Travail numérique

L’histoire longue du capitalisme nous a habitué aux révolutions technologiques. La dernière en date est celle du numérique, dont les impacts sur la vie quotidienne n’échappent plus désormais à personne. Appliqué à une information, le terme numérique (qui vient du latin numerus, qui signifie nombre) s’oppose à celui d’analogique : le premier désigne l’association d’un nombre à un objet, le second, les variations d’une grandeur physique (électrique, électronique…) qui évoluent comme la source qu’elle mesure. La gestion des données numériques s’opère aisément avec des ordinateurs, machines électroniques capables de traiter à grande vitesse des chiffres binaires à l’aide d’opérations logiques et arithmétiques. Par extension, on parlera de travail numérique pour désigner l’ensemble des pratiques de production de biens et de services dont l’exécution exige le recours aux technologies de communication électronique (ordinateurs, téléphones, tablettes, etc.).

Étapes et implications de la révolution numérique

L’ordinateur est déjà une invention ancienne. Les premières machines électroniques à traiter de l’information qui fonctionnent dans les universités américaines de la côte Est au milieu des années 1950 remplissent des pièces entières et leurs coûts sont pharamineux (plusieurs millions de dollars). Depuis lors, les ordinateurs n’ont cessé de gagner en puissance de calcul. En 1975, Gordon Moore, l’un des fondateurs d’Intel, s’est risqué à une conjecture qui n’a pas été démentie par les faits : le nombre de transistors utilisés dans les microprocesseurs double environ tous les deux ans. La conséquence directe est que nos ordinateurs sont devenus toujours plus puissants et de moins en moins coûteux. Leur taille a aussi rapidement évolué. Le premier ordinateur de bureau est inventé en 1964 par la firme italienne Olivetti. Dès la fin des années 1970, on assiste à l’envol des ventes d’ordinateurs personnels. Conçu par Steve Wozniak, le compère de Steve Jobs, l’Apple II est l’un des premiers à séduire. Très vite, IBM réagit et inonde le marché, en imposant un modèle de personal computer. Trente ans plus tard, les différences de marques de fabrique se sont estompées. Seuls les systèmes d’exploitation continuent de différencier les micro-ordinateurs et donc de formater la façon de les utiliser.

Les inventions d’internet et du web ont constitué de nouvelles étapes décisives dans la marche vers une société numérique. Né aux États-Unis, dans la foulée notamment de travaux précurseurs menés par le ministère de la Défense, le système d’interconnexion de réseaux qui va bouleverser la planète est officiellement baptisé internet en 1983. Ce réseau de réseaux, auquel tout un chacun peut désormais accéder, n’est pas qu’un espace de circulation de données. Internet est, plus fondamentalement, un ensemble matériel grâce auquel il est possible d’interconnecter des ordinateurs et de procéder à des traitements d’information. Ses implications sur l’environnement sont loin, de ce fait, d’être nulles. En 2015, on estimait que la recherche d’une information sur Google avait pour effet de produire dix grammes de CO2 et l’envoi d’un email neuf grammes de plus encore. Ainsi que l’indiquent Jean-Samuel Beuscart, Éric Dagiral et Sylvain Parasie (2016), internet est aussi un ensemble de pratiques et de représentations, qui bousculent, entre autres conséquences, nos manières de travailler. Avec le courrier électronique, la messagerie instantanée ou encore le partage de fichier peer-to-peer, le world wide web est l’une des applications les plus connues d’internet. Grâce à elle, il est aisé de produire, de consulter, de traiter et de faire circuler des informations. Le système d’hyperlien facilite par ailleurs le passage d’une page web à l’autre sur le milliard de sites que l’on décompte au milieu des années 2010.

Il est difficile d’échapper aujourd’hui à la révolution numérique. Selon l’enquête « Conditions de vie et aspirations » du Credoc, le taux d’équipement des Français de plus de 12 ans était de 92 % pour les téléphones mobiles en 2015 (contre 70 % en 2005), de 83 % pour internet (40 % en 2005), 80 % pour l’ordinateur (55 % en 2005), 58 % pour les smartphones (17 % en 2011) et 35 % pour les tablettes (4 % en 2011). Depuis 2010, les usages d’internet sur les téléphones mobiles connaissent une croissance exponentielle avec, par ordre de hiérarchie décroissante, la navigation sur la toile, la consultation des emails, le téléchargement des applications, l’usage de la géolocalisation, l’échange de messages textes et de conversations (via Hangouts ou d’autres applications similaires). Le monde du travail est directement concerné par le mouvement. Comme l’indique le tableau-ci dessous, toutes les catégories professionnelles sont concernées par le travail numérique, mais à des degrés variés. Il en va de même lorsque l’on considère le genre.

