Travailleurs économiquement dépendants

Depuis la fin des années 1990, dans le contexte d’une stabilisation puis d’une recrudescence du travail indépendant (→ Travail indépendant) sur les marchés du travail européens, une catégorie hybride de travailleurs a attiré l’attention de plusieurs auteurs et organisations : il s’agit des travailleurs économiquement dépendants, qui cumulent une indépendance juridique avec une dépendance économique vis-à-vis d’un seul donneur d’ordres. Dans un rapport sur les mutations de l’emploi, Alain Supiot évoque dès 1999 l’existence de travailleurs « semi-indépendants » (1999 : 42). La Commission européenne commande alors une étude sur cette question à Adalberto Perulli (Perulli, 2003) avant de publier un livre vert dans lequel elle mentionne l’existence de travailleurs économiquement dépendants, définis ainsi : « Quoique formellement “indépendants”, ils restent économiquement dépendants d’un seul commettant ou client/employeur pour la provenance de leurs revenus » (Commission européenne, 2006 : 12). Cette forme d’emploi hybride suscite également l’intérêt de l’OIT au début des années 2000 : dans un rapport de 2003 sur la relation d’emploi, cette organisation s’intéresse aux travailleurs économiquement dépendants qui, « à mi-chemin entre travail indépendant et emploi salarié, (…) sont formellement indépendants mais dépendent d’un ou de plusieurs “clients” pour leurs revenus » (OIT, 2003 : 28).

Si les travailleurs économiquement dépendants préoccupent toujours ces deux organisations internationales, la terminologie a légèrement évolué, probablement sous l’influence de la réforme espagnole du droit du travail sur laquelle nous reviendrons. En 2016, l’OIT consacre ainsi un rapport à l’emploi atypique, et l’une des quatre formes identifiées est appelée « disguised employment/dependent self-employment », ce que l’on peut traduire littéralement par « relation d’emploi déguisée/travail indépendant économiquement dépendant » (OIT, 2016 : 8). De même, la Commission européenne a récemment financé le projet TRADE qui, à l’initiative du syndicat espagnol UPTA, doit contribuer à créer un Réseau Européen pour le Soutien des Travailleurs Indépendants Économiquement Dépendants. Dans ce cadre, un questionnaire a été adressé à des travailleurs indépendants sans salariés en Bulgarie, en Espagne, en France et en Italie et un rapport intitulé « Travailleurs Indépendants Économiquement Dépendants : mesures statistiques, enjeux et opportunités » a été publié en 2014. Reprenant la catégorie européenne, nous parlerons donc de Travailleurs Indépendants Économiquement Dépendants (TIED) pour désigner cette catégorie en soulignant la tension entre indépendance juridique et dépendance économique qui la caractérise.

En cumulant des attributs typiques de l’emploi salarié et du travail indépendant, les TIED illustrent un processus d’hybridation des formes de mise au travail (Azaïs, 2014) et se situent dans une « zone grise » du marché du travail, entendue à la fois comme région intermédiaire entre deux catégories (Supiot, 1999 ; Perulli, 2003) et comme situation non balisée par la loi (Azais, 2014). Ces travailleurs interrogent en effet les catégories classiques du droit du travail et leur prise en charge juridique pose problème : du fait de leur indépendance juridique, les TIED sont exclus des protections attachées au salariat alors même que leur dépendance économique peut les placer dans une situation de vulnérabilité. La position particulière des TIED romprait ainsi le principe d’égalité des parties au fondement du droit commercial sans que leur dépendance ne soit contrebalancée par l’accès à des droits sociaux. La vulnérabilité des TIED est d’ailleurs soulignée par l’OIT, qui souligne le « manque de protection » de ces travailleurs « en raison d’un champ d’application limité ou imprécis du droit du travail » (2003 : 3).

L’émergence de cette forme de travail hybride interpelle donc les pouvoirs publics et ces derniers peuvent emprunter différentes voies pour offrir aux TIED une meilleure protection. Une première option consisterait à intégrer systématiquement les TIED au salariat, mais à notre connaissance aucun pays n’a fait ce choix. En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, le salariat repose sur l’existence d’un lien de subordination (→ Subordination/Autonomie) : si plusieurs juristes plaident pour l’abandon de ce critère unique, ces propositions sont jusqu’à présent restées lettre morte, et c’est au contraire une conception restreinte de la subordination qui prédomine depuis la loi Madelin de 1994 et l’arrêt dit « Société Générale » de 1996. Des droits théoriquement réservés aux salariés sont néanmoins étendus à certains travailleurs indépendants par l’ancien Livre VII du Code du Travail. Les journalistes, les représentants de commerce ou les gérants de succursale bénéficient par exemple de certaines des protections offertes par le droit du travail, mais ces dispositions ne concernent que quelques catégories spécifiques de travailleurs non-salariés.

