Gouvernance biographique

Qu’est ce qui préside au devenir d’une personne ? La littérature romanesque française du 19e siècle fourmille de récits naturalistes qui désignent le poids de la chance, celui du hasard de la naissance et celui des mécanismes de reproduction sociale sur le destin des hommes. La mise en place progressive des États providence et des droits sociaux tout au long du 20e siècle font depuis vivre l’espoir que, face aux inégalités de naissance, une politique d’égalité des chances peut s’imposer et présider aux rééquilibrages des dynamiques de construction sociale des parcours de vie individuels. En dépit des promesses non tenues, au-delà de ce que l’on appelle « la crise des États providence », et malgré le déclin des grands magistères moraux sur les conduites individuelles, l’État social reste aujourd’hui un acteur majeur des dynamiques biographiques contemporaines.

Ce postulat étant posé, nous souhaitons insister dans cette notice sur une dimension importante de l’action publique, celle de ses catégories de pensée. Pour protéger au mieux, il est en effet souhaitable que ces catégories soient pensées en relation étroite avec la réalité qu’elles accompagnent. Dire cela, c’est revenir sur la construction de ces catégories et plus précisément sur le choix des points d’appui sur lesquels un dispositif est censé agir pour prévenir, corriger ou pallier un risque prévisible.

Dans cette perspective, nous revenons ici sur quelques-uns des choix qui président la montée en charge des droits sociaux providentiels de la seconde moitié du 20e siècle, puis nous nous interrogerons sur leur obsolescence en période de mutation rapide, pour ensuite proposer un outil issus de nos travaux pour penser et nommer la dynamique des biographies contemporaines afin de mieux agir sur une réalité qui se dérobe d’autant plus que l’avenir reste incertain.

Une grille de lecture controversée des dynamiques biographiques : l’approche catégorielle des flux

Après la seconde guerre mondiale, là où les modes de vie s’affichaient encore très liés aux appartenances communautaires, le développement du travail salarié et le renforcement de l’État social vont favoriser une uniformisation rapide des modes de vie. C’est ainsi que, grâce aux grands systèmes institutionnels liés à l’État providence (que sont la législation du travail, l’éducation nationale ou la généralisation de la sécurité sociale), grâce au développement croissant de catégories d’action sociale (qui légitiment ou excluent certains engagements à l’échelle des temps de vie), des pratiques et des modes de vie plus standardisés et érigés en norme vont se développer dans les années 1960.

Les étapes qui marquent les transitions biographiques deviennent alors plus uniformes, plus linéaires au point que les enchaînement d’événements semblent si cohérents que les travaux qui en rendent compte parlent d’ordre voire de discipline : les uns reconnaissent ainsi que les « séquences s’égrènent pour la plupart dans un ordre de plus en plus chronologique, [un ordre] organisationnel, reconnu, programmé et attendu qui laisse peu de place aux variations (Joseph et alii, 1977) » ; d’autres travaux (et notamment ceux issus des « women studies naissantes ») dévoilent l’articulation croissante entre l’organisation structurelle du Travail et celle de la Famille et parlent de « disciplines d’usine » (Bleitrach et alii, 1978), de « disciplines à domicile » (Joseph et alii, 1977), ou de « contrats de sexe » inégalitaires (Barrère-Maurisson, 1984).

Quand on rapproche ces observations du travail des sciences statistiques sur l’élaboration des catégories des ayant droit de la protection sociale (Schnapper, 1989), on s’aperçoit que la période est aussi celle où se développe une des premières approches des dynamiques biographiques, celle qu’on nomme « approche catégorielle des flux ». Cette grille d’analyse des biographies va conduire à associer des âges de la vie à des droits, des protections et des obligations : la formation pour la jeunesse, le travail pour l’âge adulte, le repos pour la vieillesse. Parallèlement, les législateurs vont de plus en plus s’accorder pour faire appel à cette grammaire pour rendre compte des modes de vie et mettre en forme les outils pour les accompagner.