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Ré-inventer le travail : le paradigme hacker

L’histoire de l’informatique, d’internet et, plus généralement, du numérique est inséparable de celle des multiples acteurs qui ont donné vie aux multiples outils et techniques de gestion de l’information dont nous disposons aujourd’hui. Parmi eux, les hackers ont joué un rôle crucial. Jeunes gens, dont une minorité seulement pratique le piratage informatique, les hackers ont contribué, grâce à leurs bidouillages créatifs, à faire progresser les techniques de codage et de traitement des informations. Mais ils ont très tôt milité également en faveur de nouvelles exigences en matière de travail et d’organisation. Hackers, ouvrage que le journaliste américain Steven Lévy fait paraître en 1984, synthétise le premier les préceptes que porte alors le monde des hackers : l’information doit être libre, il faut se méfier de l’autorité et donner sa préférence aux formes d’organisation décentralisée, on ne peut juger les hackers que ce sur ce qu’ils font et non ce qu’ils sont, etc. (→ Hacker).

De cet ensemble axiologique et de ses réinterprétations successives se dégagent deux axes forts concernant les activités productives : un hacker d’abord, ne travaille qu’à la condition de trouver du plaisir dans ce qu’il fait ; il faut promouvoir, ensuite, la libre coopération horizontale (Himanen, 2001). Dans un article qu’il publie en 1999, Eric Raymond oppose deux modèles organisationnels. Le premier, la cathédrale, est utilisé par ceux qui fabriquent des logiciels propriétaires. Les relations sont hiérarchiques et le statut détermine la place occupée dans le système de production. Le second, le bazar, a été tôt expérimenté par Linux. Il repose sur la mobilisation de nombreuses volontés qui œuvrent librement, hors de toute contrainte hiérarchique. Ces forces convergent spontanément en direction d’un même but.  La conviction d’E. Raymond est que grâce au libre partage des codes sources, tous ceux qui initieront un projet individuel original pourront, conformément au modèle du bazar, compter sur l’aide efficace de vastes communautés d’intérêts volontaires.

L’analyse des pratiques concrètes de travail et de coopération dans le monde du Libre vient vite tempérer un tel optimisme. Comme l’a montré Sébastien Broca (2013), Linux compose depuis le milieu des années 1990 avec un minimum de hiérarchie entre ses développeurs. Debian, autre collectif célèbre du Libre, a mis en place de son côté une procédure formelle de sélection des développeurs « officiels ». Une fois la barrière franchie, l’égalité est, il est vrai, quasiment de mise. Wikipedia, qui incarne typiquement le modèle du bazar (chacun peut contribuer librement à la rédaction et à la correction d’articles) fonctionne en réalité avec de nombreux encadrants : des administrateurs, un comité d’arbitrage, des bureaucrates, des vérificateurs d’adresse IP, des « patrouilleurs », etc. Didier Demazière, François Horn et Marc Zune, qui ont étudié un collectif de développeurs du Libre, montrent que celui-ci ne peut fonctionner que grâce à des règles communes, en s’éloignant donc de l’idéal de la collaboration spontanée. Le collectif est structuré par ailleurs sur le mode du cercle : au fur et à mesure que l’on s’éloigne du noyau des initiateurs, les profils des contributeurs deviennent plus hétérogènes, « mêlant des travailleurs historiques dont la stabilité est nécessaire à la réussite de l’entreprise, et des intermittents qui fournissent un travail peu prévisible, mais aussi des collaborateurs plus réguliers qui produisent des contributions attendues. » (Demazière, Horn, Zune, 2007 : 111).

