Subordination/Autonomie

Suivant la définition du dictionnaire Larousse en ligne, par subordination il faut entendre la « situation de quelqu’un qui dépend, dans ses fonctions, de l’autorité de quelqu’un d’autre ». La notion de subordination spécifie donc un lien d’autorité et est associée à celle de dépendance. Parmi les antonymes du mot subordination figure en premier lieu autonomie. Le terme autonomie se compose de deux mots dérivés du grec ancien, αὐτός « soi-même » et νόμος « loi ». Être autonome veut ainsi dire se gouverner soi-même, être régi par sa propre loi. Inversement, être hétéronome – du grec ancien ἕτερος qui veut dire « autre » – signifie se conduire selon la loi de l’autre. Subordination et hétéronomie peuvent être considérés comme des synonymes.

La notion juridique de lien de subordination et ses fonctions

Dans le champ social du travail, la notion juridique de lien de subordination constitue la clé de voûte des relations de travail. Ainsi, dans le système juridique français, tout comme dans celui de bien d’autres pays européens, l’existence (ou l’absence) d’un lien de subordination entre le travailleur et son donneur d’ordres constitue ce par quoi le juge détermine la nature juridique de la relation qui se noue entre deux cocontractants et qui porte sur la prestation de travail. En effet, c’est le lien de subordination juridique, plutôt que la situation de dépendance économique dans laquelle se trouve le travailleur, qui constitue le critère retenu par les juges pour distinguer la relation salariale (ou relation d’emploi) de la relation commerciale de travail.

En France, c’est l’arrêt Bardou du 6 juillet 1931 qui fait jurisprudence. Cet arrêt de la Cour de Cassation explicite le rejet par les juges du critère de la dépendance économique et reconnaît le lien de subordination comme étant le critère qui qualifie le contrat de travail. C’est par un faisceau d’indices (forme salaire de la rémunération, insertion du travailleur dans l’organisation du donneur d’ordres, absence de risques économiques imputés au travailleur, horaires de travail déterminés par le donneur d’ordres, propriété par celui-ci des outils de production) que le juge reconnaît l’existence d’un lien de subordination et qualifie en conséquence le contrat comme étant un contrat de travail. La définition claire et explicite de la notion de lien de subordination date seulement des années 1990. Ainsi, suivant l’arrêt Société Générale du 13 novembre 1996, « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements ». Le lien de subordination juridique implique donc que l’employeur a le pouvoir de déterminer les contenus, les modalités d’exécution et les finalités du travail qui va être effectué par l’employé sous son contrôle, au risque pour l’employé d’être sanctionné en cas de défaillance. Une logique par ailleurs proche de son équivalent anglo-américaine du « right to control » : l’exercice du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur constitue la preuve de la nature de la relation d’emploi. L’arrêt Labanne du 19 décembre 2000 a élargi la notion de lien de subordination en y introduisant, pour la première fois, la dépendance du travailleur vis-à-vis de son donneur d’ordres : par l’analyse des conditions dans lesquelles la prestation de travail est effectuée, le juge peut être induit à requalifier le contrat comme contrat de travail, du fait de la dépendance autant qu’au titre du lien de subordination avéré.

L’importance de la distinction entre les deux formes de relation de travail – salariale et non salariale – tient au fait qu’elles impliquent une imputation différente des risques entre cocontractants (Zilberberg, 2008). Alors que le travailleur non salarié assume individuellement l’intégralité des risques sociaux, professionnels et économiques, le travailleur salarié n’a pas à assumer les risques d’entreprise (stratégiques, financiers, opérationnels) et bénéficie d’une protection contre les différents risques professionnels (accidents du travail, maladies professionnelles) et sociaux (chômage, vieillesse et maladie). Le lien de subordination implique donc une imputation des risques à l’employeur et une attribution de protections à l’employé en contrepartie de sa soumission à l’autorité de l’employeur.

Finalement, le lien de subordination a une double fonction : il fait de la relation d’emploi une relation de pouvoir asymétrique qui lie l’employeur et l’employé et, en même temps, il dessine la frontière (→ Frontière) entre travail salarié et travail non-salarié (→ Frontière et statuts de l’emploi). Alors que le travailleur salarié est un travailleur subordonné et dépendant, le travailleur non-salarié est un travailleur indépendant et non-subordonné. Dans certains pays comme le Canada, l’Italie et l’Espagne ces derniers sont nommés autonomes. La notion d’autonomie est donc associée dans certains contextes nationaux, à tort ou à raison, à celle d’indépendance.