L’« approche catégorielle des flux » va alimenter nombre de critiques par la connivence politico-étatique qu’elle semble charrier avec elle. Une critique académique va alors se développer et taxer cette approche d’être un véritable script social : on dénonce alors « ces normes formelles et informelles qui régissent les façons d’être et de faire à certains âges de la vie » et on dénonce une dérive, celle de l’« institutionnalisation du cours de vie » (Kholi, 1989). Moins normatif, Jean-Claude Passeron ouvrira la voie vers de nouvelles grilles d’analyse en pointant l’erreur, pour l’Action publique, de partir d’une « conception abstraite de l’analyse des devenirs », qui « néglige par principe l’individuation des biographies individuelles en les dissolvant dans l’anonymat agrégatif des biographies de catégories sociales » (Passeron, 1990 : 17). La sociologie de l’Action publique tirera plus tard les conséquences de ces erreurs en termes de dénis de reconnaissance de pratiques minoritaires ou innovantes, ou de « naturalisation » de pratiques sociales.

Une approche plus prometteuse des dynamiques biographiques : l’approche parcours de vie (life course)

L’approche catégorielle des flux a toujours été critiquée mais l’idée qu’à un âge donné un droit soit affecté a longtemps fait consensus à une période où l’espoir était d’intégrer toute la population dans une citoyenneté universelle. Cet espoir s’est enfui avec l’effritement de la société salariale et ses conséquences sur l’inadéquation du filet de protection des Trente glorieuses face aux situations sociales inédites que cet effritement engendre. Dans ce sillage, l’approche catégorielle des flux (qui s’articule de plus en plus mal avec les processus de déstandardisation des conduites, d’enchevêtrement des séquences de vie et d’arasement des seuils d’âge) va aussi perdre de sa puissance à la fin des années 1970.

Confrontés à des mécanismes d’évolution de trajectoires jusque là inédits qui fragilisent des pans entiers de la population « non-ayant-droits », les pouvoirs publics et les législateurs cherchent alors des référentiels d’action alternatifs pour construire de nouveaux points d’appui de l’Action publique et resserrer le filet de protection. Il s’agit donc de trouver de nouveaux outils d’interprétation, plus aptes à intégrer les paramètres d’incertitude qui caractérisent la plupart des biographies contemporaines. C’est dans ce contexte qu’apparaît la notion de « parcours de vie ».

Prenant acte du fait que les parcours sont de moins en moins prédictibles, que les devenirs sont moins prévisibles, que les normes d’âge deviennent formelles et qu’une même situation peut avoir un sens différent selon la dynamique qui y mène, les politiques et les législateurs cherchent à complexifier leurs outils d’analyse. C’est dans ce contexte qu’émerge l’ approche « parcours de vie » (plus internationalement désignée par « life course ») . « L’approche life course » a pour caractéristique principale de s’éloigner d’une figure de l’individu standard pour s’approcher d’une acception plus singulière et plus située des expériences vécues. S’adossant sur la reconnaissance croissante de la pertinence des approches longitudinales puis sur sa définition adoptée par l’OMS, la notion de « parcours de vie » va alors lentement mais sûrement envahir la grammaire des référentiels d’action sociale dans tous les pays qui travaillent (ou re-travaillent) l’architecture d’un nouvel État providence.

Couramment utilisée dans la grammaire de l’Action publique pour diffuser une culture « d’accompagnement tout au long de la vie », la notion de parcours de vie est néanmoins un outil d’analyse complexe. Sociologiquement, la notion de parcours va ainsi être travaillée dans une double dimension : celle d’un concept et celle d’un paradigme. Dans son acception conceptuelle, le parcours de vie sera défini à partir du corpus légal qui encadre les âges de la vie. Mais cette notion de parcours va aussi être l’occasion de construire un nouvel outil d’analyse apte à saisir les modèles socioculturels qui organisent la trajectoire de la vie des individus dans une société et à une période historique données. Cette acception paradigmatique de la notion de parcours sera très heuristique, dans la mesure où sa plasticité permet de s’en servir à des périodes historiques variées en intégrant le mouvement et le changement social.

En France la notion de « parcours de vie » va prendre toute sa place dans la grammaire de l’action publique dans sa double acception. Dans son acception conceptuelle, le parcours de vie sera défini comme étant « l’ensemble des règles qui organise les dimensions fondamentales de la vie sociale de l’individu ». Dans son acception paradigmatique, la notion de parcours fera consensus autour d’un nouvel outil d’analyse, le « Modèle Général du Parcours de Vie » (Lenel, 2003). Le MGPV sera donc considéré comme la figure forte des cadres socioculturels qui structurent la trajectoire de la vie des individus dans les années 2000, celle qui remplace définitivement le cadre « des disciplines d’usine et des disciplines à domicile » qu’engendraient l’« approche catégorielle des flux ».