Les formes de travail et de coopération observables dans ces tiers-lieux que sont les hackerspaces, fab labs (laboratoires de fabrication), makerspaces et autres biohackerspaces bénéficient, elles aussi, des techniques numériques. Elles s’instruisent également, à des degrés variés, de l’éthique hacker du travail (Lallement, 2015). Ces espaces sont dotés de ressources matérielles multiples : des ordinateurs, de vieilles machines de toutes sortes, des outils de bricolage… mais également des imprimantes 3D, des machines à commande numérique, des découpeuses laser… (Berrebi-Hoffmann, Bureau, Lallement, 2015). Le travail numérique s’incarne ici au sein de collectifs à géométrie variable,  peu soucieux des hiérarchies instituées et motivés le plus souvent par l’usage des techniques à des fins non marchandes (bidouiller pour se faire plaisir, volonté d’apprendre de nouvelles choses, bricoler du lien social…).

Les formes concrètes de ces tiers lieux, où l’imprimante 3D trône toujours en bonne place, varient avec le type de collectif qui les promeut : jeunes techniciens et ingénieurs à la recherche d’espaces de travail alternatifs, institutions éducatives soucieuses d’innover pédagogiquement, associations de l’éducation populaire qui regardent le numérique comme une nouvelle ressource au service de l’animation, entreprises désireuses de tester de nouveaux espaces propices à la libre éclosion d’idées nouvelles, etc. Fab labs et hackerspaces mêlent, on le voit, des enjeux multiples ainsi que des populations aux statuts tout aussi variés (salariés, auto-entrepreneurs, bénévoles, étudiants…). Ces tiers lieux participent directement, pour le dire autrement, à l’éclosion de nouvelles zones grises du travail et de l’emploi.

Ces laboratoires du changement social, où s’expérimente le faire (travail qui trouve en lui-même sa propre finalité), sont aussi considérés comme de véritables rampes de lancement de ce que pourrait être le paradigme industriel de demain.

L’imprimante 3D est le symbole par excellence d’une nouvelle manière de produire, basée sur le principe de l’ajout de matière et d’un usage librement partagé, grâce au numérique, des patrons nécessaires à la confection de n’importe quel objet (une pizza, une maison, un organe…). Un double enjeu est donc au cœur de la révolution numérique actuelle. Le premier est le possible basculement vers un modèle de fabrication personnelle, qui bouscule tous les codes antérieurs en alliant la possibilité de production unitaire, une forte flexibilité industrielle et un plus grand respect de l’environnement (production strictement ajustée à la demande, réduction des transports de marchandises…).

Le deuxième enjeu que porte le travail numérique est la remise en cause du système de droits de propriétés dominants dans les sociétés capitalistes contemporaines. La libre (free) circulation de l’information est l’un des principes fondamentaux de l’éthique hacker. Freedom donc. Mais « free as a speech not as a beer » aime à répéter Richard Stallman, l’un des plus célèbres hackers contemporains qui a été l’un des premiers à promouvoir un système alternatif au modèle juridique de copyright. Fondateur en 1983 du mouvement du logiciel libre, R. Stallman revendique quatre libertés fondamentales : liberté de faire tourner un logiciel, liberté d’en étudier le programme, liberté de distribuer des copies du logiciel et, enfin, liberté de modifier le programme et rendre publiques ensuite les ajustements effectués.

Suite aux réflexions et aux actions pionnières de R. Stallman, un ensemble d’acteurs a développé toute une série de principes normatifs destinés à promouvoir la logique du libre et de l’open source. Il existe certes de nombreuses petites différences, difficiles à percevoir par le profane, qui opposent ces bidouilleurs du droit de propriété. Toujours est-il que de véritables percées ont vu le jour. Elles accompagnent le développement du travail numérique et la recomposition des frontières de l’action productive. La plus connue de ces innovations est sans aucun doute le système de licence Creative commons (CC), créé en 2001 par le juriste américain Lawrence Lessig afin de faciliter la copie des logiciels et, par extension, de n’importe quelle autre création. L’objectif est de normer, à l’aide de briques élémentaires, les modalités d’usage d’un bien. Il peut être ainsi exigé de citer l’auteur de la création que l’on utilise (cette clause est siglée BY), de ne pas utiliser ledit produit à des fins commerciales (NC), de ne pas le modifier (ND) ou encore de le partager avec les mêmes obligations (SA). Wikipédia, par exemple, fonctionne sous licence CC-BY-SA, ce qui signifie que ses contenus sont copiables, modifiables, utilisables à des fins commerciales et que, au fil des usages, la licence doit rester la même.