Lorsque les TIED sont en mesure de fournir au juge des indices prouvant l’existence d’une relation de subordination vis-à-vis de leur donneur d’ordres, ces derniers peuvent en revanche obtenir au cas par cas la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail dans la plupart des pays. En vertu du principe de primauté des faits, la réalité de la situation observée prévaut en France sur la volonté exprimée par les parties, de sorte que chaque année de nombreux TIED se voient reconnaître le statut de salarié : en 1972, la Cour de Cassation requalifie par exemple les contrats commerciaux de gérants de stations-service en contrats de travail et en 2000 et 2001 ce sont les chauffeurs de taxi de grandes entreprises du secteur qui obtiennent gain de cause.

Les TIED peuvent également bénéficier d’un certain rapprochement du régime des indépendants avec celui des salariés : si les travailleurs indépendants restent généralement moins bien protégés que les salariés, on assiste depuis quelques décennies à une réduction progressive de l’écart séparant ces deux catégories de travailleurs dans la plupart des pays européens. En France, la loi Royer fixe dès 1973 l’objectif d’un alignement progressif des régimes des artisans et des commerçants sur le régime général de sécurité sociale et les protections dont disposent les salariés sont progressivement étendues aux travailleurs indépendants : les artisans et les commerçants bénéficient aujourd’hui d’un régime d’assurance maladie-maternité, de prestations familiales, d’indemnités journalières en cas d’incapacité de travail et de prestations d’invalidité-décès. Ils cotisent à une retraite de base et à une retraite complémentaire et s’adressent depuis 2006 à un interlocuteur unique, le Régime Social des Indépendants (RSI). La souscription de polices d’assurance privées est de plus facilitée par la loi Madelin de 1994.

Les TIED peuvent donc bénéficier d’un renforcement des droits des travailleurs indépendants en général, mais certains pays vont plus loin en reconnaissant la spécificité de leur situation et en leur accordant des protections particulières. L’Allemagne ou l’Italie – jusqu’à la refonte du droit du travail conduite en 2015 par Matteo Renzi – ont ainsi décidé d’octroyer certains droits aux TIED : les co-co-co (pour contrats de collaboration continue) en Italie et les arbeitnehmerãnhliche Personen (les travailleurs semblables à des salariés) en Allemagne constituent des catégories intermédiaires entre salariés et véritables travailleurs indépendants et bénéficient à ce titre de dispositions spécifiques. En Espagne, la réforme du droit du travail de 2007 introduit même un véritable statut pour les TRADE ou Trabajadores Autónomos Económicamente Dependientes (Travailleurs Indépendants Économiquement Dépendants), ces travailleurs indépendants qui disposent de leur propre matériel et de leur propre organisation productive mais dépendent économiquement d’un donneur d’ordres pour au moins 75 % de leurs revenus. Depuis 2007, les TIED espagnols sont ainsi indemnisés en cas de maladie, de maternité, d’invalidité ou d’accident du travail, et ils cotisent au système de retraite par répartition. Ils bénéficient également de 18 jours de congé par an et d’une limitation de leurs heures supplémentaires. En cas de rupture du contrat, une indemnité compensatoire peut être versée. Les TRADE peuvent enfin être représentés par des associations professionnelles aptes à négocier des accords portant par exemple sur le temps de travail ou la rémunération. En France, la réflexion autour d’un statut particulier pour les TIED les plus qualifiés est relativement ancienne (Coquelin, Reynaud, 2003) mais c’est l’exemple espagnol qui conduit le Ministre français du travail de l’époque, Xavier Bertrand, à commander un rapport sur la protection des TIED à Paul-Henri Antonmattei et Jean-Christophe Sciberras. Ces derniers se prononcent pour « la création d’une catégorie intermédiaire entre travail salarié et travail indépendant », suivant l’exemple de « nos voisins européens [qui] ont franchi le pas » (Antonmattei et Sciberras, 2008 : 5 et 7). Ils préconisent l’octroi de certains droits aux TIED en matière de formation, de négociation collective, de protection contre les accidents du travail et de limitation du temps de travail notamment. Ce rapport a suscité de nombreuses critiques, l’adoption d’une nouvelle catégorie étant souvent vue comme une façon d’encourager l’érosion du salariat et la précarisation de l’emploi. L’introduction dans le droit français d’une catégorie intermédiaire pour les TIED a ainsi été abandonnée (→ Frontière et statuts de l’emploi).

