Travailleur.se.s du care

Si l’on tente de traduire le terme care, on peut définir les « travailleur.se.s du care » comme l’ensemble des personnes qui « prennent soin » d’autrui. Pourtant, cette définition pose d’emblée la question des limites de l’activité de « care ». Par exemple quand une mère prend soin de ses propres enfants, s’agit-il ou pas de travail ? Non rémunérée pour cela, est-elle, ou non, une « travailleuse du care » ?

Une zone grise englobant travail rémunéré et non rémunéré, aux limites incertaines

La réponse à ces questions est malaisée. Pourtant, dès les années 1970-1980, des chercheuses féministes (Delphy, 1973 ; Finch et Groves, 1983) y ont répondu positivement, en considérant que l’ensemble des tâches domestiques réalisées de façon « informelle », mais surtout non rémunérée, principalement par les femmes, au bénéfice de leurs proches, constitue un travail à part entière, au même titre que le travail effectué de façon salariée. Au-delà des distinctions « rémunéré/non rémunéré », « formel/informel », ces tâches remplissent en effet une fonction sociale essentielle d’entretien et de réparation, en termes marxiens, une fonction de « reproduction », assignée aux femmes et définissant leur position sociale, indispensable à la « production » capitaliste.

Une caractéristique du travail de care est ainsi la transgression de frontières qu’il réalise puisqu’il peut être effectué (et est parfois effectué par les mêmes personnes) sous forme rémunérée, ou pas. Ainsi, Mary Daly et Jane Lewis définissent la notion de « social care », comme « une activité et un ensemble de relations situés à l’intersection de l’État, du marché, et des relations familiales (et bénévoles) » (2000 : 285). Les activités de care constituent par là une zone grise du travail, entre salariat, bénévolat, et « travail domestique », au sens conceptuel de l’expression (Delphy, 1973). La définition proposée par Joan Tronto, assez consensuelle dans les milieux académiques aujourd’hui, comme « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre ensemble aussi bien que possible » (Tronto, 2009 : 13) a l’intérêt de souligner le caractère indissociable de la pratique du care et de sa dimension éthique. Mais cette définition fonctionnelle très large incluant, outre le soin aux personnes, l’entretien des objets, tend à englober la plupart des activités de « service » et rend quasi impossible la délimitation d’un secteur d’activités de care spécifiques. L’indétermination du contenu du care apparaît ainsi comme constitutive de la notion, entre posture morale et travail.

La plupart des recherches actuelles utilisent donc une définition opérationnelle qui, proche de celle de J. Tronto, restreint malgré tout le care aux tâches destinées aux personnes, par exemple Randy Albelda et alii (2009) dans leur évaluation du travail de care dans le Massachusetts le définissent comme :

« le travail et les ressources consacrées aux soins quotidiens des résidents du Massachusetts, en particulier les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées ; l’éducation des enfants de moins de 12 ans ; et les soins de santé aux bien-portants et aux malades, quel que soit l’âge ».

La Fondation de Dublin pour l’Amélioration des Conditions de Travail adopte le même parti en  distinguant quatre types de carers rémunérés et trois types de carers non rémunérés : les bénévoles, les « family unformal carers » apparentés au bénéficiaire et les carers non apparentés, amis ou voisins (European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 2006 : 6). Mais, dans une optique de recommandations aux politiques, elle s’intéresse surtout aux premiers pour caractériser leurs formes d’emploi. Conformément à cette perspective impulsée par les politiques publiques d’emploi, la plupart des recherches françaises récentes écartent de leur champ d’observation le travail de care non rémunéré effectué, à des degrés extrêmement variables, par toute la population, mais d’abord et surtout les femmes dans toutes les régions du monde (OCDE, 2011), pour se concentrer sur le travail de care rémunéré, et surtout sur certaines activités classées comme « non qualifiées ». Ainsi, contrairement aux définitions évoquées ci-dessus, en France, la prise en charge des enfants n’est généralement considérée comme care que lorsqu’il s’agit de tout petits enfants, ou bien lorsque cette prise en charge a lieu à domicile. Les tâches d’enseignement et d’éducation sont exclues de la définition du care, alors même que la plupart des observateurs s’accordent à reconnaître qu’elles sont étroitement imbriquées avec les tâches plus matérielles d’« élevage ». De même, ce sont essentiellement les activités à destination des personnes âgées, plus ou moins dépendantes, mais vivant à leur propre domicile, qui sont envisagées comme care, la plupart des recherches excluant de la définition du care les activités sanitaires, ainsi que les soins prodigués par des travailleurs appartenant au monde médical. Les aides soignant.e.s et les infirmier.e.s, a fortiori les médecins, ne sont généralement pas considérés comme des travailleur.se.s du care. Même les agents hospitaliers sont exclus de l’analyse, sauf parfois lorsqu’ils-elles interviennent dans des établissements peu médicalisés, assimilables à des domiciles privés.

