Coworkers/Coworking

Depuis le début des années 1980, les acteurs dominants de l’économie ont élaboré, par une accumulation de décisions, un cadre leur permettant de réduire significativement le besoin en emplois salariés stables à plein temps (COE, 2014). Parallèlement, de nombreuses innovations gestionnaires ont accru l’efficacité du contrôle sur la subjectivité des individus au travail, particulièrement en instrumentalisant leur aspiration à l’autonomie et en rendant désirable la perspective de devenir autoentrepreneur (Bureau, Corsani, 2014). Enfin, les technologies numériques sont massivement utilisées à des fins professionnelles, leur maîtrise devenant indispensable pour la plupart des activités et permettant, dans le même temps, la généralisation des différentes formes de télétravail.

Sur cet arrière-fond, depuis le milieu des années 2000, et tout particulièrement après les crises qui se sont succédées à partir de l’été 2007 (financières, économiques, immobilières et de la dette des États), une prodigieuse efflorescence de discours et d’événements médiatiques contribue à asseoir l’idée que de nouvelles formes d’emploi et d’organisation du travail émergent, se diffusent « par le bas », selon une dynamique offrant aux entrepreneurs en herbe et aux chômeurs motivés l’espace et les ressources pour franchir un cap : faire financer leur projet, trouver un emploi, sortir de l’isolement. Il en va ainsi de la bulle communicationnelle (Moriset, 2014) autour des espaces de coworking (EC), encore appelés « tiers lieux de travail » (Boboc & al., 2014), réputés ouverts et libérés, où régnerait la passion pour son travail, l’absence de rapport hiérarchique et le partage des savoirs (Fabbri et Charue-Duboc, 2013). Ces atouts auraient également séduit les salariés des grandes entreprises, désireux de télétravailler non loin de chez eux.

Mais au-delà des discours assurant la promotion de ces structures, comment et par qui leur dénombrement est-il effectué ? Quelles catégories d’observateurs en fournissent une description ? Que sait-on sur leurs origines, leur fonctionnement, leurs évolutions ? S’agit-il d’un phénomène relativement homogène ? Comment l’émergence et la multiplication de ce type d’expérimentations s’articulent-elles avec les transformations socio-économiques contemporaines ? Pour apporter quelques éclairages, nous présentons, tout d’abord, la genèse et les caractéristiques de ce fait social, tout en discutant les représentations qui en sont généralement données. Dans un second temps, nous montrons qu’il peut être analysé comme un dispositif de la gouvernementalité gestionnaire.

Espaces de coworking et mutations du capitalisme

Il est devenu courant, en français, de parler de coworkers pour désigner les individus qui fréquentent les espaces de coworking. Mais en anglais, le terme de coworker désigne les collègues, les confrères, les coéquipiers. Pour plus de clarté, nous centrerons nos analyses sur les pratiques du coworking.

Selon la base documentaire Bielefeld Academic Search Engine, le terme coworking apparaît dans le titre de cent trente-huit références publiées entre 2000 et 2017, en anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, russe, italien, suédois, français, etc. Leurs auteurs s’inscrivent dans une large palette de disciplines (sciences de gestion, géographie, architecture, urbanisme, sciences de l’information et de la communication, sociologie, économie). Il peut s’agir de chercheurs, mais aussi de consultants et surtout d’acteurs du coworking. Ils ne visent pas toujours un intérêt de connaissance, mais, intentionnellement ou non, participent à la promotion du modèle de développement économique et d’organisation du travail qu’incarnent les EC.

