Inégalités

Dans la famille des mots aux significations aussi ambivalentes que polémiques, l’égalité trône en bonne place. Le terme latin aequus, qui est à l’origine du substantif, nous l’indique d’emblée. Égalité signifie tout à la fois une relation horizontale qui lie deux semblables et une valeur morale qui, au nom d’une justice naturelle, incite à opérer un ajustement en toute bienveillance (Tournier, 1995). L’examen du destin d’aequus est tout aussi riche d’enseignement. Il donne à voir dès le XIIIème siècle l’émergence d’une tension, toujours vive aujourd’hui, entre l’égalité (le nivellement) et l’équité (la proportion). « Bref, jugeant un petit voleur et un assassin, si vous leur coupez la main à tous deux, vous les traitez à égalité ; si vous employez l’un dans un travail d’utilité collective et tenez l’autre reclus pour des années, vous agissez avec équité. Ou le niveau uniformise, ou la proportion ajuste aux niveaux convenables. » (ibid.: 103-104). À considérer les multiples usages qui ont été faits de ces deux termes, la distinction est en réalité encore plus complexe que ne le laisse entendre l’illustration précédente. Mais elle est à ce point structurante, y compris dans les débats contemporains, qu’il est difficile aujourd’hui d’en faire l’économie.

En dépit de telles difficultés, une chose est sûre : l’égalité est aussi un mot d’ordre politique, qu’ont brandi différents courants, partis et écoles socialistes, à commencer par Gracchus Babeuf, l’un des meneurs les plus actifs de la « conjuration des égaux » de 1796, ou encore Etienne Cabet, l’auteur du Voyage en Icarie (1842). L’antonyme a servi, lui, avant tout à la dénonciation. Tel est toujours le cas au demeurant. Le succès mondial d’un ouvrage comme Le capital au XXIème siècle (2013) de Thomas Piketty dit à lui seul combien l’inégalité, ou plutôt les inégalités, demeurent un sujet qui ne laisse guère indifférent, surtout en une période de crise où l’arrogance d’une élite dorée tranche douloureusement avec les conditions de vie miséreuses de milliers d’hommes et de femmes soumis aux lois du capitalisme mondial. Un traité entier ne suffirait pas à lui seul pour enregistrer toutes les inégalités observables aujourd’hui, depuis l’accès à l’eau potable au niveau de littératie en passant par la possibilité de vivre en paix, de travailler dans de bonnes conditions, de vivre en démocratie, etc. Les lignes qui suivent se focaliseront en conséquences sur une seule thématique, celle des inégalités dans l’emploi, à la lumière notamment de ce que nous apprennent les enquêtes et les statistiques récentes sur le marché du travail français.

Lire les inégalités, analyser les discours sur les inégalités

Dès son abord, la question des inégalités mène vers des considérations dont la complexité peut rapidement provoquer le tournis. De quoi parle-t-on en effet lorsque l’on évoque une inégalité ? De différences de droit ou de fait ? De situations observées à un moment donné ou de processus par nature évolutifs ? De différenciations que certains tiennent pour nécessaires afin d’éviter les risques de l’uniformisation sociales ou, à l’inverse, d’un obstacle à l’émancipation individuelle et collective ? Etc. La difficulté à lire et expliciter les inégalités est d’autant plus importante que celles-ci font système. On ne peut séparer par exemple les inégalités scolaires de celles qui informent la répartition du capital culturel dans les différentes classes sociales. De même serait-il illusoire d’espérer appréhender les inégalités dans l’emploi sans prendre au sérieux le travail de socialisation qui prédispose différemment les uns et les autres et véhicule des stéréotypes aux effets parfois extrêmement stigmatisants.

