Division sexuelle du travail dans l’entreprise familiale

L’entreprise familiale a pour particularité d’avoir des frontières qui se superposent ou se croisent avec celles de la cellule familiale. Elle est une unité économique, propriété d’un ou plusieurs membres de la famille, et au sein de laquelle un ou plusieurs membres de la famille travaillent. Ces entreprises sont souvent également des lieux de vie en commun, ou, pour parler comme les anthropologues, des « maisonnées », dans le cadre de la ferme, de l’arrière-boutique ou de l’atelier. L’entreprise familiale ne désigne ainsi pas dans cette notice la PME ou la grande entreprise qui mobilise le travail de dizaines voire centaines de salarié.e.s, mais reste propriété d’un réseau familial. La famille, ici approchée comme une unité économique, est aussi communément considérée comme un fondement de la vie sociale. Elle se trouve à ce titre l’objet de régulations politiques que leur inspiration soit culturelle, religieuse, démocratique ou autre.

Dans le contexte de l’entreprise familiale, les régulations du travail sont aux prises avec une pluralité de normes. Les normes internes que sont les normes familiales doivent alors interagir avec des régulations extérieures comme les régulations professionnelles, de marché, voire conventionnelles ou publiques. Cet entrelacs normatif, mais surtout, la tension au sein de l’entreprise familiale entre registre privé, voire intime, et registre public, favorise la persistance d’une incertitude sur la reconnaissance du travail, notamment des membres de la famille. Leur rémunération, qualification, conditions d’emploi sont dans bien des cas exemplaires des mécanismes de la zone grise de l’emploi – notamment de ceux qui portent sur la non cohérence entre des normes locales (ici, de la famille) et les normes instituées. Dans le contexte de l’entreprise familiale se déploie une incertitude spécialement forte quant à la nature même du travail des femmes. Entre prolongement du travail domestique naturalisé comme féminin et travail professionnel au service de l’entreprise, le travail des femmes a été aux prises avec un long processus social et politique de reconnaissance qui n’a abouti, dans le cas français, qu’au cours des années 1980.

La zone grise spécifique que représente le travail des femmes dans l’entreprise familiale s’inscrit dans le contexte de la division sexuelle du travail (→ Nouvelle division sexuelle du travail). Phénomène transversal dans les sociétés, cette division du travail est plus largement une grille de lecture efficace des rapports de pouvoir dans le travail, comme dans la sphère familiale. Danièle Kergoat a montré à quel point la division des sexes structure, aussi dans le monde ouvrier, la division des tâches, et des rôles, et plus précisément, des positions hiérarchiques et fonctionnelles au sein de toute unité productive (Kergoat, 1986). Cette grammaire genrée, parfois explicite, parfois totalement tue, voire dissimulée, de l’organisation et de l’allocation du travail possède des fondements anciens, souvent pensés – de façon abusive – comme universels. Ainsi, l’opposition mise en lumière par Karl Marx entre travail de production et travail de reproduction, non seulement de la force de travail des individus mais encore de la société elle-même par le maintien des conditions de vie et par la procréation (Lefebvre, 1971 : 4) est caractéristique d’un moment historique particulier et fait avant tout sens si on la comprend comme une opposition genrée. Aux hommes reviennent les activités productives de travail qui se déploient sur le marché, aux femmes, les activités de travail domestique, qui ne sont pas intégrées dans les calculs économiques et demeurent largement invisibles. Construites historiquement, ces assignations ont fait l’objet d’une naturalisation accentuée et ont donné lieu à de multiples usages politiques (Dorlin, 2005).

La lecture par le genre sert ainsi de révélateur des rapports de pouvoir qui se nouent dans la répartition du travail. En effet, non seulement la division sexuelle du travail est fondée sur un « principe de séparation » au titre duquel les hommes et les femmes ne font pas le même travail, mais aussi sur un « principe hiérarchique » statuant qu’ « un travail d’homme ‘vaut’ plus qu’un travail de femme » (Kergoat, 2010 : 64). Cette hiérarchie des valeurs est notamment due au fait que les hommes sont censés devoir acquérir leurs qualifications par des processus formatifs finalisés, alors que les femmes sont élevées dans le contexte intime des familles aux vertus qui leur sont « naturelles » que ça soit le dévouement, la patience, l’humanité (ibid., 66) et qui sont cruciales dans l’accomplissement du travail domestique.

