Pilote d’hélicoptère au Brésil

La profession de pilote d’hélicoptère a suscité ces dernières années un engouement particulièrement fort auprès de jeunes brésiliennes et brésiliens. Nombreux sont celles et ceux qui se sont précipités pour obtenir leur licence de pilote, profitant d’une conjoncture économique favorable et des difficultés de transport terrestre dues à une expansion du trafic automobile sur un réseau routier obsolète. Des questions de sécurité ont aussi joué en faveur de la croissance de la demande pour ce type de transport. L’expansion de ce moyen de déplacement – réservé à une élite, certes – a servi aux médias locaux pour propulser la métropole de São Paulo au rang des villes globales, puisque la flotte et le nombre de vols réalisés arrivaient soit à la 1ère soit à la 2nde place, juste après ou avant New York, selon les époques, mais avant Tokyo, ce qui faisait l’orgueil des admirateurs. L’envers de la médaille : les nuisances sonores et les risques d’accident, dont se plaignent les habitants des quartiers survolés par les hélicoptères, qui s’insurgent contre l’utilisation excessive de ce mode de transport et ont créé une association de riverains « Défendez São Paulo ». Fait curieux : aucun écrit académique à ma connaissance n’a traité le sujet avant Azaïs (2010), alors que nombre de rapports techniques ont été produits.

L’activité s’est révélée être un terreau fertile pour analyser les logiques institutionnelles et le jeu des acteurs – mairie, association de défense des habitants, syndicats, association patronale, etc. –, qui se croisent, se combinent, se chevauchent ou s’opposent et éclairent la gouvernance métropolitaine. La sociologie urbaine est convoquée pour saisir ces phénomènes.

Ces quelques éléments de contexte posés, la sociologie des professions s’impose pour caractériser la situation des pilotes d’hélicoptère. Sous une apparente uniformité, la catégorie « pilote d’hélicoptère » cache de profondes disparités entre les professionnels, ce qui est un moyen de mettre en exergue le jeu des acteurs impliqués dans l’activité. Aussi, la dénomination de « groupe professionnel » est-elle préférée à celle de « profession », pour ce marché du travail « fermé » (Paradeise, 1998), car elle éclaire aussi bien « les lézardes, les bricolages et les constructions instables » (Demazière, Gadea, 2010 : 437) qui lui sont propres que les flous dont il est le théâtre. Des sujets aussi divers que la formation des pilotes, l’exercice de la profession et les rapports entre les institutions qui régulent l’exercice du métier alimentent l’incertitude, qu’illustre la notion de zone grise du travail, caractéristique de la dynamique inhérente aux rapports de travail dans le monde contemporain (Azaïs et al., 2017).

L’analyse du contexte dans lequel se déroule l’activité, examiné à l’aune de la sociologie des professions, permettra de spécifier la zone grise du travail et de l’emploi dans le cas spécifique des pilotes d’hélicoptère, au Brésil principalement. Elle débouche sur l’interprétation des changements institutionnels.

Devenir pilote d’hélicoptère

Comment devient-on pilote d’hélicoptère ? La réponse est sensiblement identique dans le monde entier et suit une norme de l’OACI – Organisation de l’aviation civile internationale. Après 40 à 50 heures de pilotage, l’individu est reconnu « pilote personnel ». S’il rajoute une cinquantaine d’heures, il devient « pilote commercial » – donc au bout de 100 h environ. Or, les compagnies d’assurance dans la plupart des pays, Brésil inclus, exigent que le pilote ait accompli environ 500 heures de vol pour assurer l’hélicoptère. Il reste donc au candidat à combler la brèche entre les 100 et les 500 heures. Cet intervalle donne lieu à une grande diversité de pratiques qui sortent du cadre contraignant des normes imposées par les autorités aéronautiques internationales et nationales. Les pilotes et les propriétaires d’hélicoptères sont contraints de développer des stratégies de contournement des normes, ce qui alimente la zone grise de l’emploi.

