Indicateur

La notion scientifique d’« indicateur » trouve son origine dans l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique d’Antoine-Augustin Cournot (1851), où elle désigne un instrument de mesure des variations de température. Bien que le philosophe et mathématicien ait été aussi un des premiers penseurs à formaliser les mécanismes économiques, l’utilisation du terme en matière économique et sociale ne s’est développée que bien plus tard : dans la seconde moitié du siècle suivant, principalement à partir des années 1960 et 1970, il prend le sens d’une statistique renseignant sur l’état ou l’évolution d’un phénomène socio-économique. Originellement, les indicateurs n’avaient pas une acception quantitative. Ainsi, à la fin du 18e siècle, le terme désigne une brochure donnant des renseignements – l’indicateur des chemins de cher fournit par exemple les horaires de train – un sens conservé tout au long du 19e et premier 20e siècle.

Comme notion, les indicateurs entretiennent un lien paradoxal avec la statistique, tout particulièrement dans le domaine du travail et de l’emploi : ils se situent à contre-temps par rapport à cette réalité qu’ils désignent. Alors qu’au 19e siècle la statistique naissante – qui s’appuyait sur ce que l’on appelle aujourd’hui des indicateurs – a accompagné en France l’émergence politique et juridique de la société industrielle (Desrosières, 1993), le terme d’indicateur ne s’est imposé dans ce sens qu’il y a une cinquantaine d’années. Et c’est à cette période qu’a commencé à s’éroder la société salariale des Trente Glorieuses, alors représentée de façon emblématique par le système des indicateurs comptables. Accompagnant l’émergence de zones grises de l’emploi, une multitude d’indicateurs ont alors été créés, sans plan d’ensemble, afin de rendre compte d’une économie et d’une société perçues comme de moins en moins structurées. Dans un dernier balancement historique, deux nouvelles acceptions se sont développées, dans des directions opposées : les indicateurs de gestion et de performance du néo-libéralisme quantifié (Desrosières, 2014) et les indicateurs alternatifs de richesse promus dans une perspective critique (Gadrey, Jany-Catrice, 2016).

Comprendre le rôle que jouent les indicateurs dans le processus de déploiement des zones grises de l’emploi suppose de mettre de l’ordre de cette polysémie fluctuante et foisonnante. Pour cela, nous revenons en premier lieu sur la pré-histoire de la notion, c’est-à-dire sur la construction des statistiques du travail et de l’emploi au 19e siècle. Comme le rappelle Alain Desrosières, même quand ils sont utilisés dans un sens statistique, les indicateurs sont des énoncés sur la société avant d’être des nombres : leur genèse doit d’abord être celle des « objets jugés sociaux, c’est-à-dire susceptibles d’être pensés et mesurés » (Desrosières, 2008 : 193).

Des premières statistiques du travail et de l’emploi aux indicateurs économiques et sociaux

Au début du 19e siècle, les premières Recherches d’économie politique et de statistique, établies par les préfets, décrivent à un échelon local la situation des unités de production des principaux secteurs d’activité que sont les mines ou le textile. Le travail des ouvriers y est examiné sous l’angle de leurs conditions de vie, afin que celles-ci ne puissent brider l’activité économique. En 1840, Louis-René Villermé publie son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, une étude caractéristique des inquiétudes que font naître les débuts de la société industrielle, et en particulier la paupérisation de la main d’œuvre ouvrière. Dans ces publications, les tableaux statistiques sont nombreux : ils portent sur les salaires moyens et les effectifs employés ; ils décrivent aussi la population des bassins d’emploi à partir des fichiers d’état-civil, le prix des aliments, les dépenses d’habillement ou de logement, etc. Les données publiées sont notamment issues du bureau de la Statistique générale de la France (SGF), l’ancêtre de l’Insee créé entre 1833 et 1840.