L’univers du travail comme celui des relations familiales accordent une place déterminante aux identités de sexe pour penser et déterminer la position et la fonction des individus. L’entreprise familiale réunit des hommes et des femmes qui sont positionnés dans l’ordre familial comme époux et épouses, mais aussi comme fils et filles, voire à travers des lignages sur plusieurs générations ou qui intègrent également des liens plus horizontaux, de cousinage, voire d’alliances matrimoniales. Les enjeux de pouvoir au sein des familles, entre les sexes, mais aussi entre générations, dans les fratries et les familles élargies portent alors non seulement sur l’organisation du travail dans l’entreprise, mais aussi sur la préservation du capital, le plus souvent, au sein d’un lignage. Les anthropologues comparatistes l’ont montré depuis des années à partir de contextes africains, asiatiques, mais aussi européens (Goody, 1976). En fonction des époques et des cultures, la définition même de la famille susceptible d’être impliquée dans l’entreprise est variable. De la « famille nucléaire » constituée autour du couple parental et d’enfants qui, dès l’adolescence ou le plus jeune âge adulte, quittent le domicile familial, à des formes pluri-générationnelles de familles co-habitantes, « communautaires » ou « autoritaires », le nombre des personnes impliquées dans les entreprises familiales, mais surtout la nature des relations entre ces personnes sont également différenciées.

La division du travail entre les sexes est organisée à travers un travail de catégorisation du travail des uns, des unes et des autres, cela en lien avec trois espaces sociaux différenciés, mais en tension entre eux : l’espace du débat public au sein duquel se confrontent idées, valeurs, systèmes de pensées ; l’espace institutionnel qui à la fois organise la compétition pour l’hégémonie (de façon démocratique ou non) entre des forces sociales et politiques mais fixe également les normes qui se sont imposées dans des textes légaux, réglementaires ou coutumiers ; enfin à l’échelle des pratiques individuelles et microsociales, se jouent les tensions et la division opérationnelle du travail au sein des familles ou des collectifs « de terrain ». A ce dernier stade, celui d’une entreprise familiale par exemple, se nouent des arbitrages entre différents modèles de rapports sociaux ou encore s’inventent des formes qui forgent les modes de vie telle qu’elle est vécue par les individus. Une lecture diachronique de la transformation de la division sexuelle du travail dans le contexte de l’entreprise familiale, surtout à partir du cas français, permet de rendre compte des mécanismes de catégorisation du travail, dans ces espaces sociaux identifiés.

Jusqu’au milieu du 20e siècle : une logique de division sexuelle du travail fixée dans la statistique publique

Sous l’Ancien régime, pour les hommes comme pour les femmes, les positions sociales des individus résultaient d’une myriade de situations quant à des structures sociales diverses et à des allégeances interpersonnelles complexes. Au moment de la Révolution française, les relations entre les sexes prennent un tour nouveau et la condition des femmes dans le monde politique, à l’échelle de la famille, mais aussi dans la sphère économique et sociale, se durcit sur la base de régulations renouvelées. La marche de la statistique du travail vient de ce point de vue marquer la non reconnaissance du travail des femmes dans l’entreprise familiale.