L’historique de la profession est relativement simple à tracer. Jusqu’à très récemment, les pilotes d’hélicoptère ne se recrutaient que parmi les militaires. La création de l’Anac – Agence nationale de l’aviation civile au Brésil – en 2004, agence de régulation, a sonné pour les militaires la fin de l’exclusivité en matière de contrôle des institutions de la profession au profit des civils, ce qui a été motif de fortes tensions. L’agence s’inscrivait dans la lignée des politiques de privatisation des services publics, mises en place dès le début des années 1990, au Brésil. En 2011, la création d’un Secrétariat de l’aviation civile, avec rang de ministère, sous le 1er gouvernement de l’ex-présidente Dilma Rousseff (2010-2014), a parfait un mouvement déjà enclenché, visant à donner la primauté aux civils. Les militaires se sont sentis floués suite à cette décision. Des tensions entre militaires et civils sont alors apparues.

On distingue deux grandes catégories de pilotes : premièrement, les pilotes d’hélicoptère militaires (militaires de carrière), ceux du corps de la Police ou des pompiers, qui assurent des missions de service public, de sécurité civile. Ils se recrutent fort majoritairement parmi une population masculine. Deuxièmement, les pilotes d’hélicoptère civils. Ces derniers ne forment pas un tout homogène. On y trouve :

  • les pilotes off-shore qui font la navette entre le continent et les plateformes pétrolières. Jusqu’à présent majoritairement réservée aux hommes, cette activité attire de plus en plus de femmes. Ces pilotes ont un régime de travail particulier : 15 jours d’activité et 15 jours de repos par mois ;
  • les pilotes cadres (executivos). Ils sont salariés d’une entreprise et ont le statut de cadre, même si la plupart n’ont pas fait d’études supérieures ;
  • les pilotes privés (familiaux), employés d’un patron. Souvent ils se présentent comme « chauffeurs de luxe » ou « employés domestiques », qualification qu’il n’est pas rare de retrouver inscrite sur leur carte de travail (livret où sont consignés tous les postes occupés par le travailleur au cours de sa carrière professionnelle) ;
  • les pilotes salariés d’une entreprise de taxi aérien ;
  • les pilotes reporters aériens : ils assurent, grâce à un journaliste à leur côté, la couverture d’un événement (état du trafic, accident de la route ou autre manifestation de la vie quotidienne) pour le compte d’une station de radio ou de télévision ;
  • les pilotes membres d’une coopérative. Catégorie nouvellement apparue, ils n’ont pas le statut de salarié mais d’associé d’une coopérative, ce qui d’un point de vue de la législation du travail leur confère une moindre protection que s’ils étaient salariés ;
  • les pilotes d’hélicoptère « clandestins ». Il s’agit de pilotes qui commandent un hélicoptère pendant leurs heures de repos ou au-delà de leur journée de travail, pour un tarif moindre que celui en vigueur. Ils le font au détriment de leur santé – les heures de vol demandent beaucoup d’attention et sont fatigantes – et ce faisant ils courent le risque, en cas d’accident ou d’incident, de ne pas être couverts par la compagnie d’assurance, mettant en danger les leurs, qui ne pourraient bénéficier d’aucune indemnité. Leur apparition récente sur le marché s’inscrit dans le contournement de la loi et dans une tendance à rogner sur les protections liées au statut salarial. Parmi les pilotes clandestins, on trouve les pilotes qui travaillent pour le compte des narcotrafiquants et transportent la « marchandise » ;
  • le pilote « clandestin » n’est pas éloigné, en matière d’évolution de la profession, du pilote free-lance, travailleur autonome. Sans contrat de travail, celui-ci loue ses services à une entreprise, le temps d’une course. Cette pratique est de plus en plus fréquente ; on la retrouve aussi bien au Mexique qu’en France (Azaïs, 2014). Elle exempte l’entreprise de toute charge sociale et responsabilité envers le pilote d’hélicoptère qui dès lors n’est plus son salarié. Cessant d’être protégé par le droit du travail, son statut relève du droit commercial. Le seul ennui : en cas d’accident, le pilote, à moins qu’il n’ait souscrit une assurance privée, n’est pas couvert, ni le(s) passager(s).
  • il ne faudrait pas oublier, même s’ils ne rentrent pas dans la catégorie des pilotes urbains, les pilotes d’hélicoptère chargés de l’épandage dans les zones rurales.

