Précaire, précarité, précariat. Ces mots ont toute une histoire, en France et en Italie notamment, et relèvent de points de vue parfois distincts, parfois convergents. Divers travaux ont rendu compte de cette histoire et de la pluralité des acceptions (Barbier, 2005 ; Bresson, 2007 ; Cingolani, 2015)). Dans le cadre de ce dictionnaire des zones grises on insistera sur les manières dont les mots précaires, précarité et précariat, se trouvent à l’intersection de plusieurs zones d’hybridation, de floutage, de dissémination, d’indécision. On en relèvera plus particulièrement deux : 1) l’espace socio-économique relatif à la multiplication et à la dissémination des atypismes ; 2) la zone toujours plus floutée des frontières entre sphère privée et sphère professionnelle, entre sphère de production et sphère de récréation. Ces questions relèvent pour certaines de situations récentes ou de formes radicales de fonctionnement alors que d’autres ont un caractère d’emblée international au sein d’une économie globalisée.
Multiplication et dissémination des atypismes
Si le code du travail, en France, a depuis longtemps donné un caractère d’exception aux emplois atypiques, l’évolution du marché de l’emploi montre que leur usage, depuis quarante ans, s’est banalisé dans les nouvelles formes de gestion de main d’œuvre tandis que les transformations mondiales de l’emploi concourent à la dérégulation des mondes du travail. Si, en France, le CDI reste la forme dominante de contrat de travail, et si 85,6 % des salariés sont en contrat à durée indéterminée (Beck et Vidalenc, 2016), la norme d’emploi tend à se dégrader, et les divers dispositifs mis en œuvre depuis quarante ans pour faciliter l’embauche, ces contrats et stages exonérant de charges les employeurs, ont eux-mêmes contribué à cette dégradation. Depuis quelques années, le besoin en flexibilité s’est manifesté par l’augmentation des CDD pour les premières embauches, des contrats de plus en plus courts et une accélération de la rotation dans l’emploi. Tandis que l’évolution du travail intérimaire restait soumise aux fluctuations du marché et de ses crises, la création de l’auto-entrepreneuriat par la loi du 9 août 2008 est venue contribuer à la dissémination de nouvelles situations d’emploi ambivalentes. Il s’inscrit dans un contexte mouvant entre autonomie, pluriactivité (→ Pluriactivité) et précarité en ne générant que de très faibles revenus mensuels (90 % des autoentrepreneurs ont des revenus mensuels inférieurs au SMIC) (Deprost, 2013) et en hésitant entre des petits boulots complémentaires du salaire et la création d’emploi, ne permettant que très rarement la création effective d’une entreprise.
En dépit de différences et des relations historiques singulières à l’informalité, on retrouve la même tendance en Italie avec les contrats à durée déterminée qui ont largement été dérégulés, les contrats de parasubordination, le « job on call », le « job sharing » et une multiplicité d’autres contrats tout autant atypiques, ou bien en Espagne, où les recours au CDD et au travail temporaire sont massifs. En Allemagne, le « mini-job » est un type de contrat de travail dont la rémunération ne peut excéder 400 euros par mois quelle que soit la forme légale du contrat, à temps plein ou temps partiel, à durée déterminée ou indéterminée. Ces quelques cas européens expriment la recherche plurivoque d’une flexibilité du travail et une tendance au démantèlement des protections liées à l’emploi. Ils montrent comment les barrières et les frontières juridiques qui retenaient jusque-là le processus de précarisation de l’emploi et du travail ont été depuis plus de trente ans démontées, provoquant cette dissémination multiforme des atypismes et des situations hybrides vis-à-vis du cadre historique de la « société salariale » et de ses formes de protection et de sécurisation.