Utilisant une méthodologie qualitative, le plus souvent dans plusieurs EC d’une même ville (Berlin, Milan, Austin, New York, Londres, Paris, etc.), ces études reprennent – sans trop de distance critique – le vocabulaire des acteurs du secteur : collaboration, interaction, partage, flexibilité, soutien social, liberté, etc. sont utilisés, sans discussion ni précision quant à leur contenu concret. Surtout, la principale source de données quantifiées, devenue, à force d’être citée, la référence, est elle-même une émanation des promoteurs du coworking : il s’agit du site de communication en ligne Deskmag.com. Ce qui souligne l’importance que prend, dans les sphères économiques et académiques, le fait social coworking et combien il est difficile d’en donner une vision indépendante des intérêts (commerciaux, industriels, politiques, réputationnels, etc.) portés par ses principaux acteurs.

Dans leur forme idéal-typique, les EC sont des lieux de travail partagés, utilisés par des autoentrepreneurs et des indépendants (freelancers), exerçant leur activité dans le domaine mal défini des industries culturelles et de la connaissance : informaticiens, (web)designers, (web)journalistes, marketeurs, producteurs de « contenus » audiovisuels, etc. Ces professionnels, placés côte-à-côte dans des open spaces, sont supposés fréquenter ces structures parce qu’ils y loueraient, à un coût raisonnable et dans une ambiance décontractée, l’accès à un environnement propice aux échanges informels avec leurs pairs – « partage d’informations », « reconnaissance » – et au montage de projets – « collaboration ».

Un consensus se dégage pour considérer que la forme contemporaine du coworking prend ses racines dans les expérimentations réalisées à partir de 2005 à San Francisco, à l’initiative de Brad Neuberg, un informaticien fondateur du San Francisco Coworking Space. Ces expérimentations incarneraient une « troisième façon de travailler », à mi-chemin entre la vie de bureau traditionnelle et l’isolement de l’entrepreneur indépendant. Le néologisme coworking, sans trait d’union, affirme précisément cette volonté de se distinguer du co-working, qui désigne les façons habituelles de travailler à plusieurs sur un projet. À partir de 2007-2008, les EC ont été ouverts dans un grand nombre de villes : le site Deskmag.com recense, en 2017, 13 800 EC à travers le monde, fréquentés par plus d’un million de personnes, contre 1 130 espaces en 2011, fréquentés alors par 43 000 personnes.

Comme le soulignent plusieurs chercheurs (Gandini, 2015 ; Moriset, 2017), l’accroissement spectaculaire du nombre d’EC est porté d’une part, par les pouvoirs publics qui encouragent la formation de « districts créatifs », notamment dans les friches industrielles ou dans les zones touchées par la crise immobilière, espérant ainsi enclencher une dynamique économique locale, et d’autre part, par les grands groupes industriels. En effet, dans la division contemporaine du travail entre firmes, les EC jouent un rôle d’intermédiation spécifique : a) en amont de la création de startups, ils rationalisent l’activité de réseautage ciblé entre microstructures (l’établissement de réseaux étant considéré comme indispensable au travail d’innovation) ; b) ils facilitent la rencontre entre coworkers et grandes firmes à la recherche de nouveaux services marchands et/ou de sous-traitants flexibles (Capdevilla, 2013). De plus, l’accroissement du nombre d’EC tient aux stratégies de développement des propriétaires de ces structures qui créent leurs propres filiales, organisent des rencontres internationales, effectuent un travail conséquent de promotion de leur produit, dans des environnements urbains caractérisés par un important accroissement du montant des loyers.

La population de coworkers est majoritairement composée d’hommes, âgés en moyenne de 34 ans, possédant les compétences de professions intellectuelles classiques (architectes, designers, etc.) et celles des « professionnels du numérique » (« community managers », producteurs de contenu des médias sociaux, consultants en marque, etc.). Joliment qualifiés de « créatifs » et se disant « passionnés », les travailleurs « indépendants », de par la précarité de leur statut et sous la pression concurrentielle, sont dans la nécessité d’entretenir perpétuellement des relations instrumentales, de gérer un capital social via leur réseau professionnel et d’élaborer des stratégies d’autopromotion. S’ils fréquent les EC, c’est avant tout pour s’adapter aux contraintes macro-économiques de la division du travail en régime néolibéral. Et si des micro-collectifs de professionnels se créent plus rapidement grâce à la fréquentation d’un même EC, leur émergence et leur dynamique s’expliquent avant tout par le savoir-faire des « animateurs » (« hosts »), ces nouveaux professionnels, eux-mêmes autoentrepreneurs ou employés précaires, constituant la véritable cheville ouvrière des relations sociales (Pierre et Buret, 2012 ; Cleach & al., 2015 ; Merkel, 2015).