Approches philosophiques de l’autonomie

Le fait que la notion d’autonomie soit associée à celle d’indépendance trouve une explication dans la philosophie des Lumières. En effet, la conception philosophique moderne de l’autonomie est marquée par l’individualisme et la notion d’autonomie est associée à celle d’indépendance. L’autonomie est alors conçue comme auto-suffisance. Certains y voient une véritable « dérive individualiste » de la conception de l’autonomie, qui soulève une question majeure : « L’éthique de l’indépendance cultive assurément un idéal d’autosuffisance, donc de liberté sans règle ; mais cette liberté sans règle, est-ce l’autonomie ? » (Renaut, 2003 : 408). La réponse que l’on peut apporter à cette question est absolument négative suivant la conception de l’ « autonomie relationnelle » développée par des philosophes féministes et celle de l’autonomie comme projet de société, développée par Cornelius Castoriadis.

La représentation idéalisée d’un individu indépendant, tout puissant, auto-suffisant, censé agir dans un espace social non traversé par les affects, représentation propre de la conception individualiste de l’autonomie, a été critiquée par bon nombre de philosophes féministes en tant que idéal de la masculinité. Dans la perspective féministe, l’autonomie n’est concevable que comme « autonomie relationnelle » (Stoljar, 2015) et elle est conceptualisée comme procédurale. L’autonomie est un processus, un enchaînement de pratiques qui ne sont jamais le fait d’un individu isolé mais d’un individu social, qui se constitue en étant en interaction avec les autres. La réflexivité et le rapport critique à soi, considérés comme les conditions de l’autonomie, requièrent un rapport positif, de confiance, avec les autres. Inversement, toute forme d’oppression sociale affaiblit les capacités individuelles d’autonomie. Dans cette perspective, ce sont les interactions avec le collectif, en situation de confiance, qui seules peuvent permettre de parvenir à la conscience de soi et, par là, à l’autonomie. Le concept d’autonomie est alors dissocié de celui d’indépendance et il est associé à celui d’interdépendance (Mackenzie, Stoljar, 2000).

Cette conception relationnelle de l’autonomie peut être rapprochée, par certains aspects, de la pensée de Cornelius Castoriadis. Enracinée dans la société et dans l’histoire, l’autonomie, telle qu’il la définit et la conceptualise, a des dimensions sociales et politiques et elle n’est concevable philosophiquement que comme un rapport. Ainsi, l’autonomie individuelle est un leurre. Comme l’écrit C. Castoriadis lui-même, sa conception de l’autonomie constitue une démonstration du fait que : « on ne peut pas vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous […] sa réalisation ne peut se concevoir que comme entreprise collective » (Castoriadis, 1975 : 159).

La singularité de la pensée de C. Castoriadis repose sur le fait que sa conception de l’autonomie se forge au croisement de deux champs disciplinaires, la philosophie et la psychanalyse. Cependant, la question de l’autonomie n’est pas pour lui seulement philosophique ou psychanalytique ; sa perspective est avant tout politique : l’autonomie est un projet politique de société, une alternative radicale tant au système capitaliste qu’au système dit du socialisme réel. Il analyse l’un et l’autre comme étant des systèmes producteurs d’hétéronomie individuelle et collective, notamment, mais pas seulement, dans la sphère du travail. Par hétéronomie, C. Castoriadis entend le fait d’être gouverné (individu et/ou collectif) par des règles que l’on n’a pas instituées, qui nous sont extérieures. La société autonome, telle qu’il l’envisage, est une société dans laquelle les institutions sont le produit conscient de la collectivité. Autonomie est alors le nom d’un projet d’invention consciente des institutions qui nous gouvernent. Dans cette perspective théorique, l’autonomie n’est pas l’absence de règles, d’institutions, au contraire, elle n’est possible que s’il y a des règles, des institutions. Mais ces règles, ces institutions, ne doivent jamais se cristalliser au point de devenir étrangères à ceux et celles qu’elles sont censées servir, elles doivent pouvoir être changées de manière permanente et c’est en ce sens que l’autonomie n’est pas conçue comme un état mais comme un processus, un processus permanent d’auto-institution de la société (→ Fabriques instituantes).