Cette dissémination doit être entendue comme un projet stratégique concret, dont les transformations structurelles des sociétés développées et les changements technologiques ont été des moyens opportuns et décisifs d’action. La transition provoquée par le passage du monde industriel au monde post-industriel, en entraînant la délocalisation des industries de transformation et le démantèlement des bastions ouvriers, et en promouvant des activités de service, a reconfiguré le cadre du travail mais aussi les manières d’être et les identités des nouvelles générations de travailleurs. D’une part, le processus de restructuration des industries a en partie été un mouvement d’externalisation et les grandes entreprises des pays développés ont continué à contrôler le procès de production et les chaînes logistiques d’approvisionnement de marchandises à travers les nouvelles technologies (→ Entreprise dématérialisée). Le drame du Rana Plaza dans le textile en Inde, la condition des ouvrières de Foxconn dans les industries électroniques en Chine, illustrent cruellement cette logique d’externalisation (Weil, 2014). Cependant, dans les pays développés, le processus de restructuration de la société à partir des services s’est accompagné de tout un mouvement de reconfiguration des entreprises entre back et front office, entre le nombre d’exécutants et d’employés et le nombre des cadres, entre statutaires et atypiques. Sur ce dernier point, le besoin d’un cadre organisationnel plus modulaire ainsi que celui d’un resserrement sur le cœur de métier ont engendré un processus de désintégration verticale qui, sans l’aide des nouvelles technologies, n’aurait pas atteint le niveau de précision et par conséquent aussi la puissance de contrôle que l’on sait. À partir des années 1990, la numérisation a permis une coordination simple et rapide des étapes du processus de production, dans un contexte de fragmentation des grandes entreprises en une multiplicité de filiales, sous-traitantes, franchisées, contrôlées depuis le centre, et le projet d’une « entreprise sans usine » a pour ainsi dire été l’horizon imaginaire de ce mouvement. Une palette de plus en plus large de moyens a été donnée aux managers et PDG : depuis une sous-traitance de spécialité auprès de professionnels de haut niveau, une sous-traitance de capacité auprès de petites entreprises, fournissant des produits ou des services standardisés, sélectionnées sur la base de leur flexibilité et de leur compétitivité, en passant par le travail temporaire, au jour, éventuellement à l’heure, jusqu’au travail clandestin ou au travail gratuit (→ Travail gratuit). De l’hôpital à l’université, du spectacle au journalisme, de l’industrie du luxe à celle du loisir, ces secteurs progressivement investis par le capitalisme et par la « gouvernance par le nombre » (Supiot, 2015) ont fait l’objet de formes multiples de précarisation.
Cependant, dans ce mouvement de reconfiguration du capitalisme les pays anglo-saxons occupent encore une fois une place prépondérante. Ils restent par excellence, parmi les pays développés, les territoires d’expérimentations radicales du lien entre nouvelles technologies et nouvelles formes de gestion et de précarisation de la main d’œuvre. L’Angleterre a inventé le « contrat zéro heure » (« zero hours contract »), des « contrats » qui ne garantissent aucune heure de travail au salarié, mais l’obligent à accourir quand on le convoque. Pour une durée de travail d’en moyenne 25-26 heures par semaines, ces travailleurs plutôt jeunes, plutôt de sexe féminin ne peuvent que difficilement organiser leurs temps personnels et leurs budgets (Chandler, 2017). Passant souvent par l’intermédiaire d’une agence, le dispositif assure une convocabilité et une révocabilité maximum du salarié avec par ailleurs des contraintes de trajets dans un rayon d’action spécifique et des clauses d’exclusivité. Dans un contexte marqué par un fort chômage et de forts risques de paupérisation des anciennes populations ouvrières, cette mise à disposition du travailleur peut se manifester par un simple SMS l’invitant à venir travailler sur le champ ou l’informant la veille pour le lendemain que l’embauche est ajournée. Elle s’inscrit dans une tendance qui tout en diminuant le nombre des chômeurs expose les travailleurs à plus d’incertitudes et d’insécurité. L’augmentation du travail indépendant (→ Travail indépendant) au Royaume Uni, qui désormais correspond à une personne en emploi sur sept, manifeste la même tendance, puisque ceux-ci gagnent moins que les autres travailleurs et sont moins que les autres protégés en cas d’accident ou de maladie (Wales et Agyiri, 2017). En fait, la forte asymétrie du rapport entre l’employeur et l’employé autoentrepreneur (→ Auto-entrepreneur.e.s), et la situation de dépendance qu’elle suppose, concourent à ce qu’il