Au plan politique d’abord, l’abolition de la monarchie absolue a rompu l’homologie entre la forme traditionnelle et patriarcale du pouvoir dans le contexte de l’État et celle qui s’exerce dans le cadre du foyer. Pour Geneviève Fraisse, les représentations politiques dominantes qui pensaient une forte continuité entre le monde politique et celui des foyers se repositionnent pour imposer une séparation entre ces deux sphères (Fraisse, 2001). Cette division est sexuée. Aux hommes revient le monde du politique, et plus largement, de l’indépendance, et aux femmes, celui de la vie domestique. Le non accès des femmes au droit de vote, explicitement décidé au moment de la Révolution, a été justifié par la volonté de maintenir l’unité de la famille en n’autorisant qu’un seul adulte à voter au nom de la cellule familiale dont il est le représentant (Verjus, 2010). Le pouvoir de l’homme est ainsi préservé au sein de la famille et le patriarcat déchu, dans sa forme archaïque, dans la sphère politique est sauvegardé à l’échelle familiale. Les relations de pouvoir dans la famille sont d’ailleurs codifiées selon ce principe de la domination masculine. Les femmes sont soumises par le Code civil de 1804 à un statut de minorité, ensuite décliné de façon implacable dans le droit du travail (Junter, 2014), et plus largement, dans l’ordre social et économique (Daune-Richard, 2004 : 69). Les femmes ne peuvent notamment ni disposer de leurs revenus, ni conclure de contrat, ni s’engager dans une activité professionnelle sans l’accord de leur mari. Enfin, et cette disposition concerne directement la situation des conjoints d’indépendants, le principe de l’entraide dans le couple, ancré à l’article 214 du Code Napoléon de 1803, règle la question des rapports de pouvoir dans le couple selon des modalités qui s’appliquent également à l’entreprise familiale : « Si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives. Si l’un des époux ne remplit pas ses obligations, il peut y être contraint par l’autre dans les formes prévues au code de procédure civile ». Cet article sert pendant des décennies de fondement à la non reconnaissance du travail des femmes accompli dans le contexte de l’entreprise familiale. Là où règne le devoir d’assistance mutuelle ne saurait exister un travail classique, c’est-à-dire qui ouvrirait à reconnaissance et à rémunération.

De façon plus précise, le monde du travail voit lui aussi se répliquer une logique de division sexuée des espaces. Sous l’Ancien régime, les positions de dépendance et d’indépendance, de domesticité et de servilité étaient partagées par les deux sexes. En revanche, la Révolution valorise fortement l’indépendance des activités économiques qui marque la rupture avec les guildes et autres corporations d’Ancien régime. Cette étape de la marchandisation de la société est une marchandisation masculine. En revanche, les emplois de domesticité, compris comme des survivances des formes serviles, restent considérés dès la période révolutionnaire et du Concordat et pour des décennies, comme « dépendants » des professions dûment répertoriées. L’assignation politique des femmes à la sphère domestique ainsi que le caractère non matériel et non marchandisé des activités domestiques renforcent la logique de non reconnaissance de ce travail féminin, et porte le soupçon de la dévalorisation sur l’ensemble du travail réalisé par les femmes.