Les deux options écartées en France – l’intégration systématique des TIED au salariat et la création d’une catégorie spécifique – reposent en fait sur des représentations diamétralement opposées de la situation de TIED, dont plusieurs auteurs se font l’écho. Pour certains, les TIED illustrent en effet une logique de contournement du droit du travail et leur apparition résulte des stratégies d’externalisation mises en œuvre par des entreprises désireuses de réduire leurs coûts : une redéfinition du salariat fondée sur la notion de dépendance économique semble alors la meilleure réponse à apporter à ce processus de précarisation imposé aux TIED par leurs clients. Au contraire, d’autres auteurs voient en ces travailleurs les représentants de nouvelles formes d’emploi à mi-chemin entre salariat et travail indépendant qui reflètent avant tout une mutation profonde du travail conjuguée à un désir d’autonomie des individus : la création d’un statut intermédiaire apparaît dans ce cas comme le moyen de pérenniser et d’encadrer une forme de travail irréductible aux catégories traditionnelles.

Tableau 1 : les réponses juridiques des pouvoirs publics français à l’émergence des TIED

Réponses juridiques possibles à l’émergence des TIED

Interprétation sous-jacente du phénomène

Cas français

Intégration systématique des TIED au salariat

Salariat déguisé / précarisation de l’emploi / fraude

Option écartée, sauf pour les professions listées dans l’ancien livre VII du Code du travail

Création d’une catégorie intermédiaire

Modèle d’emploi sui generis / nouvelles formes d’emploi

Option écartée (malgré les conclusions du rapport Antonmattei/Sciberras)

Requalification au cas par cas

Coexistence des deux interprétations possibles

Option retenue, requalifications lorsque l’existence d’une relation de subordination est démontrée

Renforcement des droits des travailleurs indépendants

Option retenue, rapprochement progressif des régimes de protection sociale des salariés et des indépendants

Si ces deux interprétations de l’émergence des TIED conditionnent des réponses juridiques distinctes, il n’est pas rare de les voir coexister, les « faux indépendants » étant opposés aux « travailleurs économiquement dépendants » (Commission européenne, 2006). Le niveau de qualification des travailleurs semble alors pouvoir permettre de distinguer salariés déguisés et nouveaux indépendants (Pedersini, 2002) : les TIED peu qualifiés seraient le plus souvent de faux indépendants, dans une situation de subordination de fait imposée par le client, alors que les TIED qualifiés auraient choisi de devenir indépendants pour valoriser leurs compétences et jouir d’une plus grande autonomie, incarnant ainsi un nouveau modèle d’emploi.

Les TIED en France et au Brésil : le cas des professionnels des Technologies de l’Information

Pour comprendre la signification sociale de cette forme de travail hybride – peu analysée et souvent invisible au niveau institutionnel – nous avons choisi de réaliser une enquête qualitative dans une perspective comparative. Puisque les TIED qualifiés sont a priori plus susceptibles d’incarner un nouveau modèle d’emploi, nous avons décidé de centrer notre étude sur des travailleurs qualifiés, les professionnels du secteur des Technologies de l’Information (TI). Il nous a de plus paru intéressant d’explorer cette catégorie hybride dans deux pays caractérisés par des marchés du travail structurellement très différents, tant en ce qui concerne la pertinence du salariat comme norme que l’importance de l’emploi informel, la France et le Brésil. Dans ces deux pays, les TIED relèvent du travail indépendant classique, sauf lorsqu’ils obtiennent du juge une requalification de leur contrat commercial en contrat de travail ; ils exercent donc leur activité dans une zone grise non balisée par le droit.

Entre avril 2013 et juillet 2014, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de quarante TIED du secteur des TI, la moitié exerçant leur activité à Paris, l’autre moitié travaillant à Porto Alegre. Les professionnels rencontrés grâce à la technique de la « boule de neige » se définissent comme développeurs, architectes ou webdesigners, leur âge varie entre 22 et 45 ans, et 20 % sont des femmes.