Il est d’autant plus difficile de passer outre les complications précédentes qu’il n’existe pas de consensus pour dire les critères du juste et en tirer des conséquences pratiques en matière d’égalité. Un très rapide tour d’horizon analytique aidera à s’en convaincre. La tradition utilitariste, qui domine en économie, confond la première le juste et l’efficace, sans considération morale aucune pour les inégalités. Dans ce cadre, le seul critère de référence est celui de la pareto-optimalité. On sait aujourd’hui les apories de cette tradition, dont l’une des limites est de donner la priorité au bien-être collectif aux dépends des droits individuels. De nombreux schémas alternatifs ont été opposés à cette grille de lecture économiciste. L’un des plus célèbres est contenue dans la Théorie de la justice (1971) de John Rawls. Deux axiomes élémentaires fondent le point de vue contractualiste du philosophe. Toute personne a un droit égal, en premier lieu, à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales qui soit compatible avec l’attribution à tous de ce même ensemble de liberté (principe d’égale liberté). Les inégalités socio-économiques ne sont acceptables, en second lieu, que si elles contribuent à améliorer le sort des moins avantagés de la société (principe de différence) et si elles sont attachées à des positions que tous ont des chances équitables d’occuper (principe d’égalité des chances).

La perspective rawlsienne a été, elle aussi, abondamment commentée et discutée. Parmi les multiples autres théories alternatives à l’utilitarisme qui ne s’inscrit pas dans le sillon creusé par J. Rawls, celle de l’égalité complexe est sans aucun doute l’une des plus opératoires pour le sociologue. Selon Michael Walzer, son auteur, les critères et les dispositifs du juste varient d’une sphère du social (marché, école, religion, famille…) à l’autre (Walzer, 1997). Il faut repousser, autrement dit, les tentations de l’égalitarisme simple qui incite à distribuer la même quantité de biens à tout un chacun ou alors à accepter l’existence d’inégalités s’il est de l’avantage de tous que celles-ci existent. Puisque les significations d’un bien social varient d’une sphère à l’autre, les critères de répartition doivent changer en conséquence. Il n’existe pas de critère de justice universel. L’appréciation de ce qui est souhaitable en matière d’égalité dépend, autrement dit, des valeurs et des règles en vigueur dans une sphère donnée. Les travaux d’Amartya Sen (2000) sur les inégalités s’appuient en partie sur une idée similaire.

Les enquêtes sur le sentiment d’injustice au travail menées par François Dubet et ses collègues de Bordeaux (Dubet, 2006) offrent une version plus sociologique encore de ce que les inégalités peuvent vouloir dire pour celles et ceux qui les vivent au quotidien. Trois arguments, qui n’ont rien de complémentaires, sont mobilisés par les travailleurs pour juger les inégalités. Le premier consiste à contester l’existence d’une situation (un salaire, un statut…) au nom du fait qu’elle remet en cause un ordre hiérarchique tenu pour juste. Le principe d’égalité entre les hommes et les femmes conduit par exemple à dénoncer les inégalités de rémunération dont ces dernières sont les victimes. Le deuxième argument mobilise le mérite comme principe de justice. Il est loisible d’accepter l’existence d’inégalités mais à conditions que celles-ci soient justes ou, autrement dit, qu’elles reflètent des différences de talent et d’engagement. C’est le principe de la méritocratie. Le dernier argument s’inscrit sur un registre plus éthique. Le sentiment d’injustice que donnent à voir les enquêtes « porte sur les conditions de travail elles-mêmes parce qu’elles détruisent l’individu dans sa santé et sa dignité quand le travailleur est traité comme une simple force de travail et non comme un être humain. Ici, l’autonomie devient un principe de justice central et l’on condamne moins les inégalités que l’aliénation des travailleurs devenus les auxiliaires de la machine. » (ibid.: 25). Comme on le devine, ces trois arguments ne convergent pas nécessairement, si bien qu’une même situation peut être appréciée fort différemment selon qu’on la juge d’un point de vue ou d’un autre.

Des inégalités de revenu à nouveau à la hausse depuis 1990

Même si le tableau qui vient d’être brossé est très loin de pouvoir prétendre à l’exhaustivité, c’est avec en tête ces débats et ces options que l’on peut apprécier la portée des données qui vont maintenant être présentées. Celles-ci ne font en effet que fournir quelques éléments objectifs sur l’état des inégalités dans la France contemporaine. Elles ne disent rien en elles-mêmes sur le caractère juste ou non, désirable ou non, acceptable ou non… des écarts de situation dont elles sont le reflet, reflet toujours médié au demeurant par des conventions de mesure dont l’usage interdit d’attribuer un quelconque caractère absolu aux résultats qu’elles permettent de construire. L’examen de ces données n’en reste pas moins hautement instructif.