La diversité des figures se retrouve aussi dans une hiérarchie implicite entre tous ces professionnels : les pilotes off-shore, pilotes cadres et pilotes privés, par exemple, figurent parmi les catégories les plus valorisées et les mieux payées, en raison de leur qualification, de leur ancienneté, des risques encourus ou de la confiance qu’a en eux leur patron. Néanmoins, tous les pilotes sont logés à la même enseigne en matière d’heures de pilotage, qui ne peuvent excéder 90 heures par mois ou 960 heures par an (article 79 de la Loi n° 13 475, du 28 août 2017, révision de l’article 30 de la loi 7 183 du 5 avril 1984). En outre, ils doivent renouveler leur licence chaque année et se soumettre à une remise à niveau théorique et pratique pour tous les appareils qu’ils prétendent piloter, sans quoi ils n’ont pas le droit d’exercer leur profession.

La proportion de pilotes féminines a tendance à augmenter et pas uniquement parmi les activités les moins valorisées. En effet, l’on en trouve de plus en plus parmi les pilotes off-shore. Certaines pilotes accèdent au grade de « commandant » et ne restent pas co-pilotes toute leur vie. C’est l’expérience, calculée en fonction du nombre d’heures de vol mais pas uniquement, qui déterminera à partir de quand un-e pilote peut espérer devenir commandant-e. Pour ce faire, il lui faut obtenir l’aval de ses pairs qui décideront si oui ou non il ou elle peut prétendre avancer en grade.

Les statuts des pilotes d’hélicoptère civils varient. Les pilotes off-shore, les pilotes cadres sont salarié-e-s d’une entreprise de taxi aérien, ils ont un contrat de travail qui leur garantit des droits, un statut et une protection sociale. Ils s’inscrivent pleinement dans une « relation d’emploi » classique (Bentein, Guerrero, 2008), qui traduit de moins en moins la réalité et le quotidien du monde du travail, ce que la notion de zone grise explicite.

Les chiffres du secteur

Avec une flotte d’environ 1 700 appareils, l’état de São Paulo est celui qui compte le plus d’hélicoptères (environ 700), suivi de l’état de Rio de Janeiro (452) et du Minas Gerais (263). Rien que dans la ville de São Paulo l’on dénombre à peu près 400 appareils immatriculés (Anac et Abraphe, données de 2013). Par jour, 1 300 atterrissages et décollages sont réalisés dans la seule ville de São Paulo.

La profession ne concerne que quelques milliers de personnes (3 063 pilotes commerciaux en 2015 et 4 242 en 2017, soit 38,5 % de plus entre ces deux années), ce qui n’est absolument pas significatif, comparé à l’ampleur du marché du travail brésilien (population active : 105,5 millions en 2015, selon la PNAD/IBGE – Institut de statistiques brésilien).

L’évolution du nombre de pilotes d’hélicoptère et de licences s’établit comme suit :

Licences en activité

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PCH – Pilote commercial d’hélicoptère
PLH – Pilote de ligne aérienne d’hélicoptère
PPH – Pilote Privé d’hélicoptère
Source : ANAC, http://www.anac.gov.br/noticias/numero-de-mulheres-na-aviacao-cresce-106-nas-categorias-de-piloto, consulté le 10 avril 2018

Nombre de licences de pilote d’hélicoptère délivrées au Brésil (ANAC)

Hommes et Femmes

2012

2013

2014

2015

2016

 

PCH – Pilote commercial d’hélicoptère

495

753

614

319

181

PPH – Pilote Privé d’hélicoptère

743

755

639

523

286

PLH – Pilote de ligne aérienne d’hélicoptère

134

167

153

80

41

P.S. Il s’agit du renouvellement des licences et non pas du nombre de licences actives (tableau supra)
Source : Superintendência de Padrões Operacionais (SPO)   http://www.anac.gov.br/assuntos/dados-e-estatisticas/pessoal-da-aviacao-civil, publié le 15/03/2016, modifié le 25/07/2017, consulté le 5 avril 2018.        