accepte souvent des conditions de travail dégradées et une rémunération plus faible en moyenne. Mais ce sont les États-Unis qui ont diversifié le plus ces formes précaires d’emploi, trouvant dans les nouvelles technologies, et notamment dans les plateformes, des modalités de dérégulation originales. La massification et la banalisation de la figure du « freelance », et l’émergence de la « 1099 economy », en référence au formulaire fiscal (1099) que ces freelances doivent remplir comme indépendants, sont venues considérablement augmenter et compléter sur le marché du travail le nombre des travailleurs précaires – notamment les travailleurs temporaires (Hill, 2015). Ils sont près d’un travailleur sur trois à avoir ce statut d’indépendant qui permet aux employeurs de se décharger du poids du financement des retraites, de la santé ou du chômage, mais qui aussi tend à s’insérer dans ce qu’on appelle d’un euphémisme « l’économie du partage » laquelle s’avère être une nouvelle dimension du capitalisme : le capitalisme de plateforme. Si Uber et sa plateforme de mise à disposition de VTC ont fait l’objet d’un débat presque international et si « l’ubérisation » de l’économie est devenue un objet de réflexion sur les conséquences délétères des nouvelles formes d’intermédiation qui émergent aujourd’hui, le développement du capitalisme de plateforme va bien au-delà de l’univers des transports urbains. En effet, l’émergence des sites numériques d’intermédiation a ouvert un marché des petits boulots. Par exemple, aux états-Unis, Taskrabbit apparaît comme le site le plus populaire ; mettant en relation des freelances et des clients qui ont besoin de faire des travaux à leur domicile ou bien encore des courses. Une « gig economy » émerge ainsi, illustrant pour une part ce qu’André Gorz présentait sous le nom de néo-domesticité. Mais ces « petits boulots » peuvent aussi être intégralement numérisés, c’est là la tâche d’autres freelances que sont les « turkers » d’Amazon et de son « turc mécanique ». Ces « click-workers » sont rémunérés pour quelques centimes à la pièce ou hit (Human intelligence tasks), voire au simple clic parfois. Les « turkers » sont plutôt jeunes, plutôt des femmes, et ont un niveau scolaire élevé pour un travail souvent peu qualifié et pour une rémunération médiocre. D’un autre côté, l’internationalisation du marché du travail permet de globaliser un travail de professionnel délocalisable. C’est que font des plateformes qui, tel elance, font l’intermédiation de travail pour des designers, des développeurs-web, des architectes, des avocats, des ingénieurs, des traducteurs ; etc. En Inde, aux Philippines, en Ukraine, en Russie, ils sont ainsi des millions à faire usage de ces plateformes et à proposer des services délocalisés à des entrepreneurs souvent nord-américains. Si l’on voit l’avantage pour certains, on peut aussi en mesurer l’effet délétère en termes de fuite de certaines compétences et de certaines expériences hors du marché national. Cette concurrence internationale, au demeurant, tire vers le bas les rémunérations des professionnels aux Éetats-Unis, et l’on peut en mesurer les effets néfastes sur la main d’œuvre qualifiée du marché national (chômage, perte de marge de négociation dans la relation avec les employeurs, sentiment de gâchis en raison de formations souvent coûteuses et pour lesquelles certains se sont endettés). Mais plus fondamentalement, eu égard à notre point de départ, émerge aujourd’hui un capitalisme sans état d’âme, mobilisant des instruments de désagrégation des rapports sociaux antérieurs et de dissémination d’une large zone grise de relation de travail et d’emploi, débouchant sur plus de dérégulation dans le monde.
Travail précaire et floutage des frontières du travail
La figure du freelance et la puissance de délocalisation des nouvelles technologies, que ce soit à travers le monde ou jusqu’au domicile, sont deux manifestations des grandes transformations qui floutent travail et non travail, travail et activité aujourd’hui, et ce d’autant que le caractère culturel, intellectuel, dématérialisé d’une partie de la production dans les pays développés libère des contraintes matérielles du monde industriel. Tout un aspect de la production passe à présent par la déstructuration des organisations et notamment de l’entreprise elle-même. Cette dernière s’alimente simultanément dans la possibilité d’externaliser, mais aussi en retour de contrôler ces externalisations à travers les nouvelles technologies. L’importance de l’expérience du sujet travaillant et de son investissement personnel jusqu’à la dimension émotionnelle dans l’économie contemporaine, incite à la fois à laisser au travailleur plus d’autonomie mais, en même temps, à contrôler celle-ci de manière à en extraire le maximum de travail et de créativité (Appay, Jefferys, 2009).