Cette approche MGPV s’inscrit à la fois dans une continuité et dans une rupture d’analyse avec l’approche catégorielle des flux. Dans sa continuité, car en postulant que « la position occupée par les individus dans le parcours de vie définit les principaux enjeux qu’ils doivent affronter dans le cadre d’un ensemble spécifique de contraintes et d’opportunités », le MGPV confirme la prégnance des institutions sur le cours de la vie. Mais dans une rupture aussi, car en tenant compte de la temporalité et du contexte sociohistorique, en actant la fréquence croissante de bifurcations tout au long de la vie ou en postulant que la trajectoire individuelle se conduit et prend sens dans l’agencement singulier de ces mouvements, la perspective du MGPV rompt avec la chaîne de causalités transversales au profit du longitudinal. Elle rompt aussi avec une conception catégorielle des étapes de vie (basée sur des repères biologiques ou des contraintes structurelles) au profit d’une conception plus relationnelle des dynamiques de parcours (basées sur les interactions permanentes entre l’individu et son environnement).

Avec cette notion de « parcours de vie », les politiques publiques, les sciences du social comme celle du travail social vont trouver un outil plus flexible pour penser l’affranchissement progressif des itinéraires individuels hors des modèles normatifs. Mais très prometteuse et innovante il y a une vingtaine d’années, l’approche parcours de vie bute aujourd’hui sur une des grandes ambivalences de la « modernité » : faire de l’individu un être à la fois plus libre et plus encadré socialement.

La mise à l’épreuve du ‘modèle général de parcours de vie’ par l’embarrassante ambivalence de la modernité

La littérature, les travaux académiques et l’expérience collective sont là pour montrer que depuis trente ans, tant la persistance du chômage de masse que l’environnement économique atone ruinent les filets de sécurité traditionnels. Face au risque croissant, les pouvoirs publics tendent à sophistiquer toujours plus leurs dispositifs d’intervention pour protéger tous ceux qui se retrouvent dans des situations inclassables, hors des catégories classiques de la protection sociale, donc hors des cadres instituant des parcours de vie. Mais en vain, sinon à contenir les conséquences les plus dévastatrices chez les plus fragiles.

La gamme des dispositifs de crise s’élargit donc au fil des ans : ainsi se dilatent les âges de la vie (auxquels on ajoute l’entrée dans la vie active, la cessation d’activité, la retraite active, le troisième âge ou le grand âge…) ; ainsi se multiplient les catégories d’ayant droits aux minimas sociaux (dont la diversité ne cesse d’élargir la palette des ayant droit à « l’incapacité » de travailler…) ; ainsi s’envole le nombre de catégories de chômeurs (dont l’ampleur consacre la séparation entre l’activité et l’emploi), etc. En même temps, les dispositifs d’accompagnement, et notamment les programmes dits « parcours » (de formation, d’insertion, de retour à l’emploi, de protection de l’enfance, etc.), s’inventent au fil de l’eau pour tenter de baliser l’éclectisme croissant des trajectoires singulières.

Après trente ans d’un tel remaillage des ratés de la protection sociale, il est clair que toute rupture biographique renvoie aujourd’hui à une catégorie d’étape et fait l’objet d’un portage institutionnel. Il n’en faudrait guère plus pour réhabiliter l’idée qu’en couvrant l’ensemble des cycles de vie, l’État et le législateur reprennent la main sur la construction sociale des biographies… et ainsi conclure à un retour souhaitable de l’approche catégorielle des flux. Mais c’est l’inverse qui est démontré : bien qu’encadrées tout au long de la vie, les trajectoires individuelles s’affichent de plus en plus éclatées et semblent s’affranchir de tout volontarisme institutionnel… ce qui permet ainsi d’éliminer toute perspective de retour de l’analyse catégorielle des flux, inapte à rendre compte de la diversification brownienne des biographies.