Les premiers relevés statistiques du travail marquent cette catégorisation négative du travail des femmes dès le début du 19e siècle. Ces statistiques sont fondées sur l’entreprise, presque systématiquement des entreprises familiales à l’époque. Ce type de classement suppose que l’ensemble des personnes qui tirent leur revenu de l’entreprise sont assimilées à son activité (boulangers par exemple), mais ne sont pas différenciés en raison de leur position dans l’entreprise. Apprentis, employés, membres de la famille collaborateurs à l’entreprise, hommes ou femmes ne sont ainsi pas distingués de façon spécifique (Chélini, 2011). Lorsque pour la première fois en 1851, chaque individu est identifié en fonction d’une position sociale spécifique dans l’entreprise, comme « maître », « ouvrier » ou encore « commis » par exemple (Topalov, 1999 : 448), la situation des femmes reste peu caractérisée. Sans déclaration explicite d’une autre activité professionnelle, les plus de 14 ans, femmes ou autres membres de la famille de l’entrepreneur – y compris les personnes de sexe masculin – sont considérées comme « aides familiales ». Pour pouvoir, le cas échéant être prise en compte, l’activité propre des femmes doit être clairement distincte de celle de leur mari. Elle ne peut ainsi pas s’inscrire dans le contexte de l’entreprise familiale. Outre la déclaration explicite de l’exercice d’une profession autonome par les conjointes d’indépendants leur permettant une clarification par rapport au statut particulièrement fluctuant d’aide familiale (Amossé, 2004 : 33), la statistique publique s’efforce de faire le départ entre les activités domestiques, non marchandes, et les activités participant d’une valeur marchande. Le facteur de la rémunération joue un rôle essentiel pour discriminer des situations les unes par rapport aux autres (Topalov, 1999 : 452). Sylvie Schweitzer estime que pour un décompte effectif de 1,4 millions de patrons hommes dans l’artisanat et le commerce, seules 460 000 femmes sont reconnues comme patronnes ou au moins comme actives dans l’entreprise familiale en 1891 (Schweitzer, 2002 : 79). La logique de séparation entre tâches domestiques et marchandes sera réalisée en France de façon plus systématique à partir de 1896 alors que les états de « femmes mariées ; ménagère faisant exclusivement son ménage, mineur (personne de moins de 21 ans), enfant » sont exclus de la statistique professionnelle. En 1906, la première statistique « moderne » du travail assimile cependant la plupart des conjointes d’entreprises familiales, surtout de l’agriculture, mais aussi en partie dans l’artisanat et le commerce, au statut de leurs maris. La catégorie de « chef d’établissement » leur est attribuée. À partir des années 1950, intervient un revirement brutal et l’exclusion des femmes de la reconnaissance du travail dans l’entreprise familial devient systématique à travers la logique des Catégories socio-professionnelles (CSP). Cette logique stipule qu’une activité exercée dans le cadre d’une entreprise artisanale, si elle est identique à celle de l’entreprise – un aide familial électricien dans une entreprise d’électricité par exemple – donne lieu à une classification des individus dans les catégories de la profession artisanale de l’entreprise, donc, dans la plupart des cas, celle du mari. En revanche, une activité annexe de secrétariat, de soutien commercial, ou de livraison, dans une entreprise artisanale occasionne un classement dans la CSP d’aide familiale (Desrosières et al., 1983 : 78). Ainsi, le rapport de déclassement des aides familiales par rapport à l’activité principale de l’entreprise fonctionne de façon quasi systématique pour les femmes – conjointes, mais aussi filles – qui y exercent des fonctions jugées annexes de l’activité artisanale, tandis que les enfants de sexe masculin accomplissant des travaux qui correspondent à l’activité principale de l’entreprise bénéficient d’une reconnaissance de leur travail qui les associe à la profession de l’entreprise. Ce clivage sexué aboutit à un déclassement clairement différencié des femmes. Il fonctionne cependant de façon moins systématique dans le commerce car les femmes peuvent y être plus facilement rattachées à l’activité principale de l’entreprise.

Au final, le travail des femmes dans l’entreprise familiale n’est presque jamais reconnu par la catégorisation réalisée par la statistique publique, en France, jusqu’au milieu du 20e siècle. Alors que dans les faits elles exercent une grande diversité d’activités, à caractère professionnel dans l’entreprise familiale, qui vont du travail aux champs au travail commercial, en passant par la livraison, l’administration, etc. La réalité professionnelle de ces activités se trouve niée et les femmes doivent choisir entre deux Catégories socio-professionnelles au titre de la classification de 1954 : « aides familiales » ou « sans profession ».

À partir des années 1960 : une longue marche vers la reconnaissance du travail des femmes dans l’entreprise familiale

La non reconnaissance du travail des femmes dans le contexte de l’entreprise familiale pose des problèmes concrets de protection sociale qui deviennent plus visibles après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la salarisation des femmes progresse, que les indépendants sont, bien malgré eux, progressivement intégrés à la protection sociale, et que la transformation des formes familiales, et notamment les divorces, se diffusent dans la société. Ces transformations contextuelles et des formes familiales interagissent avec l’évolution des débats publics et des mobilisations sociales, pour aboutir à une remise en cause des logiques de catégorisation du travail des femmes dans les entreprises familiales. Cependant, alors qu’à la période précédente, la statistique publique consacre l’éviction des femmes, dans les années 1960, des mouvements sociaux portent une revendication de catégorisation en forme de reconnaissance.