Que l’on considère d’abord le salaire. En France, selon l’Insee, les salariés situés au bas de l’échelle (les 10 % les moins bien payés) gagnent moins de 1 200 euros par mois en 2013. A l’autre extrême, les salariés du haut perçoivent au minimum 3 544 euros, et le 1 % supérieur 8 061 euros. Le salaire médian s’élève quant à lui à 1 772 euros. D’une catégorie sociale à l’autre, la moyenne perçue varie significativement. En 2014, un ouvrier qui travaille à temps plein perçoit un salaire mensuel net de 1 635 euros. Au même moment, un employé touche 1 584 euros, un cadre moyen (professions intermédiaires) 2 419 euros et un cadre supérieur 3 988 euros. Le ratio salaire moyen des cadres/salaire moyen des ouvriers est de 2,44.

Lorsque l’on regarde l’ensemble des revenus, les disparités apparaissent bien plus spectaculaires. En 2013, les revenus qu’ont pu se partager les ménages français (après impôts et prestations sociales) étaient d’un peu de moins de 1 000 milliards d’euros. Le décile des ménages les plus riches a perçu 27 % de l’ensemble, le décile le moins fortuné 2,9 % seulement. Comment, sur moyen terme, une telle inégalité de répartition a-t-elle évolué ? Le schéma suivant, qui utilise l’indice de Gini (plus celui est proche de zéro, plus on tend vers l’égalité), permet d’esquisser une réponse à cette question. Comme on peut le constater, les inégalités de revenu ont chuté entre 1970 et 1990. Depuis lors, la tendance s’est inversée. La raison tient au fait que les plus riches se sont encore enrichis avant que les plus pauvres, notamment après 2008, aient perdu en niveau de vie.

Evolution de l’indice de Gini (France)

gini-france

Source : Insee

Les inégalités de revenu n’affectent pas seulement les catégories socio-professionnelles. Elles ont aussi à voir, de façon criante, avec le genre. L’Observatoire des inégalités estime que, tous temps de travail confondus, les salariés français masculins gagnent en moyenne, en 2013, 23,5 % de plus que leurs homologues féminines. La discrimination persiste même lorsque l’on raisonne ceteris paribus : les effets de structure neutralisés, il demeure un écart salarial de 11 % imputable au seul fait d’être un homme ou une femme. Les inégalités se creusent par ailleurs à mesure que l’on grimpe dans l’échelle des salaires. Selon les mêmes sources que précédemment, il apparaît que le niveau de rémunération maximal des femmes figurant dans le décile le plus faible de la hiérarchie salariale est inférieur de 8 % à celui des hommes. À l’inverse, le salaire minimum des femmes qui émargent au décile supérieur est inférieur de 22 % à celui des hommes.

L’existence d’un « plafond de verre », qui limite l’accès des femmes aux positions professionnelles les plus élevées, explique pour partie une telle inégalité (Buscatto & Marry, 2009). Celui-ci est le produit de pratiques qui portent avec elles des exigences auxquelles les hommes et les femmes peuvent inégalement répondre, à commencer par des normes de disponibilité temporelle extensive peu compatibles avec les charges domestiques et éducatives que, plus que les hommes, les femmes prennent à leur compte. Les stéréotypes genrés ont par ailleurs la vie dure et seules quelques professions aujourd’hui (la police, le génie civil…) échappent à la puissance des représentations collectives qui assignent les sexes aux fonctions en vertu du prestige des postes. Les enquêtes menées en entreprises montrent également qu’il n’est pas rare que les tâches et les responsabilités dont peuvent se prévaloir les managers hommes soient en fait en assumées par leurs assistantes. Les premiers, seuls, tirent bénéficient dans leur carrière d’une telle illusion. Parce que tous ces processus, et bien d’autres encore, se cumulent et que les acteurs concernés n’ont pas toujours une claire conscience de leur existence ainsi que de leurs impacts, on comprend qu’en dépit de lois multiples visant, en France, à annihiler les inégalités de genre, celles-ci sont loin d’avoir disparu.