Cela suffit-il à sauver l’approche « life course » ? Non plus, dans la mesure où ceux qui la défendent admettent que la réalité « s’éloigne des profils construits et linéaires que les programmes parcours souhaitent encadrés », et qu’on assiste même à une « dérégulation généralisée du modèle général du parcours de vie » voire « à sa remise en cause » (Cavalli, 2007). D’où le retour d’une question récurrente : comment approcher une réalité qui à la fois absorbe une institutionnalisation accrue des temps de vie et affiche une croissante diversité du profil des trajectoires sociales ?

Ayant peine à répondre, les théoriciens des parcours de vie semblent abandonner les approches constructivistes pour renouer avec le déterminisme : mais non plus le déterminisme structurel (comme dans l’approche catégorielle des flux) mais le déterminisme stratégique (comme dans l’approche rationnelle de l’individualisme méthodologique) (Carpentier, White, 2013). Nombre de travaux récents s’appuient ainsi sur les théories de la seconde modernité qui traitent de la montée des individualismes positifs et montrent comment la réflexivité et l’individuation enrichissent les capacités d’action (agency) (Giddens, 1990 ; Beck, 1986). Dans ces travaux, les individus ne sont plus considérés comme des agents adaptables mais plutôt comme des identités capables de se détourner d’une destinée non souhaitée : tout se passerait comme s’ils devenaient seuls responsables de leur parcours de vie, devenu ainsi un « projet personnel » (Cavalli, 2007).

Les stratégies individuelles prendraient donc une place inédite dans les devenirs. Cela dit, et subtilement, la grille d’analyse ne les désigne pas pour autant comme l’origine de la diversification des parcours de vie : en effet comment soutenir que des actions individuelles puissent venir à bout de l’inflation des cadres d’intervention ou puissent subvertir la tendance à l’uniformité qui découle de la dynamique instituante des nouveaux dispositifs ? La réponse est apportée par certains : la prégnance accrue des cadres d’intervention est réelle mais, sans horizon ni vision globale cohérente, ces cadres conduiraient au processus inverse, qui alimente la multiplication confuse et désordonnée des profils des parcours (Gaudet, 2013). Autrement dit, au lieu de penser le processus d’individuation en termes d’empowerment, c’est en termes de réaction et d’adaptation de crise que les théoriciens des parcours de vie s’emparent du renouveau des courants stratégiques.

Face à ce que nous pensons être des théories ‘par défaut’ (notamment faute de regain d’intérêt pour l’objet), peu de travaux tentent d’aller au-delà. C’est dans cet angle mort que nous avons proposé quelques outils pour ouvrir des pistes plus novatrices (Nicole-Drancourt, 2011).

La notion de « gouvernance biographique » : un outil pour avancer ?

Quel modèle d’explication mobiliser aujourd’hui pour rendre compte de ce qui organise le déroulement de la vie des individus dans ses continuités et discontinuités ? Quel modèle d’explication mettre à la disposition du législateur et des acteurs de l’aide à la décision pour choisir les bons leviers qui président à une dynamique positive d’accompagnement des trajectoires sociales ?

Pour répondre, nous pensons qu’il faut commencer par penser en même temps pouvoir d’agir et institutionalisation. Partant de cette posture (celle de prendre au sérieux le développement parallèle des deux processus apparemment contradictoires) nous avons mené des travaux sur les usages sociaux de dispositifs d’action sociale afin de comprendre comment ces usages se combinent dans les histoires de vie des individus contemporains. Ces travaux ont été menés dans les années 2000, période-clé dans la dynamique de réformes de la société française à deux niveaux :

L’avènement d’un État social actif. Les années 2000 expriment une étape historique où la « perspective de développement durable » se traduit en France par l’acception d’un nouveau mode de raisonnement dans la mise en forme des politiques sociales : l’approche en termes de cycle de vie. Très travaillée auparavant dans le domaine économique et environnemental, l’approche CDV va élargir le champ d’application de son raisonnement à l’architecture de la protection sociale. Sous le slogan « mieux vaut prévenir que guérir », il s’agit pour la puissance publique de faire avancer l’idée que toute dépense en amont n’est pas un coût mais un investissement permettant à terme de faire des économies. Sous des notions diverses et mouvantes (comme développement durable, perspective d’investissement social ou activation des dépenses passives), les années 2000 remettent en cause les logiques providentielles d’un État social dit « passif » au profit d’une autre logique, celle d’un État social actif, centrée sur la fabrique et l’accompagnement de la figure d’un humain « autonome », qui « choisit » son parcours dans un environnement accompagnant et habilitant qui lui permet de dépasser et/ou d’éviter obstacles et vulnérabilités « tout au long de la vie ».