La question des faux frais du travail a constamment fait l’objet d’attention dans le mode de production capitaliste, notamment en ce qui concerne la mise à disposition du salarié et par conséquent sa convocabilité et sa révocabilité de manière à éviter les temps morts et à ne payer que le temps travaillé (Chauvin, Jounin, 2009). En ce sens, la temporalité périphérique au travail a fait depuis longtemps l’objet d’attention, notamment de manière à contrôler les moments spécifiques de la mise au travail et d’y gagner du temps. Mais le processus de floutage des frontières s’inscrit aussi dans un processus sociétal beaucoup plus vaste que les ressorts de l’assujettissement capitaliste et suppose des dispositifs originaux s’ajustant à des transformations de comportement et de style de vie. La délocalisation du bureau (→ Lieux de travail) à travers l’outil numérique a des conséquences à la fois dans un contexte de travail associé aux organisations traditionnelles et dans des formes nouvelles, insulaires ou coopératives, de travail. L’outil numérique a tout à la fois élargi et transformé les formes traditionnelles du travail à domicile et ouvert de nouveaux continents pour une externalisation de la main d’œuvre dans un contexte d’incertitude. Dans les deux cas, il a donné de nouvelles caractéristiques à la porosité des frontières temporelles entre travail et hors travail. Dans ses manifestations traditionnelles, comme par exemple dans la confection, le travail à domicile s’apparentait à une pseudo-indépendance ou à une sous-traitance où la salariée, mère au foyer très souvent, était payée à la pièce. Sans que ces formes aient disparu, les agencements contemporains du travail à domicile passent par l’outil numérique et concernent de plus en plus des travailleurs qualifiés et éventuellement cadres. Il s’agit en fait d’un télétravail et les liens qui lient les salariés à leur entreprise sont souvent étroits et très formalisés comme l’atteste l’Accord-cadre européen sur le télétravail dans le commerce. Si dans ce contexte les questions d’outil, de lieu, de temps sont souvent normalisées, un premier niveau de floutage des frontières apparaît à travers une autonomie contrôlée dans ses résultats et qui ouvre des moments de travail divers relevant de la capacité de régulation temporelle du ou de la salarié(e) dans un espace professionnel spécifique celui de l’intimité. D’une part, l’opacité de cette « domestication du travail » (Bologna, Fumagalli, 1997) tend à rendre diffus les marqueurs temporels et spatiaux qui séparent la temporalité productive de la temporalité familière, provoquant une relative confusion entre travail et vie. Comment, par exemple, mesurer la part relationnelle du travail sur l’ensemble des heures travaillées quand celle-ci peut se manifester par l’informalité d’appels téléphoniques ? D’autre part, l’ambivalence des rapports à l’égard de ces situations professionnelles a souvent été relevée : une satisfaction est apportée par le sentiment d’une maîtrise du temps et la possibilité d’auto-organiser les alternances entre privé et professionnel, mais à l’inverse, la polarité qui structure l’activité du télétravailleur peut devenir conflictuelle et la sollicitation des outils numériques chronophage. Cependant, le travail numérique (→ Travail numérique) passe aussi par des formes d’organisation à caractère adhocratiques. La désintégration verticale, autant que le changement des styles de comportement associés au caractère post-industriel du travail, se structurent aujourd’hui à partir de relations plus lâches que dans le cas précédent notamment dans les secteurs des « industries culturelles et créatives ». Les régimes de production spécifiques au journalisme, à l’édition, au design, au spectacle, à la mode, etc., supposent des types particuliers de coopération et d’insulation des travailleurs, associés à des événements, des projets, des productions circonstanciels et nécessitant des organisations ad hoc. Que ce soit, par exemple, dans le cadre de collaborations provoquées par un événement, où la dimension réputationnelle et la familiarité des relations sont en jeu, ou que ce soit dans des relations de sous-traitance de spécialité autour de compétences rédactionnelles spécifiques, les temporalités et les lieux de travail sont souvent floutés et peuvent sortir de l’espace spécifique de l’entreprise ou se réduire à l’espace privé seul et en dehors de toute autre norme temporelle que celle qui est imposée ou que s’impose le travailleur. Le floutage implicite ou explicite du temps et de l’espace est consubstantiel à un capitalisme qui, pour certains de ses secteurs, a déstructuré la forme entreprise à l’âge de la créativité et de la communication de masse. L’outil numérique a multiplié la puissance d’absorption des informations, des connaissances et des innovations. Le crowdsourcing est paradigmatique d’un capitalisme qui puise dans les masses ce qui lui plaît et ce qu’il leur vend. En ce sens, tout moment peut être un moment de profit et toute création dans ou hors travail peut être source de revenu, la constellation des indépendants et « précaires » qui gravitent au sein des secteurs de la culture, de l’art ou du luxe sont autant de forces créatives qui peuvent être à l’occasion exploitées. Il faut donc, pour conclure cette seconde dimension de la zone grise, revenir au capitalisme de plateforme et à ses conséquences.