Quel que soit le type de pilote, homme ou femme, leur nombre a sensiblement augmenté entre 2015 et 2017. Selon l’Anac, le nombre de pilotes d’hélicoptère privées (PPH) est passé de 47 en 2015 à 167 en 2017, soit une croissance de 255 % ; celui de pilotes de lignes aériennes privées (PLH) est passé de 14 à 22. Toutefois, la crise économique récente a eu un fort impact sur la quantité de licences délivrées avec des baisses de quasi 50 % pour la plupart des catégories, si l’on compare les données de 2016 avec celles de 2014 ou 2015. (http://www.revistaflap.com.br/web/industria/noticias/14683-numero-de-mulheres-na-aviacao-cresce-106–nas-categorias-de-piloto, consulté le 5 avril 2018).

Une fois le contexte posé, dans le but de saisir les enjeux que dévoile l’activité, il convient de s’attarder sur l’analyse de l’organisation interne de la profession, ce que je ferai en ayant recours à la notion de zone grise de l’emploi et du travail. Cette notion permettra de faire une incursion sur le poids des arrangements institutionnels dans la constitution de la profession. Une telle démarche s’appuie sur la sociologie des professions. Elle permet de comprendre la spécificité du groupe professionnel des pilotes d’hélicoptère. Ainsi, il sera question successivement de zone grise de l’emploi et du travail et de zone grise institutionnelle.

Zone grise de l’emploi et du travail

La zone grise de l’emploi et du travail renvoie aux processus constitutifs de la profession. L’indétermination, l’incertitude la caractérisent. La zone grise permet de dévoiler les processus en cours, de déconstruire les éléments de la relation d’emploi, même ceux qui sont considérés comme immuables et ainsi de se départir d’a priori qui entravent son entendement. Dans le cas des pilotes d’hélicoptère, la zone grise transparaît dans les conditions d’exercice de la profession et particulièrement dans le contournement de normes considérées officiellement comme intransgressibles.

Le premier exemple est celui de la manière dont est comblé l’écart entre les 100 heures et les 500 heures exigées par les compagnies d’assurance. S’il existe une certaine uniformité entre les pays quant au nombre d’heures que le pilote doit suivre pour pouvoir exercer pleinement sa profession – 100 heures au Brésil, entre 100 et 130 heures au Canada et 180 à 200 heures au Mexique –, la façon dont il peut compenser le différentiel entre le seuil d’heures qui l’autorisent à piloter au plan administratif et le nombre d’heures effectif requis par les compagnies d’assurance varie selon les contrées. Par exemple, au Mexique, le fait de soumettre les pilotes d’hélicoptère au même traitement que tout autre professionnel incite à enfreindre la règle. En effet, le pilote doit réaliser entre 180 et 200 heures pour devenir « pilote commercial », mais pour être reconnu comme profesionista (professionnel) il doit comptabiliser 1 500 heures, comme n’importe quel autre professionnel, ce qui compte tenu de la spécificité de la profession, mais aussi du coût de la formation, semble irréaliste et ouvre la voie à toute sorte d’abus : comptabiliser des heures de pilotage qui n’ont pas été faites, obtenir des certificats d’aéroclubs étatsuniens – où le coût de la formation est moindre – considérés par les autorités mexicaines comme complaisants, etc.