L’enquête permet d’abord de dissiper le mystère qui entoure les conditions de travail des TIED et la relation qui les unit à leur client principal, et de situer les enquêtés sur un continuum entre salariat déguisé et véritable indépendance. L’analyse de la situation concrète des TIED permet ainsi d’apprécier le degré de subordination – ou, au contraire, d’autonomie opérationnelle – des enquêtés dans l’exercice de leur activité, et de déterminer si la relation qu’ils entretiennent avec leur donneur d’ordres principal est plus proche du lien employeur/salarié ou d’un rapport client/indépendant (Mondon-Navazo, 2016). On voit alors émerger deux groupes distincts, présents sur chacun des deux terrains.

Un quart des enquêtés bénéficient d’une certaine autonomie opérationnelle et sont liés à leur client principal par une relation qui rappelle le rapport classique indépendant/client : ceux que nous appelons les « indépendants en transition » travaillent le plus souvent chez eux et définissent leurs horaires ; ils ont choisi de devenir indépendants et le contrat qui les lie à leur client porte sur un projet précis, au terme défini. Au contraire, les « prestataires intégrés à la structure commanditaire » associent une situation de subordination relative à un rapport avec leur client proche du lien salarié/employeur : ces TIED interviennent chez un client dont ils doivent adopter les horaires et les délais à respecter leur sont imposés par le donneur d’ordres. Leur intervention n’est du reste pas liée à la réalisation d’un projet précis, et leur rémunération est calculée en fonction du temps passé (à l’heure, à la journée ou au mois) et non des tâches effectuées. Avec une durée moyenne de 28 mois, la position de prestataire intégré à la structure commanditaire, qu’occupent les trois quarts des enquêtés, est donc à la fois plus pérenne et plus proche d’une situation de salariat déguisé que celle d’indépendant en transition, qui renvoie à une intervention ponctuelle et à une dépendance économique plus circonstancielle.

Ces deux groupes de TIED se distinguent de plus par des situations différentes en ce qui concerne les protections dont ils bénéficient et le niveau de rémunération qu’ils perçoivent. Rappelons d’abord que le positionnement des TIED rompt l’échange fondateur entre dépendance économique et sécurité puisque leur indépendance juridique exclut ces travailleurs des dispositions protectrices du droit du travail et du régime général de la sécurité sociale sans qu’ils puissent compter sur une pluralité de clients. Or, si les indépendants en transition ne bénéficient d’aucune protection supplémentaire, plusieurs prestataires intégrés à la structure commanditaire ont obtenu de leur client le respect de certaines dispositions qui imitent les droits garantis aux salariés. Ainsi, les enquêtés français de ce groupe bénéficient fréquemment d’un préavis qui contribue à les protéger contre le risque d’emploi, la moitié des enquêtés brésiliens disposent de congés payés et quelques professionnels des deux pays ont reçu une formation financée par leur client principal, alors qu’en tant que travailleurs indépendants ils sont censés affronter seuls le risque d’obsolescence de leurs compétences.

De plus, la rémunération des TIED n’est pas régulée par le droit : si les indépendants en transition perçoivent une rémunération généralement inférieure à celle qu’ils auraient pu toucher en tant que salariés, les prestataires intégrés à la structure commanditaire gagnent davantage comme TIED que durant leurs expériences salariées antérieures ou postérieures, cet accroissement des revenus variant de 10 % à 100 % selon les cas. Cette manne financière supplémentaire permet à certains prestataires intégrés à la structure commanditaire de compenser partiellement la perte de protections induite par la sortie du salariat : pour faire face aux risques d’emploi et aux risques sociaux, plusieurs enquêtés choisissent de constituer une épargne, de souscrire une assurance privée ou d’investir dans l’immobilier. Cette prise en charge individuelle de la protection contre les risques satisfait particulièrement des enquêtés qui nourrissent un sentiment de défiance vis-à-vis des pouvoirs publics. Cependant, les TIED restent dans les faits moins bien couverts contre les risques que ne le sont les salariés, en raison à la fois du coût élevé de dispositifs dont certains n’ont pas les moyens, et d’une relative insouciance des enquêtés, qui ne sont pas toujours conscients des risques auxquels leur statut d’indépendant les expose, et privilégient parfois les dépenses immédiates plutôt que l’anticipation d’un avenir incertain.