Il faut ainsi relever que les travailleur.e.s du care rémunéré sont identifiés de façon négative comme ceux qui n’appartiennent pas à des domaines d’activité construits à partir de professions reconnues, mais qui interviennent, paradoxalement de façon rémunérée, dans des espaces privés, c’est-à-dire cette zone grise où le travail n’est pas vraiment reconnu comme travail et ne semble pas nécessiter de savoir-faire spécifiques. Le groupe des travailleurs du care est ainsi défini implicitement par des qualités manquantes, plus que par des spécificités intrinsèques, et il s’agit ici essentiellement de femmes. En jouant sur les mots, on peut relever que cette zone grise est occupée principalement par les salariées de la « silver economy » qui prennent en charge les vieilles personnes : elles sont en effet privées de la reconnaissance sociale de l’importance de leur fonction dont bénéficient celles qui prennent soin des enfants. La figure commune idéale-typique de « travailleur du care » est donc celle d’une femme, qui prend soin de gens âgés, sans pathologie bien identifiée qui les amènerait à relever d’une prise en charge médicale, mais présentant un degré d’incapacité plus ou moins important.

Loin d’être un simple obstacle technique, ce flou dans les délimitations est sans doute la caractéristique la plus fondamentale à prendre en compte pour appréhender le travail, les emplois et la position des travailleur.e.s du care. Il semble donc particulièrement opportun de s’interroger sur les frontières entre travail et non travail, rémunéré ou non, formel ou non, salarié ou non, qui constituent une caractéristique de cette activité. À cet égard, une lecture de cette zone grise en termes de genre est incontournable : elle invite à considérer le care à l’aune des transformations de la partition entre sphère publique et sphère privée, dans un contexte de montée en puissance puis de remise en cause des solidarités collectives organisées par l’État-providence.

Dynamiques historiques des formes du travail de care

Les formes prises par le travail de care dépendent très largement des systèmes économiques dans lesquels il s’insère. Dans les économies capitalistes occidentales, la partition entre sphères privée et publique construite à partir du 18e siècle, s’est accompagnée d’une séparation entre tâches de « production » (dans la sphère publique) et de « reproduction » (dans la sphère privée),  plus marquée que dans d’autres systèmes où l’autoproduction occupe une place plus importante.