Robots, big data et plate-formes

La révolution numérique qui prends corps sous nos yeux reconfigure le travail de multiples autres manières encore. Certaines évolutions restent cadrées par les schémas fordiens anciens, tout en bouleversant à la marge quelques uns de leurs principes de base. Sans nécessairement remettre en cause le statut du rapport salarial (à commencer par le principe de subordination), le numérique permet par exemple de distendre les relations de co-présence entre les opérateurs et les managers. Le développement du travail à distance (télétravail, nomadisme…) en est la parfaite expression (→ Lieux de travail). Selon l’Insee, en 2008, 65 % des grandes entreprises françaises (plus de 250 salariés) avaient déjà recours au télétravail, contre 15 % pour celles qui comptent entre 10 à 19 salariés. Les pratiques évoluent cependant très vite. Au sein des petites entreprises commerciales, le pourcentage de salariés travaillant régulièrement hors de leur lieu de travail officiel et communiquant avec leur communauté professionnelle à l’aide des réseaux numériques est passé de 13 % en 2007 à 20 % l’année qui suit. Selon l’Observatoire du télétravail, en 2015, plus de quatre millions de personnes auraient été concernées, en France, par cette modalité d’organisation de leurs activités. Près de 16 % des salariés auraient ainsi travaillé au moins un jour par semaine à l’extérieur de leur entreprise (contre un peu moins de 13 % en 2011) et près de 37 % au moins un jour par mois. On l’aura compris : avec le numérique, les frontières entre lieu de travail et lieu de hors travail s’effacent à très grande vitesse.

Il faudrait, pour être complet, explorer d’autres mutations qui, sans nécessairement révolutionner radicalement les conditions et les relations de travail anciennes, les font significativement évoluer. On pense en particulier à l’automatisation des tâches qui se traduit par des performances toujours plus surprenantes. Les robots SCARA (Selective Compliance Assembly Robot Arm) utilisés dans le secteur automobile ou encore dans l’industrie pharmaceutique permettent ainsi aujourd’hui de réaliser des tâches d’assemblages et de packaging particulièrement complexes. La nano-robotique constitue un autre terrain d’application du numérique. Plus riche de promesses encore, elle brouille déjà des frontières aussi anciennes que celles qui séparent les mondes du vivant et du non vivant. Le numérique chamboule également, hors de l’industrie, les conditions de travail de mondes sociaux qui ont à faire à la gestion de données (médecins, avocats, notaires…), quand ce ne sont ce sont pas des big data qu’il s’agit, comme dans le marketing ou la recherche, d’apprendre désormais à maîtriser.

L’essor d’un capitalisme de plate-forme (Cingolani, 2016), est un deuxième type de manifestation dont les effets nous entraînent plus immédiatement hors des cadres constitués par le rapport salarial fordiste. Nul n’ignore aujourd’hui que, sur internet, de nombreux services sont mis à disposition du plus grand nombre. Il suffit désormais de cliquer pour commander un livre, un billet d’avion ou une voiture, trouver une recette de cuisine, réserver une chambre d’hôtel, regarder un film, gérer ses comptes bancaires, trouver l’âme sœur, chercher un emploi, etc. Avec le numérique, la puissance d’agir semble s’être démultipliée. Une seule pression du doigt ne permet-elle pas désormais de capter, de stocker et d’échanger des informations en temps réels ? Ce constat est l’un des points de départ des réflexions qui nourrissent le courant du digital labor. Ce dernier terme générique désigne, selon Antonio Casilli, tout « travail éminemment cognitif qui se manifeste à travers une activité informelle, capturée et appropriée dans un contexte marchand en s’appuyant sur des tâches médiatisées par des dispositifs numériques. »  (Cardon, Casilli, 2015 : 31).