Dans un siècle initialement marqué par un fort libéralisme économique et politique, on assiste progressivement à l’émergence, armée par les statistiques, du droit social. Face au renforcement de la subordination et de la dépendance économique, se développent des outils juridiques visant à protéger les salariés et des institutions chargées de veiller à leur santé : depuis la loi de 1841 sur le travail des enfants jusqu’à celle de 1898 sur les accidents du travail (Olzak, 2011). Les statistiques jouent un rôle central dans ce mouvement, du fait de leur caractère public : auparavant tenues secrètes, telles un « miroir du prince », elles deviennent un « miroir de la société » (Desrosières, 1993), permettant la mobilisation pour faire reconnaître les droits des travailleurs. Utilisant les données recueillies par la nouvelle administration du travail – la SGF est intégrée à l’Office du travail créé en 1891 –, notamment sur les accidents de travail et la mortalité des travailleurs, les statistiques mettent en évidence les méfaits du labeur. Elles contribuent à la mise en place des nouvelles lois visant à les protéger et à élaborer les premières assurances sociales.

Dans la première moitié du 20e siècle, on assiste à un mouvement d’étatisation de la statistique du travail. La création en janvier 1931 d’une enquête mensuelle nationale sur l’emploi témoigne d’une homogénéisation des catégories et des dispositifs de collecte. Elle contribue à faire du chômage une réalité nationale, et non plus seulement un ensemble de données locales et hétérogènes. Ce mouvement culminera avec le régime de Vichy puis dans l’immédiat après-guerre, avec le gaullisme et le communisme de gouvernement. L’objectif affiché par le Conseil national de la résistance de reconstruire une démocratie économique et sociale sur de nouvelles bases suppose de nouveaux outils. La statistique publique continue ainsi de se développer, avec la création de l’Insee (1946) et la loi sur la coordination des différentes administrations en la matière (1951). Dans le domaine du travail et de l’emploi, la réglementation des salaires et la mise en place de la planification économique nécessitent des connaissances quantifiées précises. Les premières enquêtes représentatives nationales voient ainsi le jour au début des années 1950, important un modèle développé aux États-Unis à partir des années 1930.

Ces enquêtes, à la méthodologie stable pendant plusieurs décennies, accompagneront la conduite de la politique économique et sociale durant les Trente Glorieuses en fournissant de nombreuses statistiques pour alimenter les tableaux de la comptabilité nationale et les prévisions quinquennales du Plan. Ces prévisions visent tout à la fois à l’orientation de la politique industrielle et à la redistribution des richesses, à piloter l’évolution des systèmes de formation et à réduire les pénuries de main-d’œuvre. La statistique aide à faire tenir l’édifice métrologique productiviste industriel tout en étant au principe d’une démocratie représentative, où les institutions paritaires occupent une place déterminante (Boltanski, Thévenot, 1991). C’est dans ce contexte politique et administratif qu’apparaît en France le terme d’indicateur dans son acception contemporaine. Initialement traduite du terme anglo-américain « index-number », l’expression « indicateurs statistiques » se diffuse en France dans les publications de la comptabilité nationale au cours des années 1960, puis est reprise dans le premier recueil de Données Sociales publié par l’Insee en 1974. L’importation états-unienne n’est pas que terminologique : les indicateurs économiques s’inscrivent dans une logique de pilotage statistique des évolutions socio-économiques développée avec la mise en œuvre du plan Marshall ; ensuite déclinée sur les questions sociales, –comme avec les indicateurs quantitatifs d’objectifs et de moyens de la Social account matrix britannique, cette logique traduit l’espoir que soient conduites des politiques de redistribution coordonnées sur fond de croissance économique et d’évolutions sociétales.

Les indicateurs ne sont en ce sens pas des statistiques tout à fait comme les autres. Si au cours des deux siècles précédents, la transformation parallèle de l’usage des données chiffrées et des manières de gouverner (Desrosières, 2008) a pu témoigner de la dimension politique des statistiques, cette dimension se fait plus explicite avec l’usage des indicateurs dans les années 1960 et 1970. Ce ne sont pas, en effet, des constructions statistiques neutres : elles ont une composante normative affirmée, de façon cohérente avec l’étymologie première du terme. La racine indoeuropéenne °deik- signifiant montrer conduit en effet et au latin dicere (dire) et au grec dikê (la règle, le droit) : les indicateurs sont ainsi des instruments qui à la fois désignent, attirent l’attention et qui édictent la voie à suivre, invitent à l’action. Ils sont informatifs et normatifs, ils reflètent la réalité et l’instituent (Desrosières, 2008). Comme le rappelle A. Desrosières, « les indicateurs sont des séries statistiques précisément mises en forme pour faire exister socialement un problème social et pour offrir un point de référence pour l’action et son évaluation » (2014 : 128).