Alors que dans le monde pré-industriel, le travail de care ne peut guère être distingué d’autres tâches, à la fois parce que peu d’attention et de temps sont consacrés aux plus faibles, et parce que le cadre du travail est le plus souvent confondu avec le cadre familial (Tilly et Scott, 1987 [1978]), lors de l’industrialisation, le travail dit « productif » est progressivement externalisé, sous forme salariée le plus souvent. Mais c’est aussi le moment où les femmes sont enjointes à rester au foyer afin de se consacrer aux tâches de reproduction (Scott, 1990), même si dans la réalité, bien peu parviennent à jouir de ce « luxe » dans les classes populaires. Au 19e siècle en France, coexistent trois formes de travail de care : celle, non rémunérée, interne au foyer, que l’on peut dénommer « travail domestique » ; celle, rémunérée mais mal intégrée dans le cadre salarial, du « travail des domestiques » ; mais aussi, dès la deuxième moitié du 19e siècle, celle, du travail bénévole charitable effectué par des religieuses. Différentes, voire opposées, ces trois formes ont pourtant en commun leur caractère dérogatoire vis à vis du salariat, dont les normes sont progressivement élaborées dans la même période à travers les luttes ouvrières, mais dans la sphère publique. Le groupe des « domestiques » se féminise en même temps qu’il devient, à travers la figure de la « bonne », un élément essentiel de statut social pour la bourgeoisie, même toute petite, parfois contrainte à se priver par ailleurs pour le maintenir. La « bonne à tout faire » effectue alors, comme son nom l’indique, tous les travaux (Fraisse, 1979) nécessaires au confort de la famille qui l’emploie, des tâches ménagères aux soins du corps et à l’élevage des enfants. Le plus souvent logée et nourrie, même chichement, elle ne reçoit qu’une rémunération minimale, qui ne constitue pas vraiment un salaire. Son travail est en quelque sorte « internalisé » dans ce foyer, où elle est de ce fait acculturée au milieu bourgeois et, pour cette raison, laissée à l’écart des progrès obtenus par les luttes sociales. Au contraire, dans les familles populaires, lorsque la mère est absente ou malade, le travail de care est parfois pris en charge par des intervenantes, important de l’extérieur des normes à visée éducative ou sanitaire, des religieuses, puis des « infirmières visiteuses » ou assistantes sociales, travaillant encore parfois bénévolement. Il faut également noter que, à partir de la fin du 19e siècle, certaines dimensions du travail de reproduction sont externalisées hors du cadre domestique privé, comme l’éducation ou les soins aux malades. Elles donnent lieu alors à l’émergence de groupes professionnels largement féminisés, au statut salarial d’autant mieux reconnu qu’ils s’insèrent dans des institutions étatiques séparées de la sphère privée : instituteurs et institutrices dans l’école républicaine (avec la spécificité française des institutrices de l’École Maternelle qui, formées dans les mêmes Écoles Normales, obtiennent dès la fin du 19e siècle, une reconnaissance salariale à l’égal des autres enseignants de l’École Primaire), infirmières dans l’hôpital, par exemple.

À partir du milieu du 20e siècle toutefois, une nouvelle figure de travailleuse du care émerge des associations familiales de la mouvance catholique-sociale : celle de la « travailleuse familiale », dont la dénomination signe la position sociale ambiguë : salariée, souvent même syndiquée, sa fonction est définie dans et par la sphère privée. Elle appartient pourtant clairement au monde salarié : dès 1957, une convention collective est signée, prévoyant la nécessité d’une formation pour exercer. Il s’agit toujours de suppléer à domicile les mères de famille des milieux populaires, mais pour les militant.e.s associatifs, les intervenantes doivent être issues du milieu populaire, ouvrier ou paysan, afin de permettre son auto-émancipation. Il faut enfin souligner que même si les familles utilisatrices paient leur quote-part, ce modèle d’emploi nécessite un financement socialisé, de fait apporté par la Caisse Nationale d’Allocations Familiales dès 1948.

Les formes de prise en charge d’autrui et les dynamiques d’emploi qui en découlent sont donc profondément influencées par le jeu des institutions sur la partition entre sphère publique et sphère privée. Dans le monde globalisé contemporain, cette division est encore à l’origine de mouvements migratoires féminins importants : des femmes du « Sud » venant travailler comme pourvoyeuses de care dans la sphère privée, au bénéfice de femmes du « Nord », elles-mêmes engagées dans la « production », le plus souvent sous forme salariale, au prix d’un creusement des inégalités entre femmes (Hochschild, 2004) (→ Travailleuses et travailleurs immigrés en France).

Un secteur aux limites incertaines : peut-on dénombrer les « travailleur.se.s du care » ?