L’idéal-type initial de l’EC a donné lieu à plusieurs variantes, soit en termes de localisation (coworking rural), soit en termes de diversification de la population (chômeurs à la recherche de conseils pour créer leur propre entreprise, salariés préférant télétravailler près de chez eux, travailleurs indépendants d’autres secteurs), soit en termes de finalité : certains grands groupes industriels introduisent des EC internes, soutenant qu’il s’agit là d’une forme d’organisation du travail favorisant l’innovation et rendant « agiles » les entreprises.

Les propriétaires doivent veiller à la viabilité de leurs structures, ce qui les amène à les transformer, soit en termes de statut (d’association à société anonyme), soit en termes de contenu (activités marchandes annexes), soit en les fusionnant avec d’autres entités (hackerspaces, fablabs, incubateurs, etc.).

Toutefois, les observations menées dans plusieurs EC (Cleach & al., 2015 ; Deruelle et Metzger, 2015 ; Merkel, 2015) nous laissent penser que la réalité est plus hétérogène : si l’on se base sur les cas observés, les télétravailleurs des grands groupes y sont très rares, et de ce fait peu impliqués dans les échanges ; quant aux autres catégories de coworkers, leur pratique du partage et de l’entraide se limite, le plus souvent, aux formes élémentaires de la sociabilité.

Aussi, pour éclairer ce fait social allons-nous examiner la pertinence des arguments avancés par leurs promoteurs. Ces structures permettent-elles aux individus qui les fréquentent de sortir de l’isolement ? Les coworkers pratiquent-ils la coopération avec les individus présents ? Organisent-ils leur activité et leur temps sans reproduire les dispositifs de gestion en vigueur dans les entreprises industrielles et commerciales ?

Les coworkers comme clients du marché de l’emploi ?

Ce n’est pas tant la nature de l’activité, le secteur, ni même la place dans la division du travail qui caractérise le coworker, mais le fait qu’il loue, pour des raisons professionnelles, un emplacement dans un EC. À ce titre, la première caractéristique des coworkers est qu’ils sont la cible d’opérations de marketing euphémisées : les responsables de ces structures leur vendent un service. Or, face au savoir-faire communicationnel des promoteurs du coworking, le chercheur n’est pas toujours en mesure de faire la différence entre le réel et le discours sur le réel (Fabbri, Charue-Duboc, 2013 ; Gandini, 2015). Il peut ainsi être tenté, surtout au début de son enquête, de reprendre à son compte les arguments avancés par les promoteurs de ces structures, à savoir que : a) les usagers/clients y trouvent des ressources relationnelles pour progresser dans le montage de projets ; b) le partage d’informations et l’entraide entre coworkers règnent dans ces espaces ; c) des salariés préfèrent y télétravailler pour sortir de leur isolement ; d) ces différentes spécificités prouvent le caractère innovant de ces structures.

Le risque de manquer de recul est d’autant plus grand qu’en pénétrant dans certains de ces espaces – dont l’architecture interne, savamment étudiée, fait penser à un intérieur décontracté, laissant s’exprimer la fantaisie et l’imagination – le nouveau venu est tenté de se croire dans un univers totalement débarrassé des rigidités et des contrôles, si typiques des organisations tayloriennes, des bureaucraties productivistes. L’emploi de termes empruntés au vocabulaire des médias numériques et du e-marketing accentue cette impression d’univers à la fois en phase avec son temps et raisonnablement contestataire.