Au plan politique, l’entreprise familiale a longtemps été perçue comme la pierre angulaire de la démocratie libérale, particulièrement en France où cette situation perdure jusqu’à la fin de la IIIe République. Les forces politiques dominantes du régime (des démocrates-chrétiens, aux libéraux, voire aux radicaux) positionnent l’entreprise familiale, incarnée dans l’artisanat, le commerce, l’agriculture, au cœur des politiques conservatrices du pays. L’entreprise familiale, rétive à toute régulation, parvient à échapper à l’impôt jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au prix de mobilisations sociales parfois violentes (Zalc, 2012 : 61). Après-guerre, les contrôles fiscaux se multiplient, le monde de l’entreprise familiale se résout à payer l’impôt mais il résiste fortement à s’acquitter des contributions sociales et, donc, à l’intégration dans le système de protection sociale. Le poujadisme des années 1950, puis le mouvement Cid-Unati fondé par Gérard Nicoud à la fin des années 1960 orchestrent cette opposition. Les tensions sont attisées par le recul massif et subit de l’espace socio-économique de l’artisanat et du petit commerce. Le nombre des indépendants chute en France de plus de 6,6 millions en 1954 à moins de 2,4 en 1968 (Maruani, Meron, 2012 : 52). Cet effondrement brutal inclut certes le fort recul du monde agricole, mais il renvoie également à une profonde transformation de l’artisanat et du commerce de détail.

Du côté de l’évolution de la famille, le mouvement de rééquilibrage des rapports entre les sexes se fait de façon progressive d’abord par des réformes sporadiques du droit matrimonial. Par exemple, celle du 13 juillet 1965 octroie aux femmes le droit d’administration et de gestion de l’ensemble de leurs biens (Colomer, 1966), et pas comme cela était le cas depuis la réforme du droit matrimonial de 1907, seulement du revenu de leur travail. Simultanément, des revendications sociales transforment la place des femmes dans la famille. Les mouvements sociaux de la fin des années 1960 remettent en cause les liens qui ancraient les femmes dans l’univers familial, donc, dans le cadre domestique, essentiellement privé lui aussi. Les thématisations publiques de toute une série d’enjeux directement liés à la vie intime des femmes, des couples, des familles – l’avortement, le viol, la vie maritale, la contraception, etc. – participent à « déprivatiser » la place ancrée dans la famille et le domestique et à penser son rôle et son statut directement dans la société (Fraisse, 2000 : 188).

Pour ce qui concerne le statut des femmes dans l’entreprise familiale, l’après-guerre ne va cependant pas d’abord dans le sens d’un rapprochement des statuts des sexes. La réforme de 1954 des CSP précipite près d’un million de femmes du statut de « chef d’établissement » à celui de « sans profession » (Maruani, Meron, 2012 : 44). Cependant, sous la IVe République et au début de la Ve, l’entreprise familiale s’est trouvée dans une position tendue face au processus de salarisation, à la perte de sa centralité politique et face à la polarisation de ses identifications politiques entre le monde ouvrier, la bourgeoisie, le monde du travail, celui du capital, etc. La marginalisation politique, sociale et économique de l’indépendance, la montée de l’intervention publique sur la norme d’emploi standard qu’est le salariat, l’incorporation progressive de droits sociaux sont autant d’évolutions qui ont déstabilisé les régulations encore fortement empreintes de normes privées au sein des entreprises familiales. Dès les années 1960, et de façon bien plus forte à partir de 1970, les différences de traitement des travailleurs et notamment des travailleuses entre secteurs d’activité sont devenues intolérables. L’ampleur et la rapidité des mobilisations des associations représentant les femmes conjointes d’indépendant, travailleuses des entreprises familiales, au milieu des années 1970, en sont le signe.