Les analyses présentées jusqu’ici concernent à la fois les terrains français et brésilien, mais l’enquête a révélé de grandes différences entre les deux pays en ce qui concerne les prestataires intégrés à la structure commanditaire, dont l’émergence semble répondre à des logiques distinctes en France et au Brésil en lien avec les spécificités des deux marchés du travail. En France, les prestataires intégrés à la structure commanditaire ont presque tous choisi la position de TIED en décidant de devenir indépendants et de signer ensuite un contrat qui les engage à plein temps chez un seul client : ils veulent ainsi échapper à l’emprise des Sociétés de Services en Ingénierie Informatique (SSII), ces entreprises spécialisées dans la prestation de services et le placement de main d’œuvre qui jouent un rôle central sur le marché des TI français. Les enquêtés ont en effet le sentiment d’être exploités par ces entreprises qu’ils appellent des « marchands de viande » : l’écart entre le taux auquel les enquêtés sont facturés au client et leur salaire mensuel leur paraît trop important et ils dénoncent le peu de cas que font les SSII du maintien de leur employabilité. Bien que, même en tant que TIED, les enquêtés français soient souvent contraints de céder 15 % à 20 % de leur facturation à un intermédiaire, l’accession à la position de TIED apparaît comme le moyen d’obtenir une rémunération plus élevée et de limiter l’emprise des SSII.

À la différence des professionnels français, les prestataires intégrés à la structure commanditaire brésiliens se sont presque tous vus imposer la position de TIED par leur client principal, soit dès l’entretien d’embauche, soit plus tard, l’unique alternative étant alors un licenciement. C’est avant tout pour réduire leurs coûts et contourner les dispositions du droit du travail que les donneurs d’ordre brésiliens exigent des professionnels qu’ils adoptent la position de TIED, le poids historique de l’informalité ayant contribué à naturaliser les pratiques faisant primer la recherche de la rentabilité sur le respect de la légalité. Mais le fait que la situation de TIED soit généralement imposée aux enquêtés brésiliens ne signifie pas que ces derniers trouvent cette position désavantageuse : la plupart des prestataires intégrés à la structure commanditaire en viennent en effet à préférer cette forme de travail hybride à un emploi salarié classique.

Si 25 % des TIED rencontrés aspirent à occuper un emploi salarié, les trois quarts des professionnels interrogés en France et au Brésil expriment donc une certaine adhésion à la position de TIED, que cette situation soit envisagée comme une forme d’insertion pérenne ou comme une phase transitoire avant le développement d’une activité véritablement indépendante. Au-delà de leur intérêt pour une rémunération plus élevée, les enquêtés apprécient une position de TIED qui leur permet d’échapper à des emplois salariés jugés insatisfaisants : les professionnels français sont las de se sentir exploités par les SSII et leurs homologues brésiliens ne supportent plus le rythme de travail effréné qui leur est imposé au mépris du droit. Mais surtout, les enquêtés des deux pays qui ont adopté la position de TIED justifient leur choix par une sorte de principe de réalité. Constatant que le salariat ne constitue pas (ou plus) une garantie de stabilité et qu’il leur faut se préparer à changer plusieurs fois d’employeur au cours de leur carrière, les enquêtés préfèrent sortir du lien de subordination juridique et prendre eux-mêmes en charge la gestion de leurs parcours et de leur employabilité. Si la sortie du salariat ne donne pas accès à une plus grande sécurité de l’emploi, elle permettrait du moins de clarifier la situation en rompant une relation de loyauté toute théorique entre salarié et employeur.

Les enquêtés soulignent de plus que la position de TIED se traduit par un gain en termes d’autonomie, ce qui peut étonner puisque la plupart des professionnels ont dans les faits une autonomie opérationnelle très limitée : les enquêtés qui optent pour ce positionnement sont en quête d’autonomie dans un sens plus large, une autonomie identitaire qui va au-delà de l’exercice d’un contrôle sur le processus de travail lui-même et inclut l’articulation du travail avec les autres sphères de la vie (Rosenfield, Alves, 2011). Aux yeux de la majorité des enquêtés, la position de prestataire intégré à la structure commanditaire favorise une certaine prise de distances vis-à-vis du client et une gestion plus autonome des temps travaillés et non travaillés qui permet d’articuler vie professionnelle et vie privée en fonction des priorités du moment (Tableau 2).