Pratiquer le coworking permet-il de sortir de l’isolement ?

Pour examiner dans quelle mesure le coworker sort de son isolement, commençons par définir l’isolement. En nous appuyant sur les travaux d’Hannah Arendt (1972), nous considérons l’isolement professionnel comme le résultat d’un processus par lequel les individus, en fonction des transformations successives de leur environnement de travail, peuvent progressivement passer d’une configuration où s’isoler résulte d’un choix (par exemple, pour mieux se concentrer), à une situation subie d’isolement radical (Arendt parle de désolation). Dans ce cas, l’individu – même entouré de collègues – du fait des contraintes de l’organisation ou parce qu’il ne s’accorde pas avec eux sur le sens du travail, va exercer son activité sans se sentir appartenir aux collectifs environnants, sans demander de soutien. Cette attitude va, à son tour, renforcer la radicalité de son isolement.

Que peut alors apporter à des individus isolés (autoentrepreneurs, indépendants, chômeurs) la fréquentation d’un EC ? Ces espaces sont traversés par la tension entre deux aspirations : favoriser l’établissement de liens – supports potentiels à une sortie de l’isolement – et privilégier leur propre croissance, par la recherche de bénéfices économiques. Selon les priorités et les choix d’organisation effectués par les fondateurs, et selon les dynamiques mises en œuvre par les animateurs, certaines catégories de coworkers parviennent à sortir de l’isolement radical et s’inscrivent dans des micro-collectifs de professionnels.

Vont dans ce sens l’introduction et la mise en œuvre d’un ensemble de dispositifs de gestion, notamment : la présélection des coworkers (tous les candidats ne sont pas élus), le suivi de leur participation effective aux événements, l’aide à la mise en relation avec des personnes ressources. Ces techniques rodées peuvent parfois être mobilisées pour accélérer les rencontres susceptibles de déboucher sur des « innovations » rapidement commercialisables. Il faut également compter sur l’engagement des coworkers à donner de leur temps pour les projets de leurs colocataires et à partager certaines de leurs connaissances. Mais il faut surtout que les ressources possédées par les coworkers ne soient pas trop disparates, que l’écart de qualification entre eux ne soit pas trop grand.

A contrario – et quelle que soit la qualité des animateurs – les personnes peu qualifiées ou exclues des systèmes de production traditionnels, ainsi que celles réfractaires aux techniques d’animation en vigueur, ou encore celles éloignées de l’esprit hacker, sont incapables de sortir de leur isolement radical, du seul fait de devenir usager/client d’un EC. Par construction, la promesse de sortie de l’isolement est ainsi limitée à un sous-ensemble d’EC et à une sous-population très spécifique : les segments de marché les plus porteurs pour les promoteurs de ces dispositifs.

Mais si des coworkers sortent de l’isolement, coopèrent-ils pour autant entre eux ?

Coworkers et coopération : de quoi parle-t-on ?

Les responsables des espaces de coworking sont soumis à des contraintes rapidement changeantes : réduction des subventions publiques et privées, concurrence d’autres structures, etc. La recherche de modes de financement durables (augmenter les cotisations, vendre des prestations, rechercher de nouveaux sponsors, etc.) influe sur le mode de fonctionnement de ces structures, notamment, en modifiant la manière de « créer » de la coopération entre coworkers. C’est qu’en effet, la coopération entre individus aux capitaux variés, mais inscrits dans un même espace, n’a rien d’automatique, d’autant qu’ils ne sont pas liés par une obligation formelle aussi contraignante qu’un contrat (de travail ou commercial) et qu’ils peuvent s’avérer concurrents (sur le marché de l’innovation ou de l’emploi). Ce qui les conduit à vouloir travailler ensemble c’est qu’ils partagent (ou croient partager) des valeurs, des expériences, des projets communs. Cette conviction facilite l’émergence d’une microculture, spécifique de chaque EC, laquelle, en retour, renforce cette conviction.