L’écart pour arriver au nombre d’heures requis maintient le pilote dans un statut précaire qui limite ses possibilités d’autonomie et se traduit par des conditions de travail dégradées ou par l’exercice de fonctions étrangères au métier de pilote. Ainsi, dans l’espoir d’accumuler des minutes de vol, il se soumettra à toute sorte de tâches dans les hangars ou dans les bureaux des entreprises de taxi aérien (nettoyage, menues réparations, travaux administratifs, etc.), la plupart du temps gratuitement, attendant qu’un pilote ne lui propose de l’accompagner dans un vol. Cette situation est courante dans l’aviation et ne concerne pas que les pilotes d’hélicoptère brésiliens ou mexicains. Les apprentis pilotes d’hélicoptère français sont logés à la même enseigne.

La trajectoire la plus commune est celle du pilote qui devient instructeur pour des apprentis pilotes, ce qui lui permet d’accumuler de l’expérience. La comptabilisation des heures de vol effectuées avant que le pilote ne soit considéré comme pilote à part entière n’obéit pas à une règle fixe. Parfois, c’est la moitié des heures qui sont comptabilisées, parfois moins, parfois davantage. L’Abraphe (Association brésilienne des pilotes d’hélicoptère), association professionnelle, propose d’en considérer la moitié, aux dernières nouvelles le syndicat des aéronautes ne s’était pas manifesté et l’Anac pas prononcée. Une telle mesure réduirait dans le temps la dépendance des co-pilotes et des stagiaires qui n’ont pas encore atteint le seuil fixé par les compagnies d’assurance. Ce seuil est flexible, il dépend du type d’opération que le pilote doit réaliser, moindre pour les « reporters aériens », plus élevé pour les pilotes privés et les pilotes off-shore, même si là aussi la loi de l’offre et de la demande joue à plein. En cas de pénurie de pilotes, les entreprises en accord avec les compagnies d’assurance ont tendance à baisser leurs exigences et à faire l’inverse s’il y a trop de candidats. Elles jouent avec les exigences des compagnies d’assurance. Ces fluctuations ont un impact sur les salaires. Le salaire du co-pilote, de l’instructeur ou du stagiaire est très bas comparativement à celui du commandant (moins de la moitié sans compter qu’ils n’ont droit à aucune prime). La zone grise entre les 100 ou 180 et les 500 heures ou plus a pour effet de reculer le moment où ces professionnels arriveront à s’affranchir de cette dépendance, ce qui les cantonne dans une situation précaire car tous ne peuvent s’acquitter rapidement du coût élevé de la formation (coût global de la formation : environ 40 000 € ; coût moyen d’une heure de vol : 200 €, soit l’équivalent d’un peu moins de 15 % d’un salaire minimum mensuel (http://www.pilotocomercial.com.br/portal/wp-content/uploads/2013/10/Tabela-de-Precos-Horas-de-Voo-Portal-pilotocomercial.pdf, consulté le 6 avril 2018).

Le maintien dans une certaine forme de précarité ou de soumission à des conditions de travail pénibles est supporté en partie en raison du fort attrait des pilotes pour leur métier, sentiment exprimé par les apprentis-pilotes et les pilotes, qui en parlent avec passion. C’est par exemple le cas de cette jeune femme qui a pu financer la formation grâce au pactole reçu d’une assurance-vie après la mort de son père. De son vivant, il ne voulait pas que sa fille devienne pilote. C’est aussi ce pilote, chirurgien-dentiste renommé sur la place de São Paulo, qui préfère renoncer pour partie à son métier d’origine pour être aux commandes d’un hélicoptère et soumis aux desiderata voire aux caprices de son patron. Il se dit plus heureux comme « chauffeur de luxe », même s’il doit être disponible 7 jours sur 7 au détriment bien souvent de sa vie de famille.

Les entorses à la norme touchent aussi le temps de travail et le temps de repos. Par exemple, la norme établit que les pilotes off-shore ne peuvent travailler qu’une quinzaine sur deux. Or, il n’est pas rare que des entreprises de taxi aérien les obligent à suivre des formations pendant les quinze jours consacrés à leur repos.