Ces limites floues du travail de care induisent des difficultés à dénombrer les salariés l’exerçant. En France, ce brouillage a été renforcé par les politiques d’emploi menées depuis 30 ans. Les services délivrés directement à domicile afin de se substituer au travail domestique non rémunéré ont en effet été identifiés dès la fin des années 1980, dans une période de forte montée du chômage, comme un « gisement d’emplois » non délocalisables et facilement accessibles à des demandeur-se-s d’emploi pas ou peu diplômés. De nombreuses mesures socio-fiscales ont été prises, censées permettre de solvabiliser et de faciliter l’expression de la demande pour ces services. Elles se sont traduites par la création de formes atypiques d’emploi, caractéristiques de la zone grise.

En effet, l’emploi direct par le particulier utilisateur des services a été invariablement encouragé. Or cette forme d’emploi déroge à l’emploi salarié typique, d’une part parce que le décompte du temps de travail y prend des formes spécifiques, d’autre part parce que les employeurs n’étant pas des professionnels en la matière, l’application même des règles du droit du travail et de la convention collective est loin d’être assurée. Enfin et surtout, les mesures d’exonération et de simplification administrative, telle la création des structures mandataires (1987) ou du chèque-emploi-service (1994), ont abouti à une euphémisation des responsabilités d’employeur. Certains particuliers, pourtant légalement employeurs, se vivent plutôt comme consommateurs d’un service produit par un travailleur indépendant. Les lois Borloo de 2005 et 2008 de développement des « services à la personne » (SAP) ont renforcé ces tendances en semant le trouble sur la délimitation de ces services, regroupés à la faveur d’un « coup de force politique » (Devetter et alii, 2009). S’agit-il d’aide à des personnes vulnérables (auquel cas le terme de care semble particulièrement adapté et le soutien financier des pouvoirs publics légitime), ou bien de toutes sortes de services hétéroclites, certains étant de fait destinés aux catégories les plus aisées de la population, comme l’assistance informatique ou le coaching, la dénomination comme care devient alors plus discutable. À l’inverse, la prise en charge des personnes âgées, handicapées ou des jeunes enfants n’est pas comprise dans ce secteur des SAP dès lors qu’elle s’effectue hors du domicile privé des utilisateurs, dans des institutions comme les maisons de retraite, les crèches, ou au domicile des prestataires de ces services, comme les assistantes maternelles.

Ainsi la définition légale du secteur des SAP ne constitue qu’une délimitation très discutable des activités de care rémunérées. De plus, même si l’on considère que les SAP en constituent une bonne approximation, le nombre d’emplois varie « selon les conventions de mesure retenues : entre 1,1 million et 2 millions d’emplois » (Jany-Catrice, 2012). Au-delà de la définition du périmètre, ce sont les caractéristiques des emplois de « service à la personne » qui expliquent ces différences dans les estimations. La plupart des salarié.e.s de particuliers employeurs cumulent en effet plusieurs emplois à temps très partiel (quelques heures par semaine), ce qui entraîne vraisemblablement des doubles comptes, plus ou moins importants suivant les sources. Ces emplois sont de plus très « volatiles », la durée des contrats de travail s’ajustant au coup par coup aux besoins fluctuants des utilisateurs des services et certain.e.s salarié.e.s, étudiants par exemple, utilisant aussi ces situations de travail de façon « occasionnelle ». Ainsi c’est la notion même d’emploi qui est remise en cause dans ce secteur : l’assimilation entre emploi et poste de travail, implicite dans la plupart des grandes enquêtes nationales (enquête emploi par exemple) et pour le recueil de données administratives (DADS) ne s’applique ici qu’avec de grandes difficultés (ibid, 2012), constituant ainsi une zone grise pour la statistique.