En effet, issue de la croyance en une communauté de vue sur le sens du travail, la microculture s’ancre progressivement dans la pratique et agit sur plusieurs dimensions : a) symbolique, l’intercompréhension est facilitée par les codes sociaux mis en place par les animateurs (redondance des signes de décontraction, d’humour et de désordre contenu) ; b) sociabilité, le vivre ensemble et l’ajustement des comportements sont guidés par des affichettes distrayantes et des tableaux blancs qui précisent les droits et devoirs que les coworkers plus anciens et/ou les animateurs se chargent, le cas échéant, de faire appliquer ; et c) technologique, il est proposé aux coworkers, par des conférences et des exposés, d’apprendre succinctement à utiliser les équipements et à maîtriser certaines règles élémentaires du monde des affaires. Tous ces éléments constituent le premier support à des échanges, apparemment désintéressés, réalisés selon les codes de la décontraction ambiante. Dans un second temps, cette microculture devient une ressource pour que se développe une dynamique de coopération entre coworkers.

Le plus souvent, ces microcultures restent implicites, ne se révélant qu’en cas de litige : faible implication de coworkers aux activités collectives (y compris aux « événements » qui ont lieu en soirée, le week-end), bruit, manque de réciprocité dans les échanges, etc. Les animateurs jouent ici un rôle déterminant : chargés d’initier les nouveaux venus aux règles implicites de la microculture, ils veillent, ne serait-ce que par leur présence régulière, à en faire respecter l’application, tout en mobilisant certaines techniques de gestion des groupes, supposées faire advenir des dynamiques d’entraide et de coopération (mettre en relation un autoentrepreneur débutant et un expert-comptable fréquentant le même espace, par exemple, ou un designer web et un inventeur peu connu). Relativement polyvalents et bénéficiant d’une grande autonomie d’action, les animateurs incarnent, par leur parcours antérieur (jeunes diplômés à la recherche d’expériences valorisables, anciens cadres au chômage, militants de « l’économie collaborative »), l’une des composantes essentielles de ces microcultures : à savoir une aversion revendiquée pour les contraintes organisationnelles en général, doublée d’une passion affichée pour leur activité.

En somme, les relations de coopération procèdent d’un travail d’animation élaboré, tourné vers la professionnalisation des (auto)entrepreneurs. On peut ici noter toute l’ambivalence de certains coworkers : désireux d’échapper aux formes canoniques des organisations tayloriennes/fordiennes, ils sont à la recherche de connexions avec les financeurs et souhaitent maîtriser les dispositifs usuels de la gestion. Ils espèrent donc acquérir, lors de leur participation à un EC et grâce à des formes de coopération subtilement accompagnées, les ressources nécessaires au décollage de leurs projets, tout en préservant formellement leurs dispositions antihiérarchiques antérieures. Les EC sont ainsi des espaces d’expérimentation sociale, où les coworkers intériorisent des normes de comportement attendues par une partie des employeurs et des financeurs.

Des manières alternatives de travailler ?

Les promoteurs du coworking entendent répondre à des aspirations – supposées nouvelles et spontanées – à travailler autrement. On devrait donc pouvoir identifier, au sein des EC, l’élaboration de dispositifs de gestion alternatifs, soit sur un plan comptable – invention d’indicateurs, par exemple –, soit en termes d’organisation du travail et du temps de travail.

Or, si l’on peut parler de pratiques originales de gestion, c’est essentiellement à propos des fondateurs et des animateurs des EC étudiés : mobilisant une palette de techniques bien connues de marketing, d’animation et d’aménagement de l’espace, ils vendent un service consistant à créer un « cadre » ou un environnement propice au déblocage de certaines situations. Grâce à l’emploi subtil d’une gamme d’instruments classiques de gestion (sélection préalable des coworkers, entretien d’une microculture mêlant esprit d’entreprise et revendications a-hiérarchiques), les animateurs élaborent et entretiennent un entre soi favorable à l’établissement d’un climat de confiance.