Les auteurs qui reprennent à leur compte une telle perspective ajoutent par ailleurs que, si travail il y a, c’est en raison de la valorisation marchande (parfois ignorée de ceux mêmes qui l’effectuent) du service produit. Les tâches consciemment effectuées pour Amazon Mechanical Turk (cf. infra), comme celles, gratuites, qu’imposent l’accès à certains sites (prouver par exemple que l’on n’est pas un robot en remplissant un captcha) sont toutes deux pareillement regardés comme du travail numérique. Discutable et discutée (Cardon, Cassilli, 2015), cette approche tend parfois à écraser la pluralité des activités et des logiques qui les sous-tendent. Les plate-formes, par exemple, ne se moulent pas dans un modèle unique. Certaines respectent les valeurs du Libre tandis que d’autres recherchent avant tout le profit, certaines sont ouvertes à tous tandis que d’autres filtrent leur accès, certaines font le pari du marchand tandis que d’autres donnent leur préférence au don et au contre-don, etc.

Que ces plate-formes participent activement à la production de nouvelles zones grises est un constat qui ne fait plus guère de doutes aujourd’hui. Même les économistes les plus orthodoxes soulignent que les catégories qu’ils utilisent depuis de nombreuses décennies (celles, au premier chef, de producteur et de consommateur), catégories qui ont fini par formater le sens commun, sont soumises à tension. Nicolas Colin et ses collègues (2015) observent ainsi un triple mouvement imputable au capitalisme de plate-formes : report vers l’utilisateur final de tâches auparavant exécutées par des professionnels de la vente en magasin (comme dans le cas Amazon) ou des services en agences (Go voyages,  flexibjobs…) ; report vers la multitude de la production des connaissances (Wikipédia), d’évaluations (booking.com) et d’informations (blogs personnels) ; report enfin vers le mondes des amateurs d’activités qui concurrencent de plein fouet celle des professionnels (à l’instar, typiquement, d’AirBnB).

Dépendance dans l’indépendance

Le travail, on le voit déjà avec ces illustrations, est directement affecté par ce capitalisme de plate-formes. Mais ce n’est pas tout. La gig economy, qui rassemble tous les petits boulots précaires effectués par le biais du numérique, forme un vaste territoire adjacent au sein duquel, à chaque seconde, s’expérimente une domination ordinaire dans et par l’activité productive (→ Précarité). Que l’on songe à Uber, cas de figure qui défraye régulièrement la chronique. Les chauffeurs qui travaillent pour Uber ne sont pas des salariés mais possèdent un statut d’indépendants (→ Travail indépendant). Les droits et la protection sociale de ces travailleurs du transport personnel dérivent directement de cette configuration qui lie les deux parties sur un mode marchand. L’entreprise fournit toute l’infrastructure numérique qui permet à chaque chauffeur de se mettre en connexion immédiate avec un client potentiel. Elle perçoit en contrepartie entre 5 et 25 % des paiements versés pour chaque course.

Dans un cadre d’indépendance formelle, la dépendance réelle est cependant bien plus forte qu’on ne pourrait le croire a priori. L’enquête d’Alex Rosenblat et de Luke Tark (2016) montre plus exactement qu’en plus d’échapper aux règles de protection sociale (normalisation du temps de travail, salaire minimum…), les chauffeurs Uber doivent composer avec un ensemble de dispositifs qui contraignent fortement leurs activités. Il est d’abord demandé au client d’évaluer la prestation de celui qui l’a conduit, prestation aussi bien technique (confort de la conduite, rapidité…) que personnelle (amabilité, attention…). Un chauffeur mal noté est soumis à question voire à réprimande. Et si, au fil des courses, le nombre d’étoiles qui sont attribués à un conducteur est jugé trop faible, l’entreprise n’a aucun état d’âme pour rompre la collaboration.

Uber pratique également la modulation des tarifs afin de faire coïncider au mieux l’offre et la demande de voiturage. Pour les inciter à ajuster leur temps de travail aux pulsations du marché, les chauffeurs sont aussi informés de l’état probable, dans les heures à venir, des besoins de la clientèle. Uber ne s’engage pas pour autant à assumer pleinement les conséquences de la qualité de service qu’elle exige de ses chauffeurs. L’entreprise refuse ainsi de rémunérer les temps adjacents, tel que celui qu’utilisent les conducteurs pour restituer des objets oubliés à l’arrière de leur voiture. La dépendance dans l’indépendance est telle que, jugeant les obligations et les contrôles similaires à ceux que subissent les salariés ordinaires, des chauffeurs Uber ont intenté des procès, une cinquantaine aux États-Unis, contre l’entreprise qui les fait (sur)vivre. L’action n’a rien d’irrationnel. Uber a, d’abord, les reins solides. En 2015, on estimait sa valorisation boursière à près de 50 milliards de dollars. Lytec, par ailleurs, une compagnie concurrente d’Uber, a été condamnée à verser près de 12 millions de dollars de dédommagement à ses chauffeurs californiens. Comme ceux d’Uber, ceux-ci estimaient que, appliqué à leur activité, le statut de travailleurs indépendants était inique et inadéquat (→ Travailleurs économiquement dépendants).