Inégalités sur le marché du travail et dynamiques des zones grises

Les positions occupées sur le marché du travail français confirment à quel point les variables lourdes sont structurantes des inégalités. Le taux de chômage est, en 2015, de 4 % parmi les cadres et les professions intellectuelles supérieures. Il atteint 5,8 % dans les professions intermédiaires, 10,2 % parmi les employés, 14,6 % chez les ouvriers. Les inégalités nourrissant les inégalités, la croissance du taux de chômage s’est avérée de loin la plus forte, depuis le début des années 2000, au sein de cette dernière catégorie de la population française. Près de 90 % des chômeurs de longue durée sont par ailleurs ouvriers ou employés. En ce domaine comme en d’autres, le diplôme est le principal facteur discriminant. Comme l’indique encore l’Observatoire des inégalités, fin 2013, plus d’un tiers des chômeurs inscrits à Pôle emploi durant douze mois de suite au cours des deux ans précédents n’avaient pour tout bagage qu’un CAP ou un BEP. Seuls, à l’inverse, 4 % de ces mêmes chômeurs de longue durée avait atteint ou passé le cap du bac plus cinq.

Le sexe, quant à lui, est moins discriminant aujourd’hui qu’hier : le taux de chômage des hommes était de 10,8 % en 2015 (contre 8,5 % en 1999 et 7,3 % en 2007), celui des femmes de 9,9 % (contre 10,8 % en 1999 et 8,1 % en 2007). La crise de 2008, qui a détruit de nombreux emplois industriels masculins, aura au moins contribué à la diminution des inégalités en la matière. L’occupation de formes particulières d’emploi demeure en revanche nettement sexuée. En 2015, 30 % des femmes actives occupées étaient à temps partiel, contre 8 % des hommes. S’agissant des contrats à durée déterminée les chiffres étaient respectivement, pour 2016, de 12,3 % et et 8,6 %.

Les inégalités pèsent également en défaveur des immigrés (→ Travailleuses et travailleurs immigrés en France). En 2014, 17,2 % d’entre eux étaient au chômage (contre 9,9 % des français nés en France). Le taux bondit même à 20,7 % parmi les actifs non ressortissants de l’Union Européenne. Un effet de structure biaise cependant l’interprétation. Les immigrés sont en effet moins diplômés en moyenne que les personnes nées en France. Une étude du ministère de l’Intérieur montre qu’en annihilant un tel biais, les inégalités ne disparaissent pas pour autant. En 2011, les immigrés non ressortissants de l’Union Européenne et titulaires de l’équivalent d’un baccalauréat sont trois plus fois souvent au chômage que les Français nés de parents français. Des différences de capital social expliquent en grande partie pareille inégalité. Mais ce n’est pas tout. Au quotidien, la stigmatisation pèse aussi fortement sur le destin des travailleurs immigrés et de leurs enfants. « Ceux-ci, note Mohamed Madoui à propos des Algériens, sont constamment renvoyés à à leur origine ethnique, à une religion musulmane qu’une grande partie d’entre eux ne pratique même pas, mais que les médias (surtout depuis le 11 septembre 2001) associent très souvent au terrorisme, à l’extrémisme et à des enjeux internationaux (conflit israélo-palestinien) dont les jeunes en question ne saisissent ni les tenants ni les aboutissants. » (Madoui, 2006 : 249-250) Une telle labellisation explique l’inégalité d’accès à l’emploi mais elle est aussi un moteur qui incite à contourner l’obstacle en tentant, grâce au soutien de proches, l’aventure de l’entreprenariat.

L’âge est un autre facteur également déterminant des positions occupées sur le marché du travail. En 2012, 22 % des jeunes actifs de 20 à 24 ans étaient sans emploi (soit cinq fois plus environ qu’en 1975). Pour comparaison, le taux de chômage était de 8,6 % pour les 25-49 ans et de 6,9 % pour les 50-54 ans. Au-delà, en revanche, le taux remonte rapidement. À la différence de ce que l’on a pu constater avec les inégalités de genre, la crise de 2008 a accru les différences de traitement réservés aux uns et aux autres en fonction de leur âge. En quatre ans, le taux de chômage des 20-24 ans s’est ainsi élevé de quatre points contre trois pour les 25-49 ans et deux pour les 50-54 ans. Les jeunes, enfin, sont les premières cibles de la précarité. Il est presqu’impossible aujourd’hui pour les primo-entrants sur le marché du travail d’éviter un statut de stagiaire, de titulaire d’un contrat à durée déterminée… avant d’espérer ensuite une stabilisation statutaire à l’aide d’un CDI. Comment s’étonner en conséquence que, en 2015, plus d’un tiers des jeunes actifs de 15 à 24 ans soient en CDD (contre 8 % des 25-49 ans et moins de 5 % des 50 ans et plus) ?