Tableau 2 : Être prestataire intégré à la structure commanditaire plutôt que salarié : un arbitrage complexe

Demandes satisfaites par l’accession à la position de TIED

Contreparties en raison du positionnement spécifique des prestataires intégrés à la structure commanditaire

Représentations qui sous-tendent le choix en faveur de la position de TIED

Rémunération plus élevée

Exposition aux risques sans pluralité de clients

Confiance des enquêtés dans leur employabilité et le dynamisme du secteur

Priorité au court terme

Défiance vis-à-vis des pouvoirs publics

Exit” d’un emploi salarié insatisfaisant

Persistance d’une dépendance économique durable

Situation plus “juste”

(malgré son ambivalence du point de vue du droit)

Quête d’autonomie

Autonomie opérationnelle limitée

Recherche d’autonomie dans le rapport à la trajectoire et l’organisation des transitions

Par ailleurs, la position de prestataire intégré à la structure commanditaire semble à certains plus avantageuse que celle de véritable indépendant dans la mesure où la régularité des revenus et le fait d’être dispensé de démarches chronophages de prospection et de négociation commerciale confèrent aux TIED un confort dont les indépendants sont privés : la situation de dépendance économique dans laquelle se trouvent les enquêtés contribuerait donc paradoxalement à réduire l’incertitude caractéristique d’une activité indépendante et favoriserait une meilleure préservation de la vie privée (Tableau 3).

Tableau 3 : Être prestataire intégré à la structure commanditaire plutôt qu’indépendant : le choix d’un certain confort

Inconvénients

Avantages

Dépendance économique

Régularité des revenus

Diminution du temps consacré à la recherche de clients et à la négociation des contrats

Réduction de l’incertitude

Possibilité de travailler sur des projets plus stimulants

Autonomie opérationnelle limitée

Meilleure préservation de la vie privée

Ni vraiment salariés ni tout à fait indépendants, les prestataires intégrés à la structure commanditaire voient souvent dans cette position ambivalente une façon d’échapper aux limitations du salariat tout en évitant les inconvénients caractéristiques d’une activité indépendante. La volonté des enquêtés de se maintenir dans une position en tension entre salariat et travail indépendant repose donc sur un arbitrage complexe : c’est un équilibre subtil entre autonomie identitaire et subordination, confort de vie et dépendance économique, qui est en jeu ici.

Conclusion

En cumulant des caractéristiques typiques du salariat et du travail indépendant, les TIED illustrent donc un processus d’hybridation des formes d’emploi qui pose à nouveaux frais la question de la pertinence des catégories classiques du marché du travail. En France comme au Brésil, ces travailleurs exercent leur activité dans une zone grise du marché du travail non régulée par le droit, puisque, dans ces deux pays, les TIED ne sont ni systématiquement assimilés à des salariés ni reconnus légalement comme une catégorie spécifique de travailleurs.

Contrairement à l’idée selon laquelle le degré de qualification des TIED permettrait de distinguer les situations de salariat déguisé de nouvelles formes de travail indépendant, notre étude comparative révèle une grande hétérogénéité au sein même du groupe des TIED qualifiés : l’analyse de la situation concrète des TIED nous a notamment conduit à distinguer deux profils très différents présents sur les deux terrains, les indépendants en transition pour qui cette position est passagère et circonstancielle, et les prestataires intégrés à la structure commanditaire que leurs conditions de travail rapprochent de salariés.

Si l’émergence des TIED concerne de nombreux pays, l’enquête révèle l’importance des spécificités du marché du travail local dans l’apparition de cette forme de travail hybride, investie différemment en fonction du contexte. Ainsi, la position de TIED est imposée aux enquêtés brésiliens dans une logique de contournement du droit du travail cohérente avec le poids historique de l’informalité, alors que les professionnels français cherchent avant tout à devenir TIED pour échapper à l’emprise des SSII, devenues en France des acteurs incontournables du marché de la sous-traitance. Si la plupart des enquêtés des deux pays adhèrent finalement au positionnement hybride de prestataire intégré à la structure commanditaire, le contenu des critiques formulées à l’égard du salariat diffère d’un terrain à l’autre en fonction des pratiques locales. Ces résultats tendent donc à confirmer l’idée que le processus actuel de globalisation se traduirait par des dynamiques concomitantes de convergence et de différenciation sur les marchés du travail du Nord et du Sud (Azaïs, 2010).

L’introduction d’un statut spécifique pour les TIED semblait en France avoir été définitivement abandonnée, mais le débat autour de l’encadrement juridique de formes d’emploi hybrides a récemment été relancé par le développement de plateformes numériques qui reposent sur l’emploi de travailleurs indépendants dont l’activité est étroitement encadrée : malgré l’introduction en 2016 de dispositions spécifiques pour ces travailleurs, nous sommes encore bien loin du modèle préconisé par Alain Supiot (1999) d’un droit du travail protecteur constitué de cercles concentriques de droits en fonction du degré de vulnérabilité des travailleurs.

 

Mathilde Mondon-Navazo

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