D’autres activités rémunérées encore, telles que celles que proposent Taskrabbit, Amazon ou encore Upwork, n’ont pas manqué non plus d’attirer l’attention. L’objectif de ces plate-formes est de proposer des travaux, souvent très peu qualifiés, sur un marché qui met en concurrence l’ensemble de la population mondiale. Sur son site « turc mécanique » (https://www.mturk.com/mturk/welcome), Amazon propose ainsi de menues tâches informatiques (retranscrire un texte, vérifier une liste de produits…) qu’il est loisible de réaliser à n’importe quel moment et en tous lieux de la planète. Plus de 770 000 Human Intelligence Task (Hit) étaient proposés à tout un chacun à la date du 1er octobre 2016, étant entendu que chaque Hit exige d’être effectué dans les deux heures qui suivent son acceptation et que la rémunération qu’il procure est extrêmement faible (8 cents par exemple pour retranscrire le texte figurant sur un ticket de caisse froissé) (Cingolani, 2016). On comprend, dans de telles conditions, que celles et ceux qui se reconnaissent dans le courant du digital labor (Scholz, 2013) soient tentés de voir à travers le capitalisme numérique la simple résurgence d’un vieux désir d’exploitation.

Comme peuvent en témoigner les multiples « turkers » qui œuvrent sur l’ensemble de la planète (ils sont américains et indiens au premier chef), le capitalisme de plate-forme chamboule radicalement le rapport salarial, les protections qui lui sont associées ainsi que les partitions anciennes (travail/hors travail, salarié/non salarié, etc.). Dans certains cas, il s’impose plus encore comme un nouveau vecteur d’exploitation (au sens strict du terme) dans et par la pratique productive. On aurait tort cependant d’extrapoler trop rapidement et d’associer tout clic effectué devant un ordinateur à un travail caché et à un rapport de domination ignoré. Le numérique porte avec lui de nombreuses promesses, aux effets qui n’ont rien nécessairement de socialement désastreux, tout au contraire (Flichy, 2017). À nous en somme, collectivement, de savoir quoi en faire.

 

Michel Lallement

Bibliographie

Berrebi-Hoffmann, I., M.-C. Bureau & M. Lallement (dir.) (2015) n° spécial ‘De nouveaux monde de production ? Pratiques makers, culture du libre et lieux du ‘commun’’, Recherches sociologiques et anthropologiques, 46 (2).

Beuscart, J.-S., E. Dagiral & S. Parasie (2016) Sociologie d’internet, Paris: Colin.

Broca, S. (2013) Utopie du logiciel libre, Neuvy-en-Champagne: Le passager clandestin.

Cardon, D., & A. Casilli (2015) Qu’est-ce que le Digital Labor?, Bry-sur-Marne, Ina éditions.

Cingolani, P. (2016) ‘Sur le capitalisme de plate-forme et sur ses conséquences pour les travailleurs’, Cahiers de l’ITS, 5: 46-55.

Colin, N., A. Landier, P. Mohnen, & A. Perrot (2015) ‘Économie numérique’, Les notes du Conseil d’analyse économique, 26, octobre.

Demazière, D., F. Horn, & M. Zune (2007) ‘Des relations de travail sans règles ? L’énigme de la production des logiciels libres’, Sociétés contemporaines, 66(2): 101-125.

Flichy, P. (2017) Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris: Seuil.

Himanen, P. (2001) L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris: Exils.

Lallement, M. (2015) L’Âge du Faire. Hacking, travail, anarchie, Paris: Seuil.

Rosenblat, A., & L. Tark (2016) ‘Algorithmic Labor and Information Asymmetries: A Case Study of Uber’s Drivers’, International Journal of Communication, 10: 3758-3784.

Scholz, T. (dir.) (2013) The Internet as Playground and Factory, New York & London: Routledge.



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