D’une part, on n’insistera jamais assez sur la puissance de marchandisation du temps privé que supposent les plateformes en faisant potentiellement de tout temps de la journée un temps de travail – une mère célibataire après sa journée de travail peut encore faire le chauffeur de taxi une partie de la nuit, et le travailleur au clic ou au hit peut à tout moment du jour ou de la nuit réaliser ses micro-tâches. Mais si l’une des contraintes constantes des instruments technologiques pour le capitalisme a été de maintenir leur utilisation en continu, de manière à en rentabiliser l’usage, le mécanisme désormais s’inverse. L’infatigable technique numérique peut désormais faire travailler son employé globalisé à toute heure et ce même dans un contexte de collaboration. Par exemple, en raison du décalage horaire, le design d’un produit peut commencer aux États-Unis et s’achever en Inde sans entraver la législation sur le travail de nuit. Le temps ouvrable des uns, sur une face de la terre, pouvant être complété par le temps ouvrable des autres, sur une autre face de cette même terre (Aneesh, 2009). La plateforme permet à chaque capitaliste de dominer, tout comme Charles Quint, « un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ».
Entre travail précaire et précarité
La déstructuration de l’entreprise, non seulement comme institution mais comme organisation, avec ses conséquences en termes de pertes de frontières (boundaryless workplace) (Stone, 2004) ; la constitution d’une surpopulation relative flottante qui s’élargit aux travailleurs de la culture, des arts, de la connaissance ou du luxe, ne sont pas sans incidences sur la précarisation et la précarité de pans de plus en plus divers des sociétés contemporaines. Le mouvement de désintégration verticale tend à renvoyer une bonne partie de la population active du monde développé à la zone grise, indécise, où gravitent indépendants et précaires, les uns n’étant pas si éloignés que cela des autres. Liée à un chômage de masse récurent, cette surpopulation relative flottante mériterait un examen à part, dans sa composition en strates distinctes toutes associées à des formes diverses d’emplois précaires mais soumises à des situations différentes de précarité. Plus généralement c’est le concept de surpopulation qui mériterait d’être revisité pour rendre compte, autour de certains emplois précaires, d’une pauvreté laborieuse et de travailleurs pauvres occasionnels, car bien évidemment cette précarité qui est fondamentalement à la conjonction d’insécurités (Wresinski, 1987) n’est pas identique pour le travailleur sans qualification, parfois illettré, souvent d’origine migrante (→ Travailleuses et travailleurs immigrés en France), sans capital économique hérité, et pour le travailleur de la culture, surdiplômé, dont l’insécurité professionnelle et les aménagements biographiques en fonction de ses revenus, peuvent souvent s’étayer sur les transferts familiaux et les héritages caractéristiques des classes moyennes. Il reste que, dans cette vaste zone grise de la société, avec ses degrés distincts de précarité, se constitue un espace expérimental du social notamment au sein des mondes développés où se prépare sans doute la recomposition des rapports sociaux et, au sens où Foucault a exhumé le terme, la police de ces nouveaux rapports. En effet, divers indices, telle en France la consécration de l’idée d’un monitoring des comportements et l’orientation disciplinaire, normative du traitement du chômage et des chômeurs (Lavitry, 2015) (→ Conseillers à l’emploi), incitent à penser que, dans la décomposition de la société salariale et de ses protections, se trame aussi la reconfiguration des conditions de l’exercice de la domination sur les travailleurs. La précarité endémique des plus démunis s’inscrit dans une configuration sociopolitique, où il s’agit de « blâmer le pauvre » comme en attestent les projets de workfare qui sont d’ores et déjà appliqués dans les pays anglo-saxons mais aussi les réclamations épisodiques, parmi les élus Républicains en France, de conditionner le versement du RSA à quelques heures de bénévolat. En Angleterre et aux États-Unis, associées aux formes de contrats atypiques, (« contrat zéro heure », « travail à la demande », etc.) que nous avons vu précédemment, ces politiques de mise au travail (workfare) accentuent l’effet de dégradation de la norme d’emploi, plutôt qu’elles ne reconstituent, par la formation, l’employabilité du travailleur (Krinsky, Simonet, 2012). Le déclin de l’image de certains professionnels dans le secteur de l’enseignement, de la culture ou du soin, la réorganisation de leur travail à travers l’évaluation et le contrôle d’indicateurs chiffrés aux effets normatifs et prescriptifs (Supiot, 2015), l’apparition d’une frange de « précaires » plus ou moins assujettis à des contraintes de flexibilité et à des exigences salariales revues parfois honteusement à la baisse, à la périphérie des institutions hospitalières, universitaires, etc., manifestent ainsi un recul parallèle des statuts et des protections parmi les classes moyennes. S’il n’est pas certain que la notion de précariat soit une catégorie rendant compte scientifiquement de cette zone grise, elle n’en est pas moins l’expression politique et l’éventuel signifiant d’un rassemblement des multiples forces sociales aujourd’hui confrontées à la dégradation de leurs conditions de vie et de travail.
Patrick Cingolani
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