C’est pourquoi les enquêtes spécifiques sont particulièrement précieuses, telle celle menée en 2008 par la Drees pour décrire les principales caractéristiques et les modalités d’emploi des salarié.e.s intervenant au domicile de « personnes fragilisées » (Marquier, 2010), qui constituent en quelque sorte le noyau central des « travailleur.se.s » du care. Elle évalue d’abord leur nombre : 515 000 environ, soit un chiffre très inférieur à ceux avancés pour les SAP. Sans surprise, il s’agit quasi uniquement de femmes, à 98 %, plutôt âgées (âge médian 46 ans, un quart ont plus de 52 ans), avec un faible niveau d’études (un tiers n’ont pas dépassé le collège) et démunies pour la plupart (62 %) de diplômes spécifiques au secteur ; plus de 95 % d’entre elles sont nées en France ou de nationalité française. Si 37 % d’entre elles ont comme employeur unique une organisation, associative le plus souvent, la majorité cumule plusieurs emplois : 39,7 % en mixant des types d’employeurs variés (organisation, particulier, système mandataire), et 23,5 % en travaillant uniquement pour des particuliers employeurs. Leurs conditions d’emploi sont aussi atypiques : 70 %  d’entre elles travaillent à temps partiel, ce qui, combiné au faible degré de qualification reconnu, leur procure des rémunérations particulièrement basses, pour beaucoup largement inférieures au SMIC mensuel, avec un salaire net médian de 840 €. De plus, environ 1/4 des salariées interrogées se plaignent de variations importantes de leur rémunération d’un mois sur l’autre. Le constat général est donc celui d’un secteur d’emplois plutôt dégradés.

Care, genre et rapports sociaux : trois modèles idéal-typiques du travail salarié de care

Aujourd’hui, même si l’on observe une grande diversité des formes d’emploi de care rémunéré, on peut mettre en évidence trois modèles idéal-typiques de service à domicile issus de ces formes historiques (Dussuet, 2005), correspondant à des formes d’emploi plus ou moins précaires. Dans le type  « domestique », le service n’est pas défini a priori mais au cours de l’interaction entre l’intervenante et l’utilisateur, il est donc personnalisé à l’extrême, et l’emploi en porte la trace : il est « flexible », tant en termes de contenu du travail, que de temporalités. À l’inverse, dans le type « hospitalier », le service obéit à un protocole d’ordre professionnel imposé de l’extérieur à l’utilisateur grâce à la légitimité de cette référence, souvent issue du monde médical ; cela autorise des emplois mieux garantis : plein temps accessible, horaires moins fluctuants, tâches mieux délimitées en fonction de la qualification reconnue. Le troisième type est intermédiaire, il est caractérisé par la négociation du service entre souhaits du bénéficiaire et règles issues du droit du travail ou de la convention collective, il permet d’assurer un minimum de qualité des conditions de travail et d’emploi. Cela nécessite la présence d’un organisme médiateur, en général l’employeur. Les associations d’« aide à domicile » ont en quelque sorte inventé ce modèle à partir des années 1950, mais elles peinent aujourd’hui à le maintenir. Il suppose en effet l’appui des pouvoirs publics, à la fois à travers les financements de l’État-Providence et une réglementation reconnaissant la professionnalité des intervenantes. Dans les années 2000, les difficultés budgétaires ont remis en cause ce soutien, malgré la création de l’Allocation Personnalisée pour l’Autonomie (APA) et du Diplôme d’Auxiliaire de Vie Sociale (DEAVS) en 2002.  