Les transformations que connaît la profession aujourd’hui illustrent un certain délitement des protections en vigueur jusqu’alors, que l’on pourrait qualifier de dérives par rapport à la norme fordiste de la relation d’emploi. La zone grise concerne aussi la qualité des emplois. Qu’ont pu gagner ou perdre les professionnels dans les négociations avec les syndicats mais également comment s’adaptent-ils juridiquement aux formes nouvelles d’exercice de la profession ? Que provoque l’apparition de nouvelles catégories de pilotes, les « clandestins », qui pratiquent des tarifs moindres, souvent au détriment de leur santé ou de la manutention des appareils et donc de la sécurité, ou de pilotes membres de coopératives – moyen de ne pas reconnaître leur rapport de subordination –, de pilotes free-lance agissant comme des autonomes ? Autant de sources d’accidents, pour une profession pour laquelle est clamée par les instances internationales et nationales l’impérieuse nécessité de sécurité. Même les membres du syndicat, censés garantir les protections en vigueur, ont du mal à s’opposer aux attaques contre la loi de 1984, qui leur assurait une certaine protection (Loi 7183 du 5 avril 1984 sur l’exercice de la profession d’aéronaute). Les zones d’incertitude quant au futur du groupe professionnel, non seulement en raison d’une conjoncture économique peu amène, mais parce que comme toutes les autres professions elle évolue, créent un sentiment d’insécurité chez les pilotes que la prolifération de normes censées les préserver dans l’exercice de leur métier ne parvient pas à estomper, quand elle ne l’amplifie pas.

L’une des particularités de la profession, et qui alimente le flou dans lequel les professionnels se trouvent, est que bien souvent le pilote, salarié d’une entreprise, n’est pas membre du syndicat de sa catégorie professionnelle – celles des aéronautes – qui lui assurerait une protection en cas de licenciement ou lui permettrait d’avoir les mêmes avantages que ses collègues pilotes lors des négociations collectives, notamment au moment des discussions salariales annuelles. Le Droit collectif du travail brésilien le considère alors comme appartenant à une « catégorie différenciée ». Cette dénomination s’applique à tout professionnel qui exerce dans une entreprise dont l’activité principale n’est pas la sienne. Dans le cas des pilotes d’hélicoptère, rares sont les entreprises qui emploient plusieurs pilotes d’hélicoptère, sauf évidemment dans le cas de taxis aériens. Ils sont alors considérés comme appartenant à une « catégorie différenciée » et de ce fait sont privés des avantages de la convention collective de la catégorie. Ainsi, le pilote d’hélicoptère, engagé par une entreprise comme « employé domestique » ou comme « chauffeur », ne pourra bénéficier des mêmes avantages que ceux de ses collègues opérant pour un « taxi aérien », par exemple. Non protégé par le syndicat de sa catégorie, mais peut-être par un autre syndicat, comme dans cet exemple où le pilote travaillant pour un banquier préférait adhérer au syndicat de son patron qu’à celui des aéronautes ; il peut se retrouver dans une situation délicate lors des négociations collectives dans l’entreprise où il travaille car étant seul il ne peut pas faire prévaloir les acquis que ses collègues ont obtenus grâce au SNA (Syndicat national des aéronautes).

Le contournement de la loi, l’alimentation du flou, les enjeux autour du contrôle ou de la confection des normes, propres à la zone grise, s’expriment dans la « zone grise institutionnelle », nommée ainsi en raison des arrangements institutionnels qui sont intrinsèques au fonctionnement du groupe professionnel.

Conclusion

Le cas des pilotes d’hélicoptère illustre la diversité des changements dans un marché du travail mouvant. Dépassant le strict cadre de l’emploi et du travail, la notion de zone grise souligne à la fois l’émergence de normes sur le marché du travail dans un contexte d’individualisation des normes d’emploi, mais aussi les changements institutionnels dont la profession est le théâtre.  