Or, la pensée de l’autonomie de C. Castoriadis est indissociable de la critique du travail industriel développée dans les pages de Socialisme ou Barbarie, revue qu’il avait créé avec Claude Lefort en 1948 et qui, pendant plus de quinze ans, a été le support de publication de récits sur la condition ouvrière, sur les formes de résistance et sur les luttes dans les usines. Aux portes de l’usine, l’idéal d’autonomie et de liberté des citoyens bute sur la subordination des travailleurs et la prescription du travail.

L’autonomie politique du citoyen, la subordination juridique du travailleur

Bruno Trentin, juriste, intellectuel et syndicaliste italien, a mis en exergue cette contradiction majeure des démocraties occidentales : d’une part, avoir fait de l’autonomie du citoyen une valeur et un principe fondamental, d’autre part, avoir développé le travail subordonné. Ainsi, le citoyen, appelé à participer au gouvernement de la cité, est privé de l’essentiel de son droit à participer aux décisions prises sur son travail ; c’est « un sujet de droit sans droits, au moins en ce qui concerne la détermination des conditions auxquelles son travail concret doit être effectué » (Trentin, [1997], 2012 : 407).

Tout au long du 20e siècle, la progression du travail salarié – donc du travail subordonné – son affirmation comme norme juridique, sociale, puis même statistique, coïncide avec le développement du travail dans la grande usine, organisé selon les méthodes dites scientifiques. Ces méthodes connues sous le terme de taylorisme, sont basées sur la division technique et hiérarchique du travail, c’est-à-dire sur la séparation du travail de conception du travail d’exécution. Conjointement, le management fordiste n’exige pas du salarié la prise d’initiatives, le salarié doit s’en tenir à exécuter les ordres, à effectuer le travail qu’exige le poste qu’il occupe. Ainsi, dans le cas de l’ouvrier, et dans les formes tayloriennes-fordistes d’organisation et management du travail, subordination et prescription du travail vont de pair.

La sociologie du travail, dont l’enquête de Max Weber dans le secteur textile au début du 20esiècle marque en quelque sorte la naissance, a été avant tout une sociologie du travail ouvrier, elle a dévoilé un besoin et une capacité d’autonomie au travail et mis en exergue les formes de résistance et les stratégies déployées par les ouvriers d’usine pour conquérir des marges d’autonomie dans le travail subordonné et aliéné (Lallement, 2015). En se basant sur la large littérature en sociologie du travail, Emmanuel Renault propose de distinguer trois stratégies ou formes d’autonomie au travail observées par l’enquête sociologique et anthropologique : 1° l’autonomie individuelle est celle que la sociologie du travail conçoit en partant du constat d’un écart entre travail prescrit et travail réel, écart qui dévoile une capacité individuelle d’apprendre et de personnaliser l’exécution des tâches prescrites ; 2° l’autonomie collective est celle qui se mesure par l’écart entre coordination et coopération. En analogie avec les notions de travail prescrit et de travail réel, il faut ici, si l’on suit E. Renault, comprendre la coordination comme les interactions prescrites et la coopération comme les interactions productives effectives ; 3° la troisième forme est celle qui s’exprime comme résistance à la domination du travail et qui prend la forme de l’absentéisme, ou bien, comme M. Weber l’avait observé au début du 20e siècle par, la forme du freinage, censé permettre de résister aux rythmes infernaux de production tout en préservant le niveau du salaire.

