación desde el contexto mexicano, Mexico: UAEM-Editorial Porrúa, 243-267. http://www.relats.org/documentos/ColectivosGigliaRobles.pdf

Robles, J. (2014) Contacto en Italia: la presencia del fascismo en la legislación laboral mexicana, RELATS, http://www.relats.org/documentos/HIST.Robles2.pdf

Robles, J. & L. Angel Gómez (1997) De la autonomía al corporativismo. Memoria cronológica del Movimiento Obrero en México (1900-1980), México: El Atajo.



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