Comprendre la façon dont se construisent les normes, leur agencement, revient à affirmer que les institutions ne sont pas sédimentées une fois pour toutes, mais qu’elles sont le fruit d’avancées, de reculs, d’atermoiements, de négociations jusqu’à ce qu’une norme l’emporte. La zone grise institutionnelle se réfère aux tentatives de contournement de la législation ou aux brèches tolérées par la législation, soit parce que des textes de loi sont contradictoires, soit parce que la norme est en construction ou pas appliquée ou parce que l’informalité convient aux partenaires et permet au système de fonctionner.

La zone grise institutionnelle relève de mécanismes informels, non encore institutionnalisés ou qui ne le seront jamais. Ils éclairent le brouillage des frontières entre des situations déjà réglementées et d’autres qui ne le sont pas. Leur prise en compte permet de dévoiler les agencements, les interdépendances entre acteurs liés à la profession. Ces dernières traduisent sous forme de règles des compromis politiques dominants (Giraud, Lechevalier, 2012) et mouvants.

Les exemples les plus flagrants de zone grise institutionnelle portent sur les infractions à la législation en matière d’occupation du sol. Ainsi, de nombreuses hélistations – i.e. pistes d’atterrissage sur le toit des immeubles – sont en service alors qu’elles ne sont pas reconnues légalement par la municipalité. Plusieurs raisons à cela : soit elles ne respectent pas les normes de sécurité (éloignement minimum entre une hélistation et une autre) soit les promoteurs immobiliers ne les ont pas déclarées à la mairie, ce qui fait qu’ elles n’ont pas d’existence légale aux yeux de la mairie. Pour les promoteurs immobiliers, proposer une hélistation sur le toit d’un immeuble est un argument de vente des appartements et un signe de standing. Il en résulte que de nombreuses hélistations n’ont pas reçu d’autorisation officielle de fonctionnement, ce qui n’empêche pas qu’elles soient en service.

La zone grise institutionnelle se définit par rapport aux frontières instituées. Elle ne peut se comprendre que dans la dynamique. Elle est ponctuée par des déconstructions et des recompositions, par des interactions non réglementées qui mettent en évidence l’importance des brèches. C’est en cela que la zone grise, dans ses deux volets – zone grise du travail et de l’emploi et zone grise institutionnelle – est instituante, fruit d’un processus, qui prend en compte les bricolages, les atermoiements, les tensions, ce qui permet à son tour de comprendre la gouvernance métropolitaine comme inscrite dans une dynamique qui aide à dépasser toute approche dualiste du marché du travail.

 

Christian Azaïs

Bibliographie

Azaïs Ch., P. Dieuaide, & D. Kesselman (2017) ‘Zone grise d’emploi, pouvoir
 de l’employeur et espace public: une illustration à partir du cas Uber’, Relations industrielles, 72(3): 433.

Azaïs Ch., M. Pepin-Lehalleur (2014) Modes de gouvernance dans quatre métropoles latino-américaines (Buenos Aires, Caracas, Mexico, São Paulo) : entre logiques institutionnelles et jeu des acteurs, Bruxelles: Peter Lang.

Azaïs Ch. (2010) ‘Pilotos de helicóptero em São Paulo: o assalariamento entre ‘céu aberto’ e nevoeiro’, Sociologias, 25:102–124.

Bentein K., & S. Guerrero (2008) ‘La relation d’emploi : état actuel de la question’, Relations industrielles, 63(3):393–408. http://id.erudit.org/iderudit/019095ar

Demazière D., & Ch. Gadéa (2010) Sociologie des groupes professionnels, Paris: La Découverte.

Giraud O., & A. Lechevalier (2012) ‘L’évolution des modèles allemand et français d’emploi depuis quinze ans. Des segmentations différenciées’ in M. Dupré, O. Giraud, & M. Lallement (eds) Trajectoire des modèles nationaux. État, démocratie et travail en France et en Allemagne, Bruxelles: Peter Lang: 291–321.

Paradeise C. (1988) ‘Les professions comme marchés du travail fermés’, Sociologie et sociétés, 20(2): 9–21.



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