Selon E. Renault, ces trois formes d’autonomie sont complémentaires plutôt qu’alternatives. D’une part, les deux premières formes sont interdépendantes : les possibilités d’appropriation individuelle du travail dépendent des règles de coopération que le collectif de travail se donne. Nous retrouvons donc les thèses de la nécessité réciproque de l’individuel et du collectif. D’autre part, la troisième forme est quant à elle une condition nécessaire, un préalable, pour élargir les espaces d’autonomie individuelle et collective. Par autonomie collective E. Renault entend la « capacité d’autodétermination collective en fonction de principes normatifs partagés, ou bien la réflexion collective dans un espace public délibératif sur le sens des principes normatifs et sur le meilleur moyen de les mettre en œuvre » (Renault, 2013 : 130). L’autonomie est donc pensée comme procédurale, individuelle et collective à la fois : « L’autonomie se constitue dans un processus d’appropriation individuelle et collective de l’action, processus indissociable d’une lutte contre tous les facteurs qui, dans la situation de travail, tendent à réduire la puissance d’agir individuelle et collective, dont la domination » (Renault, 2013 : 142). Enfin, en analysant le lien entre identité, autonomie et travail, E. Renault parvient à la conclusion que le travail jouerait un rôle très important dans la conquête d’une véritable autonomie du sujet. Il semble ainsi rejoindre la conception hégélienne du travail suivant laquelle le travail est un facteur d’humanisation et de libération de l’homme, il est son moyen d’accès à l’autonomie.

Mais comment le travail, en tant que travail salarié, donc en tant que travail subordonné – là où la subordination implique la renonciation à la volonté autonome – pourrait-il être ce vecteur de libre expression de soi, d’accès à l’autonomie ? Cette question est au cœur de la réflexion de Dominique Méda (Méda, 1995). Dans une perspective théorique qui agence de manière singulière la conception du travail suivant Hannah Arendt et la conception de l’autonomie suivant André Gorz, D. Méda envisage la réduction du temps de travail comme moyen pour réduire la sphère de l’hétéronomie et élargir celle de l’autonomie. Il s’agirait de se libérer du travail, de libérer du temps pour permettre à tout un chacun de développer les activités du care, de créer des œuvres, d’investir la sphère de la polis.

Deux différentes conceptions de l’émancipation du travail

En effet, il est possible de repérer deux grands courants de pensée critique du travail, non pas du travail conçu comme un universel trans-historique, mais du travail sous le capitalisme, c’est-à-dire, le travail comme médiation sociale, finalisé à la production de valeur monétaire plutôt que de valeurs d’usage. Ces deux courants préfigurent deux différentes conceptions de l’émancipation et donc de l’autonomie : pour le premier, le travail sous le capitalisme est irréductiblement hétéronome. Dès lors, la liberté ne peut être recherchée qu’en dehors du travail, par la réduction radicale du temps de travail. C’est notamment le projet élaboré par André Gorz dans les années 1980 et qui inspire D. Meda. À la suite de Ivan Illich, A. Gorz a développé une conception de l’autonomie et de l’hétéronomie au travail basée sur les finalités. L’hétéronomie du travail ne se réduit pas au travail prescrit et/ou subordonné. Même si l’on est maître de son temps et des modalités d’exécution du travail, le travail reste hétéronome si les buts sont déterminés par des volontés extérieures (Gorz, 1988). Le travail en régime capitaliste serait donc nécessairement hétéronome.

Pour le deuxième courant, l’autonomie du temps libéré est un leurre. La raison tient au fait que les sphères de la production et de la reproduction sont ici considérées comme étant liées de manière inextricable ; dès lors, l’autonomie – conçue comme un rapport qui met en jeu le travail et le capital – est impensable si elle n’est pas avant tout autonomie du travail par rapport au capital. Dans cette deuxième perspective, il ne s’agit donc pas de se libérer du travail mais de libérer le travail, de fabriquer de la liberté dans le travail, de conquérir des espaces d’autonomie au sein même de la sphère de la production.

Parmi les auteurs qui s’inscrivent dans cette deuxième perspective figure B. Trentin (Trentin, [1997] 2012). L’hypothèse qui fonde son raisonnement est que ce ne sont pas tant les rapports de propriété qui ont historiquement fait obstacle à l’émancipation, mais la nature « privée » des rapports de travail. L’innovation institutionnelle qu’il envisage alors consiste à inscrire le rapport de travail dans la sphère de la polis. Il s’agit en d’autres termes de résoudre la contradiction historique entre les droits formels reconnus au citoyen et le principe de subordination inhérent au contrat de travail. Plus précisément il s’agit de faire reconnaître comme des droits civils les droits des travailleurs subordonnés à co-déterminer la qualité, la quantité et les finalités de leur prestation. De tels droits auraient pour effet de déstabiliser toute forme d’autorité, dissolvant ainsi le pouvoir de commandement sur le travail et par conséquent l’hétéronomie du travailleur. La crise du système tayloriste-fordiste offrirait selon B. Trentin l’occasion de réaliser un tel projet car cette crise est porteuse d’insécurité mais aussi de grandes mutations du travail : les nouvelles configurations de l’organisation du travail sollicitent en même temps l’intelligence et l’autonomie du travailleur. Elles préfigureraient un nouvel horizon d’émancipation du travail.