Le rapide examen que nous venons d’effectuer ne serait guère pertinent si l’on oubliait de prendre en compte plus spécifiquement encore ces zones grises qui, au fil des années, ont gagné en ampleur au croisement de ces catégories administratives que sont l’emploi, le chômage et l’activité. La forte croissance du travail à temps partiel entre la fin des années 1970 et celle des années 1990 a ainsi donné corps, en France, à une armée de réserve féminine située à mi-chemin de l’emploi et de l’inactivité. Cette position de l’entre-deux n’a pas toujours été favorable aux nombreuses femmes qui ont, de la sorte, accédé au marché du travail. En France, en effet, temps partiel rime toujours avec inégalités de salaire, de carrière et de reconnaissance professionnelle (Angeloff, 2000).

Le « halo du chômage » constitue une autre zone grise dont l’Insee reconnaît désormais l’existence à l’aide d’une catégorie statistique à part entière. Sont considérées comme relevant du halo les personnes âgées de 15 à 64 ans qui souhaitent travailler mais qui ne peuvent être décomptées comme des chômeurs au sens du BIT. Ce sont, autrement dit, des personnes situées à mi-chemin entre l’inactivité et le chômage, dont la situation s’explique par le fait qu’elles ne recherchent pas d’emploi ou qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour en occuper un. La population qui compose un tel halo est hétérogène. Le destin probable des différents segments qui la composent révèle plus encore l’existence d’inégalités face à l’emploi. Les plus diplômés et les plus jeunes du halo sont la plupart du temps en étude ou en formation. Telle est la raison qui les empêche d’être labellisés chômeurs. De fait, une fois disponibles, ils trouvent un emploi bien plus rapidement que la moyenne des chômeurs BIT. Un deuxième segment constitutif du halo est constitué de personnes, des femmes dans la grande majorité des cas, qui déclarent ne pas être disponibles pour des raisons personnelles ou parce qu’elles gardent des enfants. La probabilité pour celles-ci de gagner rapidement le marché du travail est bien plus faible que celle du segment précédent. Une autre sous-catégorie encore est constituée de « travailleurs découragés » qui, bien que disponibles pour occuper un emploi, ont abandonné toute démarche en ce sens. Pour eux, la probabilité de revenir vers le marché du travail avec un statut d’actif occupé est encore plus faible que pour les autres personnes qui peuplent le halo du chômage.

Des inégalités mondiales aux défis contemporains à l’idéal égalitaire

D’autres zones grises du marché du travail (le monde des travailleurs pauvres, les travailleurs de nuit et du dimanche, les faux indépendants et les auto-entrepreneurs (→ Auto-entrepreneur.e.s) pourraient pareillement être regardés à travers la loupe des inégalités. À défaut de pouvoir opérer un tel élargissement, je voudrais conclure en m’émancipant du cadre français qui a servi jusqu’à présent d’unique terrain d’enquête. Les inégalités liées aux activités professionnelles ne sont pas propres à l’Hexagone. T. Piketty (2013) a montré que les États-Unis ont été un lieu d’élection privilégié, depuis les années 1970-1980, pour l’accroissement des inégalités. Qu’on en juge. Dans la population américaine, la part du décile supérieur représentait 30 à 35 % du revenu national dans les années 1970. Il atteint 45 %-50 % dans les décennies 2000-2010. Les revenus du travail, en particulier, ont favorisé l’étirement des inégalités. En à peine quatre décennies, dans la hiérarchie des salaires, la part du décile supérieur est passée de 25 % à 35 %.