Une profusion d’indicateurs pour décrire une réalité qui se complexifie et répondre à divers objectifs politiques

Paradoxalement, le succès du terme d’indicateur n’est alors pas celui de l’ambitieux projet visant dans les années 1970 à appliquer aux questions sociales la logique suivie par les indicateurs économiques dans la comptabilité nationale. Il faut en réalité attendre les « systèmes intégrés de statistiques sociales » développés dans le cadre de l’Union Européenne des années 1990 pour qu’une telle perspective soit relancée. Et elle n’est pas identique au projet macro-économique et social initial : alors que celui-ci s’appuyait sur une construction théorique unifiée et un ensemble articulé d’indicateurs, la cohérence du projet européen se révèle bien moindre, contrairement à ce que son nom indique. Au niveau continental, les objectifs des politiques sociales sont multiples, peu liés entre eux, et difficiles à intégrer à un modèle d’action unique (Desrosières, 2014). Dans le domaine de l’emploi, les objectifs d’augmentation du taux d’activité des femmes et de diminution du taux de chômage global ne sont par exemple pas aisés à concilier. Cette évolution de la « politique des indicateurs » est emblématique de la période allant des années 1970 aux années 1990. Une myriade d’indicateurs juxtaposés y apparaît, qui remplacent l’architecture d’ensemble initiale : l’analyse et le pilotage des structures de l’économie et de la société laisse place à la description de leurs marges et au suivi de politiques partielles.

En matière d’emploi, après un siècle d’« invention » des catégories statistiques de population active ou de chômage (Salais, Baverez, Reynaud, 1986), la construction se fait déconstruction. Se développent des analyses en termes de halo autour du chômage, de formes particulières d’emploi, de sous-emploi, etc. Le seul taux de chômage ne suffit plus à rendre compte d’une réalité qui se complexifie. De nombreux indicateurs sont établis et régulièrement publiés, non plus seulement pour suivre la conjoncture de l’emploi ou assurer un pilotage global de l’économie mais pour tenter de comprendre la complexité du marché du travail. L’évolution des indicateurs statistiques suit le déclin d’un modèle industriel qui était parvenu à instaurer ses normes d’emploi (mensualisé, en contrat à durée indéterminée, à temps complet, sur un seul site, avec un employeur unique), de travail (la pénibilité physique, l’organisation fordiste de la production), et de relations professionnelles (la présence de syndicat, la négociation collective, la grève longue et massive). Des zones grises de l’emploi apparaissent, qui nécessitent d’être décrites. De même que de nouvelles formes d’organisation de travail, de régulation sociale ou, plus largement, de manière de vivre sa condition de travailleur.

Afin de répondre à ces besoins, des enquêtes d’un nouveau modèle se développent, qui ne se limitent plus aux variables structurelles de la statistique publique, jusqu’alors le plus souvent adossées à des catégories juridiques ou administratives, mais accordent une place aux pratiques ordinaires et au ressenti des enquêtés (Amossé, 2019). Ainsi, l’enquête pionnière de 1978 n’entend plus seulement comptabiliser les accidents du travail, mais donne à voir ce que sont les conditions de travail, telles qu’elles s’exercent en pratique et sont éprouvées. Les rééditions successives de ce dispositif (tous les 7 à 8 ans) ont accompagné la mutation de l’économie de l’univers industriel vers celui du commerce et des services, du travail manuel aux activités intellectuelles ou relationnelles. D’autres enquêtes interrogent plus spécifiquement les conditions d’implantation et les conséquences des nouvelles technologies et formes d’organisation. L’analyse des relations sociales en entreprise permet de rendre compte non seulement de l’existence d’institutions représentatives du personnel, mais aussi de leur activité, y compris informelle, et des interactions entre salariés, représentants du personnel et employeurs.