Mais les pratiques des coworkers proprement dites ne paraissent guère relever de l’invention. Au contraire, leur principal souci est de s’insérer dans les différents marchés (de l’emploi, des biens et services) et, à cette fin, d’acquérir les savoirs, les savoir-faire (notamment gestionnaires, juridiques, technologiques) et les réseaux relationnels pertinents. Savoir réaliser un business plan, gérer un projet, collecter des fonds, organiser un « événement », utiliser les médias numériques à des fins commerciales, apprendre à réaliser des tâches distribuées au sein d’un projet multi-localisé, etc., toutes ces connaissances ne relèvent en rien de l’innovation.

Rien d’étonnant à ce que les pratiques durablement collaboratives entre coworkers restent rares, la plupart des clients/utilisateurs de ces structures ne dépassant pas le stade de collaborations ponctuelles, ne serait-ce que parce que le succès de leur projet les conduit à quitter l’EC et à s’établir dans leurs propres locaux (partir est un signe de réussite). Sous cet angle, si les dynamiques spécifiques à ces structures favorisent le partage et l’échange de savoirs, ce peut être aussi dans un sens instrumental : la convivialité – créée et entretenue par la mise en œuvre attentive d’un protocole savamment réfléchi – agit comme une contrainte subtile à produire ensemble, par petites unités potentiellement en compétition.

Ainsi, avec le coworking, l’innovation réside dans la manière de rationaliser la production de confiance, elle-même support aux relations sociales à visée économique. C’est en cela que les EC constituent des dispositifs qui peuvent être mis au service de la gouvernementalité gestionnaire (Metzger, 2016) : pour assurer un fonctionnement toujours plus conforme au modèle de la concurrence pure et non faussée, la production de la confiance entre agents économiques doit être facilitée accélérée, grâce aux animateurs de structures expérimentales, peu coûteuses et éphémères. Dans ces laboratoires, peuvent être testées, avant d’être éventuellement généralisées, des combinaisons variées de procédés connus mais généralement incompatibles (promiscuité et confidentialité, compétition et entraide, décontraction et optimisation des ressources, etc.).

Conclusion

Dorénavant, les individus tentés d’expérimenter une carrière d’autoentrepreneur, de sortir de l’isolement professionnel ou, plus généralement, de travailler « autrement », peuvent compter sur des dispositifs peu coûteux : les espaces de coworking. Ceux-ci prennent des formes variées, selon les personnes ou les collectifs qui sont à l’origine de leur création, selon le modèle économique qu’ils adoptent et selon l’environnement institutionnel dans lequel ils s’inscrivent. Mais quels que soient ces facteurs, les EC sont pris dans une véritable tension. D’un côté, l’émergence des espaces de coworking et le statut de coworker constituent les éléments d’un modèle économique alternatif qui permet aux individus d’accroître leur pouvoir d’agir et d’exprimer leur créativité. Toutefois, tous les postulants au statut de coworker ne sont pas nécessairement « éligibles » : il faut, pour y accéder et en tirer parti, être en affinité avec le rôle d’autoentrepreneur, posséder un niveau de qualification adapté, se sentir à l’aise dans un open space, apprécier les techniques d’animation, le vocabulaire « fashion », etc. Sous cet autre angle, le fait social coworking s’apparente aussi à un dispositif de la gouvernementalité gestionnaire, accompagnant la déstabilisation des institutions du salariat. Aussi le fonctionnement observable de chaque espace de coworking est-il la résultante, variable dans le temps, des tensions entre ces deux pôles.

 

Jean-Luc Metzger

Bibliographie

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Capdevilla, I. (2013) ‘Knowledge dynamics in localized communities: Coworking spaces as microclusters’, [http://ssrn.com/abstract=2414121].

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Gandini, A. (2015) ‘The rise of coworking spaces: a litterature review’, Ephemera: theory & politics in organization, 15(1): 193-205.

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