En France, la mobilisation des femmes d’artisans, puis de commerçants a été centrée sur l’enjeu de la reconnaissance du travail des femmes dans l’entreprise familiale. Ces mobilisations se sont notamment enracinées à partir des terrains des Chambres des métiers dont certaines ont commencé à proposer au tournant des années 1960 et 1970 des formations, notamment de gestion, comptabilité, administration, etc., spécifiquement destinées aux femmes, en tant que collaboratrices des entreprises familiales. Ces formations qui justement visaient la professionnalité des femmes ont contribué à rendre visible l’incohérence de leurs statuts « d’aide familiale » ou de « sans profession ». Les mouvements de femmes conjointes de chefs d’entreprise familiale se sont structurés en deux réseaux nationaux (ADEAC et ACTIF) et ont pris une forme plus politique, au sens où ils ont formulé des agendas clairs, à partir du milieu des années 1970. Les deux réseaux fondés sur une base régionale véhiculent des revendications spécifiques.  

Le premier de ces mouvements a été l’ADEAC (Association des épouses d’artisans et commerçants). Il a axé ses revendications sur un grand nombre d’enjeux comme la « possibilité d’une dissociation du patrimoine familial de celui de l’entreprise individuelle, […] la simplification de la coopération conjugale par des mesures telles que la présomption de mandat, […] la reconnaissance de leur travail par l’attribution à l’épouse collaboratrice d’allocations de maternité […] et d’indemnités de remplacement, sans négliger toutefois la question du droit à la retraite qui revêtit ensuite une importance croissante » (Zarca, 1993 : 94). Ce mouvement a bénéficié du soutien initial du CID-UNATI, sans rester captif de son agenda et de ses modes d’action radicaux. Le positionnement de l’ADEAC était d’ailleurs centré sur la défense de l’entreprise familiale. Ses revendications visaient à l’obtention d’accommodements permettant aux femmes de mieux servir l’entreprise familiale, en reconnaissant pleinement leur travail et leurs droits sociaux, mais sans chercher à remettre en cause les relations de pouvoir en son sein ni à augmenter les contributions sociales pour les entreprises.

Une seconde association de défense des droits des femmes dans l’entreprise familiale a été fondée à l’initiative d’un groupe de femmes réunies autour de la Chambre des métiers d’Avignon (ibid., 95) et a donné naissance en 1975 à l’ACTIF (Association des Conjoints de Travailleurs Indépendants de France). Cette association a concentré ses revendications sur la thématique des droits sociaux non dérivés jusqu’à renvoyer à « une lutte de sexe » (ibid., 96) susceptible de provoquer des tensions au sein même du couple. L’ACTIF a privilégié dans son organisation l’indépendance radicale vis-à-vis de toute organisation masculine. Dans cette seconde association, la composante féministe des revendications primait sur l’agenda de défense de l’entreprise familiale.

Les mobilisations portées par ces deux organisations ont connu un grand succès : les adhérentes ont été nombreuses, des associations départementales ont été fondées à travers tout le pays, les réunions et actions ont été fournies et bien organisées et leurs représentants étaient reçus au plus niveau de l’État. Les deux associations se rejoignent cependant sur un affichage pratiquement antiféministe, mais qui insiste sur la diversité et le poids des tâches accomplies spécialement par les femmes dans l’entreprise familiale.

Ces mobilisations sociales sont relayées par un processus d’institutionnalisation d’un statut pour les conjoints d’indépendants, entamé par un rapport officiel confié à la Cour des comptes, le « rapport Claudé » de 1976. Ce rapport, qui a donné lieu à une enquête auprès des professionnels et représentants du secteur, formule les problèmes des conjointes d’indépendants : double journée des femmes, absence de toute reconnaissance, grande fragilité face à la survenue de risques sociaux comme la maladie, le décès du conjoint, ou encore le divorce, ou face à la survenue de risques économiques comme la faillite de l’entreprise. Ce rapport examine également diverses possibilités de réformes tant sur le plan du droit ou des formes de gestion de l’entreprise familiale, que de la reconnaissance du travail des femmes ou encore de leur protection sociale.