Avec les analyses et indicateurs résultant de ces enquêtes, les zones grises de l’emploi acquièrent une certaine consistance statistique : elles se trouvent quantifiées par l’identification de l’ensemble des formes d’emploi s’écartant de la norme « fordiste », qu’il s’agisse du temps partiel (plus ou moins subi) ou du télé-travail, du travail en mission ou en régie, des contrats courts (en CDD, intérim, emploi saisonnier, stage ou autres contrats aidés) ou avec des employeurs multiples, de la situation des non-salariés économiquement dépendants, etc. Bien que plus difficiles à décrire statistiquement, les formes d’organisation de travail et modes de régulation sociale se trouvent éclairés d’un nouveau jour, de même que les enjeux de santé au travail ou les déroulements de carrière. De nombreux indicateurs de la qualité de l’emploi ou de la vie au travail sont proposés, de façon parfois liée aux objectifs politiques (cf. les indicateurs de Laeken, posés au niveau européen en 2001). Si la multiplication des indicateurs fournit des éléments de compréhension d’une réalité visiblement plus complexe, elle ne permet pas toujours que des constats partagés se dégagent.

La profusion des indicateurs statistiques a deux conséquences politiques opposées : d’une part, elle peut renforcer le pouvoir des experts qui participent à leur conception et sont les mieux armés pour en faire un usage politique ; mais d’autre part, elle permet qu’une pluralité de points de vue soient portés et que des phénomènes émergents gagnent en visibilité. Objet d’un repérage statistique, la catégorie d’intellos précaires (qu’ils travaillent dans l’enseignement supérieur, l’information ou le domaine artistique) a par exemple été utilisée pour tenter de compter, en (se) comptant, dans le débat public (→ Intellos précaires). Des points de vue critiques soulignent la normativité cachée de certains indicateurs économiques et en appellent à des propositions alternatives : Robert Salais (2010) regrette par exemple que les indicateurs européens de la lutte contre le chômage se centrent sur les demandeurs d’emploi et n’intègrent pas le suivi des emplois offerts par les employeurs.

En France, la controverse sur les chiffres du chômage a donné lieu à la création en 2007 d’un groupe de travail de la statistique publique intitulé « Emploi, chômage, précarité. Mieux mesurer pour mieux débattre et mieux agir ». Le rapport découlant de ces travaux souligne les dangers d’un indicateur unique (le taux de chômage) et la nécessité d’une pluralité organisée et transparente d’indicateurs pour permettre une connaissance éclairée et éviter toute manipulation politique (de Foucault, 2008). Il propose notamment l’adoption d’indicateurs s’appuyant sur les demandes des acteurs de terrain. La mise en place, moins de dix ans plus tard, d’un nouveau groupe de travail intitulé « La diversité des formes d’emploi » montre que les propositions formulées en 2008 sont loin d’avoir répondu à l’ensemble des attentes. Son rapport met l’accent sur la confusion résultant du trop grand nombre d’indicateurs statistiques publiés depuis (Gazier, 2016). Du fait de leur usage politique, les indicateurs sont au cœur des luttes pour imposer une vision unifiée versus plurielle du travail et de l’emploi, avec les risques respectifs de représentation biaisée et de manque de lisibilité.

La multiplication des indicateurs a été amplifiée par la diversification des échelles territoriales où les statistiques peuvent être produites et utilisées. Ce sont non seulement les normes de l’emploi et du travail qui se sont érodées, favorisant la création de nombreux indicateurs, mais aussi leur portée auparavant principalement nationale qui a été remise en question. Le double mouvement de décentralisation et d’Européanisation de la statistique publique n’a fait que renforcer leur diffusion, qui ne se limite de plus pas à la sphère statistique publique, ce qui peut même justifier de parler d’une société d’indicateurs.