Il faut souligner le rôle central joué en France par les associations pour les travailleur.se.s du care. D’abord, l’action associative a donné naissance à de nombreux métiers du « travail social » (éducateurs, assistantes sociales, par exemple), à travers la professionnalisation d’un travail bénévole assimilable au care. Ensuite, la forme associative prédomine parmi les organisations employeuses des travailleur.se.s du care : elle y a même longtemps été hégémonique, l’État-Providence déléguant en quelque sorte à ces organisations non lucratives la mise en œuvre des politiques publiques d’action sociale. Mais à partir des années 2000, dans un objectif de réduction de la dépense, les pouvoirs publics ont introduit de nouveaux modes de régulation, favorisant la concurrence à travers la diversification de l’offre de services. Dans cette course à la réduction des prix, l’absence de structure employeuse constitue un avantage puisqu’elle évite les coûts de travail indirect. Sous couvert de blanchiment du travail au noir, vraisemblablement important dans ce type de service peu capitalistique, mais sans que des chiffres fiables puissent être retenus, des formes anciennes ont été réactivées et de nouvelles promues : emploi direct par les particuliers utilisateurs, travail indépendant à travers la création de l’« autoentrepreneur » (→ Travail indépendant). Ces formes d’emploi ne sont pas privées de protection sociale, mais celle-ci est limitée. Du côté des conditions de travail, les règles concernant la santé, par exemple, sont difficiles à appliquer lorsque l’employeur est un particulier et le lieu de travail son domicile privé, a fortiori lorsqu’il n’existe pas d’employeur : libre alors au travailleur indépendant de prendre les risques qu’il souhaite. Du côté des conditions d’emploi, on peut observer une même difficulté à la simple application du droit : qui licencie et comment, au décès de l’employeur utilisateur par exemple ? Quelle limitation du temps de travail quotidien ? Quel minimum de rémunération pour le travailleur indépendant ? Le développement de ces formes d’emploi peu protégées pour les travailleur.se.s du care est ainsi lié au repli de l’État-Providence, les associations apparaissant en position défensive d’un modèle d’emploi plus protecteur, mais plus coûteux.

Plus largement, ces dynamiques d’emploi sont à relier aux transformations des rapports de domination de genre dans les économies de marché contemporaines. Le développement des emplois de care rémunéré est corrélé aux modifications de la division sexuelle du travail (Kergoat, 2012). En France, jusqu’au milieu des années 1960, l’activité professionnelle des femmes se caractérise par des interruptions leur permettant de réaliser du care non rémunéré, puis une norme féminine du cumul entre care et activité professionnelle s’installe progressivement. Une importante main d’œuvre féminine se présente sur les marchés du travail en même temps que des emplois sont créés dans des services de care rémunérés. Ceux-ci sont définis comme « féminins », de fait occupés quasi exclusivement par des femmes, et le travail réalisé ne bénéficie que d’une reconnaissance sociale minimale du fait de son assimilation au care non rémunéré, perçu comme « naturel pour les femmes ». Les formes spécifiques d’emploi que l’on y trouve, le temps partiel, mais aussi l’emploi direct par des particuliers, sont jugés plus souples et donc bien adaptés à des salariées devant « concilier » travail salarié et care non rémunéré. La division du travail provenant de la catégorisation de genre vient ainsi renforcer la tendance à l’informalisation des emplois.

Mais le caractère plus ou moins dégradé de ces emplois dépend surtout des rapports de force et du contexte politique à l’origine de leur création. Ainsi, par exemple, dans les années 1950, dans une période de développement des Caisses de Sécurité Sociale, de reconstruction et de croissance économique, les associations familiales alliées au mouvement ouvrier ont pu obtenir pour les « travailleuses familiales » intervenant dans des familles avec des enfants en bas âge des conditions d’emploi alignées sur celles des salariés masculins, alors même que ces femmes ne réalisaient « que » des tâches ménagères. Au contraire, depuis les années 1980, dans un contexte de crise de l’emploi et de faiblesse des organisations syndicales, les mêmes associations ne parviennent à proposer aux aides à domicile, effectuant des tâches comparables auprès de bénéficiaires âgés, que des formes d’emploi marquées au féminin et caractérisées par la faiblesse de la reconnaissance sociale. Dans d’autres contextes sociétaux, aux États-Unis par exemple, c’est plutôt la catégorisation raciale qui a pu se révéler déterminante.

Quoi qu’il en soit, et contrairement à la perception commune, la zone grise où ces emplois sont confinés a finalement peu à voir avec le contenu du travail de care. C’est en repoussant, ou au contraire en s’appuyant sur les principes de division sociale qui sous-tendent des formes d’emploi alternatives à l’emploi salarié typique, que les groupes sociaux peuvent, ou non, construire des cadres de l’emploi des travailleur.se.s du care qui les feraient émerger de cette zone grise et par là accéder à des conditions de travail et d’emploi moins dégradées.

 

Annie Dussuet

Bibliographie

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