Une ouverture vers d’autres sociétés permet de mettre rapidement en évidence l’existence d’inégalités liées au revenu et à l’emploi comparables à celles que nous venons de pointer. Mais les dynamiques nationales demeurent spécifiques, comme en témoigne le fait qu’après la crise de 2008 les inégalités de revenu ont augmenté dans certains pays (comme en Hongrie ou en Espagne) et ont diminué dans d’autres (Allemagne, Portugal). Un indicateur tel que le taux de pauvreté (au seuil de 40 %) révèle cependant, au début des années 2010, la persistance de hiérarchies. En Europe, le nord (le taux de pauvreté est inférieur à 5 % en Norvège, aux Pays-Bas et au Danemark) s’oppose toujours au sud (le taux varie entre 7 et plus de 10 % en Italie, Espagne et Grèce).

Considérées sur très long terme et à l’échelle du monde, les inégalités ont toutefois évolué. En 1820, les 10 % des plus riches sur la planète bénéficiaient d’un niveau de vie vingt fois plus élevé que les 10 % les plus pauvres. Le ratio est de soixante en 1980. Grâce aux performances des pays émergents, la pauvreté a diminué ensuite et la courbe de l’inégalité s’est, depuis, inversée (Bourguignon, 2012). Contre toute attente, la crise n’a guère altérée cette nouvelle dynamique. Même si, par ailleurs, la fiscalité et les prestations sociales aident à réduire les inégalités (elles les tempèrent d’un tiers environ au sein des pays de l’OCDE), il est toujours quelques puissants facteurs qui pèsent en défaveur de l’idéal égalitaire. Le premier est le maintien d’une concentration patrimoniale. On pourrait presque évoquer l’existence d’une « loi économique » tant la permanence est étonnante. En effet, « dans toutes les sociétés connues, à toutes les époques, la moitié de la population la plus pauvre en patrimoine ne détient presque rien (généralement à peine 5 % du patrimoine total), le décile supérieur de la hiérarchie des patrimoines possède une nette majorité de ce qu’il y a à posséder (généralement plus de 60 % du patrimoine total, et parfois jusqu’à 90 %), et la population comprise entre ces deux groupes (soit par construction 40 % de la population) détient une part comprise entre 5 % et 35 % du patrimoine total. » (Piketty, op. cit.: 536-537).

À cette inertie caractéristique de la distribution du patrimoine font pendant des flux de migration dont les dynamiques, que l’on commence à mieux connaître aujourd’hui, révèlent crûment l’écart entre les nantis et les plus démunis. Les migrants (on en décompte près de 250 millions dans le monde en 2015) font généralement fi des catégories administratives de l’emploi (→ Travailleurs Sans-papiers). La misère quotidienne avec laquelle doivent composer les millions de réfugiés qui, ces toutes dernières années, ont fuit la persécution suggère plus encore que les zones grises ne sont pas simplement des poches d’incertitude statutaire. Les drames du dénuement, qu’à Calais ou ailleurs les médias du monde entier se plaisent à mettre en scène, nous rappellent avec une certaine sévérité que les inégalités ne sont pas non plus qu’une question d’indice ou de conventions de mesure. Plus que jamais, autrement dit, l’égalité demeure un défi moral pour des sociétés qui, paradoxalement, n’auront jamais autant vécu dans l’abondance.

 

Michel Lallement

Bibliographie

Angeloff T. (2000) Le temps partiel, un marché de dupes ?, Paris: Syros.

Bourguignon F. (2012) La mondialisation de l’inégalité, Paris: Seuil.

Buscatto M. & C. Marry (eds.) (2009) Sociologie du travail, n° spécial ‘Le plafond de verre dans tous ses éclats’, 51 (2).

Dubet F. (2006) Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris: Seuil.

Madoui M. (2006) ‘Entrepreneurs d’origine maghrébine en France et capital social’, in A. Bevort & M. Lallement (ed.), Le capital social. Performance, équité et réciprocité, Paris: La découverte / Recherches: 246-262.

Observatoire des inégalités, http://www.inegalites.fr

Piketty T. (2013) Le capital au XXIe siècle, Paris: Seuil.

Sen A. (2000) Repenser l’inégalité, Paris: Seuil.

Tournier M. (1995) ‘Égalité ou équité, question d’hier, problème d’aujourd’hui’, Mots, 42 (1): 102-109.

Walzer M. (1997) Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris: Seuil.



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