Une société d’indicateurs : les indicateurs de performance et de gestion dans les organisations de travail

La lecture de l’ouvrage Les risques du travail (Thébaud-Mony et al., 2015) montre qu’à côté de leur utilisation avec une acception statistique, une seconde signification des « indicateurs » s’est récemment développée. Le premier sens, classique, se dégage d’une dizaine de contributions parmi la centaine qui composent l’ouvrage : les indicateurs statistiques sont utilisés comme éléments de preuve pour montrer la dureté des conditions de travail, les pénibilités ou risques, aussi sanitaires, auxquels il expose. Mais l’utilisation la plus fréquente du terme renvoie à la généralisation des indicateurs de performance ou de gestion dans les organisations de travail, diffusion qui constitue pour nombre d’auteur.e.s un puissant facteur de dégradation des situations de travail. En ce second sens, les indicateurs ne témoignent pas de l’évolution du travail et de l’emploi, ils contribuent à les transformer, essentiellement en l’appauvrissant : pour les économistes, épidémiologistes, gestionnaires, ergonomes et sociologues s’exprimant ainsi, ces indicateurs sont utilisés pour discipliner la main d’œuvre, ils sont responsables pour partie de l’intensification du travail, accompagnent et même symbolisent la déconnexion croissante entre travail prescrit et travail réel, entre la mesure quantifiée du travail et la manière dont il est ressenti par les salariés.

Selon ce dernier sens – celui de leur unique occurrence d’ailleurs dans le Dictionnaire du travail (Bevort et al., 2012) –, les indicateurs (de gestion et de performance, donc) sont différemment bien qu’aussi fortement liés à l’évolution du travail. Leur particularité, par rapport à ceux de la statistique, est qu’ils donnent lieu à des phénomènes de rétroaction. Considérée par A. Desrosières (2014) comme emblématique de l’ère actuelle de quantification néo-libérale, la rétroaction constitue une rupture par rapport à l’objectivité et l’indépendance historiquement revendiquées par les statisticiens. Les indicateurs statistiques classiques, une fois construits, ne font l’objet que de manipulations externes par leurs utilisateurs, y compris ceux faisant partie des réalités dont ils rendent compte : individuellement, les chômeurs ne peuvent influer sur la définition du chômage. À l’inverse, les indicateurs de performance et de gestion sont en permanence redéfinis par les entités ou individus sur lesquels ils portent : les salariés, les services d’entreprises ou d’administration adaptent leurs comportements aux objectifs qui leur sont fixés et tentent de peser sur la définition et la mesure des indicateurs auxquels ils sont soumis.

Les outils quantitatifs, et notamment les indicateurs (statistiques classiques ou de performance et de gestion), sont une manière à la fois de prendre appui et d’agir sur le monde. Dans une ère néo-libérale où la temporalité s’est resserrée, ce double mouvement s’est accéléré : avec la généralisation des indicateurs de performance et de gestion, la société et l’économie, initialement objets de la quantification, en deviennent également sujets, réagissant à leurs représentations quantifiées et les transformant en retour. Le langage de la statistique devenue quantification généralisée, équipée par les indicateurs, est celui de la comparaison, de l’évaluation et du classement, que l’on retrouve derrière le terme anglais de benchmarking. Par la mise en comparaison systématique qu’ils permettent, les indicateurs entendent modifier les comportements individuels ou collectifs des entités sur lesquels ils portent. Les exemples, innombrables, constituent désormais le quotidien de nos sociétés : indicateurs d’objectif, notations ou palmarès se développent pour les salariés, les établissements, les entreprises ou administrations, et même les États comme au sein de l’Union Européenne.

Cette évolution reflète une tendance historique de long terme de transformation des instruments quantitatifs d’outils de preuve utilisés par les scientifiques pour étayer leurs arguments en outils de coordination ou de gouvernement (Lascoumes et Le Galès, 2004). Avec la diffusion généralisée des indicateurs de gestion et de performance, il y a une « sorte de discontinuité dans l’ancien et traditionnel usage des statistiques par les gouvernements » (Desrosrières, 2014 : 36). Pourtant, leur généralisation tend aussi à transformer les indicateurs de la statistique publique : certains de ceux qu’ils élaborent sont de fait des indicateurs de gestion, par exemple quand ils équipent le pilotage des administrations, comme dans la mise en œuvre des programmes du New Public Management ; on retrouve alors des interrogations anciennes concernant la signification des statistiques élaborées à partir des données administratives, dont on peut craindre qu’elles ne reflètent surtout l’activité des services ministériels.