Affaiblissement du lien de subordination et injonction à l’autonomie

À partir de la fin des années 1970, les mutations de l’entreprise capitaliste (→ Entreprise dématérialisée), de l’organisation du travail notamment en direction de l’organisation par projet et des méthodes de management influencées par le management par objectifs, engendrent une véritable métamorphose des relations de travail. La figure de l’employeur devient trouble, notamment du fait du développement des « tiers employeurs » (travail temporaire, prêt de main d’œuvre) qui la scinde en deux (l’employeur de facto et l’employeur de jure) et des stratégies d’externalisation qui déguisent l’employeur en client-donneur d’ordres d’une part, et le salarié en travailleur indépendant d’autre part. Dès lors, la figure du travail indépendant devient trouble également. La distinction entre les deux figures du salarié et du non-salarié devient inintelligible si l’on s’en tient au critère du lien de subordination. Déjà dans les années 1980, les juristes parlaient de travail parasubordonné pour signifier l’hétéronomie du travailleur juridiquement non subordonné mais économiquement dépendant du donneur d’ordres (→ Travailleurs économiquement dépendants). Parallèlement, l’autonomie au travail deviendrait une nécessité pour l’entreprise dans un contexte technologique et économique marqué par un niveau élevé d’incertitude et qui exige des règles flexibles (de Terssac, 1992) et aussi une plus grande implication des salariés. Le débat sur l’autonomie qui, depuis deux siècles, a traversé le champ des sciences sociales, trouve ainsi aujourd’hui une nouvelle vigueur et se reconfigure.

Bien des recherches nuancent l’optimisme de ceux qui, comme B. Trentin, avaient insisté sur les potentialités émancipatrices de l’époque post-taylorienne et post-fordiste. Dans son analyse de ce qu’elle appelle l’ « état d’insécurité » la politiste allemande Isabell Lorey montre que le discours dominant sur l’autonomie relève d’une apologie néolibérale qu’elle comprend comme étant étroitement liée aux modes hégémoniques de subjectivation dans les pays occidentaux (Lorey, 2015). Cette thèse semble confirmée par les travaux de quelques sociologues du travail. Si l’on s’intéresse aux figures du travail pour lesquelles le lien de subordination est faible et/ou mal caractérisé – figures qui devraient ainsi bénéficier d’une large autonomie – l’analyse sociologique met en évidence des formes d’hétéronomie vis-à-vis de figures tierces, tels les donneurs d’ordre et les intermédiaires. Cette hétéronomie est vérifiée aussi en situation d’indépendance technique et économique (Corsani, 2012). Béatrice Appay parle, quant à elle, d’un retournement cynique de l’histoire : alors que l’autonomie était autrefois une aspiration, elle devient, sous la forme de l’autonomie contrôlée, une injonction (Appay, 2012). Pour conforter cette thèse, on pourrait considérer le rôle de l’entretien annuel d’évaluation et l’importance que joue le critère de l’autonomie, présent quasiment dans toutes les grilles d’évaluation. Autre recherche qui va dans ce même sens, celle d’Hélène Stevens, qui a suivi pendant trois ans le dispositif de formation « Entreprise de soi » mis en place dans une entreprise informatique avec l’objectif de passer, selon les termes du DRH, « de la gestion des individus par l’entreprise à la gestion des individus par eux-mêmes » (Stevens, 2012 : 92). H. Stevens conclut que l’autonomie est illusoire, notamment pour les salariés relativement plus âgés et fragiles. Ainsi, la « fabrique managériale de l’autonomie » serait génératrice d’illusions et d’inégalités. La raison tient par ailleurs à l’individualisation des dispositifs et à la psychologisation des échecs.

Finalement, l’affaiblissement apparent du lien de subordination s’accompagnerait d’une nouvelle forme d’hétéronomie : ce n’est pas l’acte de travail qui est soumis à la loi de l’autre mais la subjectivité (→ Subjectivité) même du travailleur.

 

Antonella Corsani

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