Les majorités conservatrices des années 1970 ne débouchent pas en raison notamment du clivage des organisations du monde de l’artisanat et du commerce, entre l’hostilité farouche à toute augmentation des contributions sociales pour les entreprises individuelles et l’ouverture d’un statut et de protections sociales pour les épouses de travailleurs indépendants. Sous la présidence de François Mitterrand, le processus de reconnaissance du travail des femmes est repris par la rédaction d’un rapport parlementaire par la députée socialiste Odile Sicard rendu en avril 1982 et qui a donné lieu à l’audition de l’ensemble des groupes d’intérêt du milieu, dont les bureaux des associations de conjoints (ACTIF et ADEAC).

Le texte de loi ouvrant aux conjoints d’indépendants la possibilité de choisir entre trois statuts est adopté à l’unanimité de l’Assemblée Nationale le 13 juillet 1982. Le premier est celui de conjoint-collaborateur : sur enregistrement au registre du commerce ou au répertoire des métiers, tout conjoint qui n’exerce pas d’autre activité professionnelle bénéficie d’une reconnaissance de son activité et peut agir pour des démarches simples au nom de l’entreprise. Ce statut permet le partage des cotisations d’assurance-vieillesse avec le chef d’entreprise et ouvre l’accès à l’assurance maternité. Le deuxième statut, celui de conjoint salarié, permet à tout conjoint de rejoindre l’entreprise par le biais d’un contrat de travail classique, ce qui suppose l’existence d’une relation de subordination dans le cadre du couple, mais aussi le paiement des cotisations aux assurances sociales ou encore l’application du droit du travail. Enfin, le dernier statut de conjoint-associé fixe des droits et attributions équivalents entre les deux époux au sein de l’entreprise familiale. Cependant, dans les années qui suivent l’introduction de la loi, les déclarations de statut (pas obligatoire jusqu’en 2005) sont peu nombreuses, marquant ainsi une forme de résistance à cette mise en statut de la part des acteurs (ou de leurs conjoints) (Martini, 2014 : 264). Cependant, alors qu’une loi de 1939 a reconnu l’existence d’un « contrat de travail à salaire différé » au bénéfice des enfants – de fait, le plus souvent, les fils – exerçant le métier au cœur de l’entreprise familiale et qui doit leur être octroyé au moment de la succession, les conjointes se voient reconnaître un tel mécanisme par une loi de 1989 qui vient parachever la reconnaissance du travail des femmes au sein de l’entreprise familiale (Weber, 2003).

Au-delà de la marche concrète de la reconnaissance du travail des femmes dans les entreprises familiales, les trois statuts ouverts par la législation de 1982 sont exemplaires du repositionnement du rapport entre les sexes, dans un cadre, l’entreprise familiale, qui reste pensé comme une intersection entre des ordres sociaux différents. En premier lieu, le statut du conjoint-collaborateur valorise surtout la dimension de l’entreprise. Le conjoint, de fait la conjointe, agit au nom de l’entreprise, de son mari, dans le contexte et au bénéfice de l’entreprise familiale. En deuxième lieu, le statut de conjoint-salarié conçoit l’entreprise familiale avant tout comme un lieu de travail et l’ouvre alors vers l’ensemble des régulations externes à l’entreprise qui sont celles du salariat. Enfin, en troisième lieu, le statut de conjoint-associé s’ancre avant tout dans l’univers de la famille, voire même du couple. Le modèle cependant diffusé dans ce contexte est celui de l’égalité entre les sexes. Sans doute le caractère ouvert et réaliste quant à la complexité de l’entreprise familiale et de la diversité des cadres normatifs qui coexistent en son sein, explique l’unanimité dont elle a bénéficié dans une période historique cependant marquée par la prégnance des clivages politiques voire idéologiques.

 

Olivier Giraud

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