Les indicateurs, autrefois synonymes de progrès en ce qu’ils permettaient de mettre en évidence et de lutter contre les inégalités liées au travail et à l’emploi, ne sont pas pour autant uniquement devenus des facteurs d’asservissement et d’exploitation. La mise en concurrence généralisée permise par les indicateurs de gestion et de performance a certes contribué à une augmentation de la pression et à une déshumanisation des activités de travail. Et certaines transformations récentes des organisations peuvent d’ailleurs être vues comme une manière d’échapper au productivisme étroit qui accompagne cette ère des indicateurs : les zones grises de l’emploi sont en partie ce qui se situe en dehors de cette quantification généralisée, une manière par exemple d’occuper les espaces de relégation que crée la centralisation des profits par les indicateurs de performance tout au long des chaînes de valeur économiques ou géographiques (Jany-Catrice, 2012). Mais, dans le prolongement du développement d’indicateurs statistiques alternatifs aux représentations comptables structurelles des années 1960 et 1970, il y a aussi un enjeu à élaborer aujourd’hui des instruments, notamment quantitatifs, à même de rendre compte de la transformation des catégories, pratiques comme savantes, du travail et de l’emploi. Les réflexions relatives à la construction de nouveaux indicateurs pour mesurer l’emploi informel et la richesse montrent l’importance, la difficulté et parfois l’ambiguïté qu’il y a à étendre le champ de ce qui est compté statistiquement et donc compte politiquement.

La construction de nouveaux indicateurs pour accompagner les mutations de la société dans une perspective de zones grises de l’emploi ?

La croissance, que mesure la variation du Produit Intérieur Brut (PIB), est le principal critère d’évaluation et de comparaison de la performance économique. Étant de plus en plus contesté – la croissance économique ne fait pas le progrès social et peut épuiser les ressources de la planète –, des indicateurs alternatifs sont proposés pour estimer la « richesse des nations » (Gadrey, Jany-Catrice, 2016). Outre l’éducation, la pauvreté, la santé ou l’environnement, ces indicateurs portent sur les activités domestiques et bénévoles.

L’absence du travail domestique dans la mesure comptable de la richesse produite reste aujourd’hui la règle au plan français comme international, et ce bien qu’aucune justification sérieuse ne puisse l’expliquer. Comment en effet comprendre que les indicateurs de richesse intègrent les biens domestiques (tels ceux issus du jardinage ou du bricolage) et que les services domestiques (entretien du logement, soin aux enfants par exemple) ne le soient pas ? Il est difficile de ne pas interpréter ce choix comme résultant d’une représentation sexuée de la richesse, de la vieille théorie du travail improductif des femmes, qui a pourtant finalement été abandonnée pour la sphère dite « formelle » après deux siècles de prééminence dans la pensée économique. Les services sont certes réputés plus difficiles à mesurer que les biens lorsqu’ils ne sont pas associés à des échanges marchands. Mais c’est précisément dans la possibilité d’une telle mesure que se situent les enjeux d’un renouvellement des indicateurs à même de représenter ce qui pour l’heure n’a pu échapper au réductionnisme comptable. « On ne juge pas utile de dégager les moyens nécessaires à la production des données annuelles requises » (Gadrey, Jany-Catrice, 2016 : 64). On comprend de fait mal les priorités que la société se fixe : l’Insee n’intègre-t-elle pas désormais certaines activités illégales comme celles liées à la drogue dans la mesure du PIB ?

L’emploi informel fournit un autre exemple d’élaboration de catégories et d’indicateurs visant à complexifier la représentation comptable classique de l’économie. Comme pour les activités domestiques, et plus largement ce qui a trait à l’économie dite « non observée », ces réflexions ne sont pas récentes. Mais elles font régulièrement l’objet de développements nouveaux, qui montrent en creux la persistance de points d’achoppement dans la construction de modèles alternatifs à celui d’une économie statistiquement réduite aux échanges marchands et déclarés à l’État. En une vingtaine d’années, des années 1970 aux années 1990, les gouvernements et organismes planificateurs des pays en développement ont su passer d’une attitude d’ignorance et de négligence initiale à l’égard de l’emploi informel, qui correspondait à des politiques visant sa résorption, à une position plus compréhensive conduisant à des politiques en faveur des initiatives privées informelles (Charmes, 1992). Avec ses investigations pionnières sur les petites entreprises en Afrique sub-saharienne, puis ses politiques de soutien au secteur informel, le Bureau international du travail (BIT) a joué un rôle important dans cette évolution et est finalement parvenu à en proposer une définition internationale, jusqu’à modifier le concept de population active et les cadres comptables. Pourtant, toutes les réticences n’ont pas encore été levées : une conception étroite et dévalorisée, qui renvoie à la pauvreté et à la marginalité, continue à exister. Les points de vue à l’égard de l’emploi informel oscillent ainsi entre la promotion de la création d’emplois spontanés, la dénonciation de ceux qui ne respectent pas les normes fondamentales du travail et leur nécessaire retour sous le contrôle de l’État.