L’avènement d’une figure de l’individu participatif. Les observateurs de la modernité au cours des années 2000 s’accordent pour acter l’avènement du « citoyen actif ». Ce vocable désigne le constat que les individus développent leur réflexivité. Or, contrairement à l’intuition, la réflexivité n’est pas un simple réflexe de la pensée mais un « mécanisme de traitement cognitif de l’information » : elle désigne une « action », notamment celle d’apprendre de ses expériences tout au long de la vie. Autrement dit, la réflexivité est intrinsèquement liée à la capacité d’agir qui tend alors à s’accroître avec de l’investissement en capital humain et avec l’élargissement du mouvement démocratique vers plus de « participation ». C’est cette capacité d’agir qui pousse les individus à mettre en scène leur propre destinée et à expérimenter plus souvent par eux-mêmes de nouvelles formes de vie, moins probables et plus « bricolées » individuellement.

Les années 2000 sont ainsi le théâtre d’une société travaillée par un double mouvement : le renforcement de l’institution (avec l’accompagnement global des parcours de vie) et la reconnaissance de l’autonomie de l’individu (avec encouragement et reconnaissance à l’individuation des conduites). Nos travaux ont donc été menés à un moment où il n’est plus question ni de lire l’institutionnalisation du cours de la vie en termes de colmatages des ratés de l’État providence, ni de comprendre la réflexivité citoyenne en termes d’adaptation de survie au déclin de l’État social. Partant de ce postulat, nous avons inscrit nos observations dans un renouveau paradigmatique qui érige en norme à la fois l’institutionnalisation globale des trajectoires de vie et l’autonomie des individus.

Des travaux sur les usages sociaux des dispositifs d’accompagnement

Nous avons travaillé sur les usages sociaux de dispositifs d’action sociale en tentant de rendre compte des modes d’encastrement de ces deux dynamiques apparemment contradictoires. À travers des exemples variées (concernant les usages sociaux des dispositifs d’insertion à temps partiel, les usages sociaux des dispositifs d’insertion jeunes, et en utilisant des travaux sur les programmes d’activation des minimas sociaux), nous avons vu comment, au quotidien, se négocient les antagonismes discipline de vie/libre choix ; autonomie/injonction ; liberté/interdépendance, etc.

Un des principaux acquis de ces travaux est certainement d’observer de façon récurrente un mécanisme complexe associant d’un côté des acteurs des politiques publiques qui disent vouloir « mettre la personne au cœur du dispositif » en s’intéressant à ses besoins singuliers (tout en tentant d’inscrire l’individu dans des programmes décrétés aux cursus standards), et de l’autre, des individus qui, partant de leurs besoins et des représentations subjectives de leurs droits, répondent aux injonctions contradictoires en « agissant ».

Dans cet univers complexe, il est alors remarquable de s’apercevoir que, dans la plupart des cas, loin de se neutraliser, le développement de l’agir individuel et son inscription croissante dans des procédures sociales peuvent au contraire se renforcer. Tout se passe en effet comme si la tension entre l’intervention croissante des institutions d’intervention sociale dans les biographies individuelles et la réflexivité croissante des personnes ciblées par les dispositifs de ces institutions produisait quelque chose d’autre qu’une contradiction. Cet « autre chose » est à chercher dans l’encastrement croissant de ces deux logiques apparemment contradictoires dont l’observation permet la mise en évidence d’un mécanisme inédit qu’on appellera ici la « gouvernance biographique ».

La gouvernance biographique ou l’autonomie au cœur des parcours de vie ?