L’histoire de ces catégories, et des indicateurs qui en résultent, montre à la fois le changement de perspective adopté en quelques décennies vis-à-vis des systèmes comptables et la difficulté qu’il y a à représenter, politiquement comme scientifiquement, des pans de l’activité humaine pourtant loin d’être marginaux. Ces zones grises de l’emploi ne se cantonnent de fait pas aux marges : défini par l’absence de protection sociale, le non-paiement des cotisations sociales ou l’absence de contrat écrit, l’emploi informel représente à la fin des années 2000 plus des deux tiers de l’emploi non agricole en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est et une majorité en Amérique latine et en Afrique du Nord (Charmes, 2014). Si l’on ajoute les activités domestiques et le travail bénévole, une part déterminante de ce que l’humanité produit ne rentre que très partiellement dans le périmètre de ce qui est compté, et donc compte. Le caractère politique des discussions visant à faire évoluer ces indicateurs est indéniable. Pourtant, leurs définitions restent le plus souvent confiées à des théoriciens ou des techniciens et sont marquées par un fort ethnocentrisme géo-politique.

Face à un monde où les zones grises s’épaississent et où s’est modifié le regard que l’on porte sur ce qui se situe hors du cœur salarial et fordiste du travail et de l’emploi, Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice soulignent la nécessité d’indicateurs non monétaires à côté du système marchand monétaire : « Les indicateurs […] sont à la fois des conventions (des cadres cognitifs et éthiques) et des outils de régulation (des cadres institutionnalisés de l’action publique et privée) » (Gadrey, Jany-Catrice, 2016 : 7-8). Pour éviter des indicateurs dont la portée normative et l’interprétation politique ne seraient pas explicites, ils revendiquent une participation et un contrôle citoyens accrus dans leur élaboration. Sous cette condition, de tels indicateurs alternatifs pourraient être une réponse à la société des indicateurs de performance et de gestion, et un moyen de lutter contre ses dérives. L’ère de quantification généralisée que nous connaissons peut ne pas être seulement une contrainte, mais aussi une ressource. Les indicateurs ne sont en effet pas seulement utiles pour prouver ou pour gouverner, aussi pour discuter et négocier : ce sont des « objets frontières » (Bowker et Star, 1999). La pluralité des indicateurs, la dynamique de leur construction comme de leur contestation peut autant être un facteur d’ouverture que de fermeture démocratique, d’émancipation que d’exploitation. Ils peuvent servir de prise d’appui pour proposer des catégories d’analyse, élaborer des normes pour agir, imaginer des formes collectives pour s’organiser, inventer des institutions pour gouverner.

Des indicateurs, dans une acception large et non uniquement quantitative, sont à inventer, qui permettent de compter et faire compter les zones grises comme espaces de découverte et d’invention de nouvelles normes et catégories du travail et de l’emploi. L’histoire de la notion et plus largement l’élasticité temporelle et politique des statistiques nous invite à lire dans l’ambivalence actuelle des indicateurs, malgré la dominante négative de la tonalité qu’ils prennent, une indétermination qui rappelle à la fois la permanence et la force des structures de domination et les ressources des femmes et des hommes pour lutter contre elles. Par leurs capacités à pointer l’attention vers les effets néfastes des évolutions à l’œuvre mais aussi à instituer de nouvelles manières de voir le monde, les indicateurs peuvent y contribuer. Plus que la capacité purement technique, cela semble être l’imagination et la détermination politique qui pourraient en ce sens être décisives.

 

Thomas Amossé

Bibliographie

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