La notion de gouvernance biographique conjugue deux idées : celle de régime biographique, qui renvoie à la place que prend l’action de la personne dans la construction singulière de sa trajectoire sociale, et celle de gouvernance, issue du champ de l’action publique, qui renvoie au mouvement de « décentrement » de la prise de décision, avec multiplication des lieux et des acteurs dans de nouveaux modes de régulation. Ainsi nos travaux ont montré que les dispositifs d’accompagnement ne se développent pas dans le vide car en face, il y a des « gens » qui ne sont pas inertes : ils répondent et le font bien au-delà de la simple adaptation. La nuance entre « répondre » et « s’adapter » est de taille : dans l’idée d’adaptation il y a une analyse en termes de cause à effet qui laisse les forces en présence dans des relations atomisées ; en revanche, dans l’idée de réponse, les relations entre les forces en présence s’encastrent les unes dans les autres en produisant quelque chose d’autre. C’est ce que nous avons labellisé « gouvernance biographique ».

La gouvernance biographique est donc avant tout un ensemble de mécanismes : un mécanisme alimenté par le décalage permanent et intrinsèque entre l’offre et le besoin d’accompagnement ; un mécanisme déclenché par le conflit des deux logiques d’action des protagonistes (qui pour les uns, ont à cœur de mener à bien la procédure vers la solution et pour l’autre, ont à cœur de s’équiper pour trouver leur solution) ; un mécanisme qui débouche sur la négociation grâce à l’ouverture sur le compromis que contiennent toutes les procédures des nouvelles logiques d’action sociale et grâce à la capacité réflexive des gens à s’engager dans des logiques opportunistes qui adaptent la ressource au plus près de la dynamique de leur trajectoire personnelle.

L’intérêt de cette approche en termes de gouvernance biographique est que, contrairement aux autres approches, elle ne souffre ni des contradictions ni des complexifications des configurations sociales. Au contraire elle s’en nourrit, les mécanismes de gouvernance biographique ne pouvant se mettre en œuvre que dans des configurations conflictuelles et contradictoires. Notamment celles que crée le développement parallèle d’une institutionnalisation des situations d’existence et d’une individuation des conduites.

Forte de cette énergie puisée aux mouvements conflictuels, la gouvernance biographique crée une dynamique transformatrice, voire de l’innovation sociale dans la mesure où les négociations et/ou compromis qui émergent de ces confrontations interpellent souvent les fondements mêmes des référentiels d’action des dispositifs de l’action publique.

Conclusion

Cherchant à intégrer la réflexivité dans définition du logiciel de construction des trajectoires contemporaines, Ulrich Beck parlait déjà de « modèle biographique » pour qualifier un parcours de vie où les individus passent d’une conduite morale (où la société impose aux individus des modèles de conduite) à une conduite rationnelle (où les référents se construisent à travers des expériences personnelles). Restait à qualifier ce qui dynamise cette construction, sans tomber dans le piège des interprétations binaires déterministes (individuelles ou structurelles). L’approche dynamique qui aboutit à la définition du « modèle général des parcours de vie » a ensuite bien enrichi la réflexion, mais le MGPV restait inachevé, bloqué dans l’impasse de la contradiction apparente de deux logiques, celle de l’institutionnalisation globale des biographies et celle de l’individuation des conduites.

Nous pensons qu’adopter la notion de gouvernance biographique comme outil d’analyse de ce qui préside et organise aujourd’hui le déroulement de la vie des individus dans ses continuités et discontinuités permet d’avancer. Cette notion donne du sens au projet complexe d’envisager des parcours de vie à la fois comme très contraints (car très encadrés par les instruments des politiques sociales) et comme très autonomes (→ Subordination/Autonomie) (car dynamisés par des stratégies individuelles et réflexives très émancipées). Mieux, c’est la persistance de cette dualité qui en nourrit la dynamique.

La notion de gouvernance biographique est donc une proposition alternative à « l’approche catégorielle des flux » et à « l’approche parcours de vie ». Nous la considérons comme la figure forte des dynamiques à l’œuvre dans la construction des parcours de vie contemporains marqués à la fois par l’émergence d’une institutionnalisation des trajectoires et par l’autonomie renforcée des devenirs individuels. Avec cet outil d’analyse, il semble que l’on puisse à la fois comprendre mieux la complexité des biographies actuelles et trouver de meilleurs points d’appui pour les accompagner.

 

Chantal Nicole-Drancourt

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