Conseillers à l’emploi

À l’instar de ceux des autres pays européens, le service public de l’emploi français a connu d’importantes réformes institutionnelles visant à réduire le taux de chômage depuis la fin des années 1990 dans une perspective d’activation des dépenses d’indemnisation des chômeurs (Goetschy, 1999). En 2008, l’Agence Nationale pour l’Emploi, en charge du placement des demandeurs d’emploi, a été fusionnée avec les ASSEDIC en charge de l’indemnisation, au sein du nouvel organisme Pôle Emploi, suite à la promulgation de la loi du 14 février 2008 relative à la réforme de l’organisation du service public de l’emploi.

Désormais rattachés à la filière « intermédiation » depuis la fusion, les conseillers à l’emploi ont pour principales missions d’accueillir, inscrire et accompagner (par des informations sur le marché de l’emploi, des conseils, des prestations spécifiques) les demandeurs d’emploi, de vérifier la recevabilité de leurs dossiers d’indemnisation, mais aussi de conseiller les recruteurs qui font appel au service public de l’emploi, de recueillir, traiter et suivre les offres d’emploi envoyées par les employeurs. Ils interviennent dans 912 sites répartis sur l’ensemble du territoire intégrant 50 000 salariés dont plus de 90 % relèvent désormais du droit privé. Ces conseillers à l’emploi issus de l’ex-ANPE constituent 69 % des effectifs du nouvel opérateur. Le personnel de Pôle Emploi est réparti entre deux filières, gestion des droits à indemnisation d’une part, et intermédiation d’autre part, mais l’ensemble des agents doit posséder un socle commun de compétences permettant de réaliser les activités de base des deux métiers, dont le traitement de la recevabilité de la demande d’allocations.

Une partie de la recherche sur les professionnels de l’emploi a eu pour objectif de mieux appréhender leur activité d’un point de vue économique en tant qu’« intermédiaires de l’emploi » chargés d’assurer l’adéquation entre offres et demandes (Simonin, 1995), ou de réaliser les appariements sur le marché du travail entre postes vacants et candidats disponibles dans une démarche d’évaluation de l’efficacité des politiques publiques de l’emploi successives (Bessy, Duvernay, 1997).

Les enquêtes sociologiques réalisées au sein de l’ANPE se sont plus spécifiquement orientées vers les effets des transformations organisationnelles sur les pratiques et l’identité professionnelle des conseillers, à des périodes clés pour l’institution. Ainsi, L’enquête de D. Demazière, réalisée à la fin des années 80, coïncide avec les premiers dispositifs d’accueil au sein de l’ANPE des chômeurs de longue durée. Le rapport de C. Revuz (1991), et les enquêtes de Simonin et al. (1995), Bessy et Duvernay (1997) et de S. Monchatre et al. (1998) font suite aux recrutements massifs organisés à l’occasion du nouveau statut de conseiller de 1990, les enquêtes d’Houzel et al. (2000) au troisième contrat de progrès en 1999 qui met en place le PAP, esquisse de l’accompagnement personnalisé. Les études d’Agostino et al. (2004) et de Y. Benarrosh (2000, 2006) interviennent à la suite des nouveaux recrutements effectués dans le cadre du PARE mis en place en 2001.

Caractéristiques et morphologie sociale des conseillers à l’emploi

Ces études montrent aussi la multiplicité des attentes sociales à l’égard du service public de l’emploi. Le poids de la tutelle politique s’illustre par la fréquence des modifications des mesures et des publics-cible, qui contribue à forger l’identité d’un organisme avant tout conçu comme un rouage administratif des politiques publiques (Daniel, Tuchszirer, 1999). Les empilements d’injonctions contradictoires, ou « valse des politiques » complexifient le travail des agents situés en bout de chaîne, qui se doivent de concilier l’accroissement des « parts de marché » des offres d’emploi recueillies et des entreprises faisant appel à l’institution, la sélectivité des employeurs et l’égalité de traitement des chômeurs (accueillir tous les chômeurs, transmettre toutes les candidatures aux employeurs du moment qu’elles satisfont aux critères techniques définis).

Ces transformations régulières sont également visibles dans l’évolution des statuts du métier de conseiller à l’emploi. La plus notable a eu lieu en 1990, lorsque le métier de conseiller professionnel de l’ANPE, psychologue spécialiste de l’orientation professionnelle, chargé de l’orientation et de la formation des chômeurs, et celui de chargé de la relation entreprise, de la prospection des offres d’emploi et du placement, sont remplacés par le nouveau corps professionnel polyvalent de conseiller de l’emploi. 1990, année de la contractualisation avec l’État et du renforcement des effectifs, marque alors un tournant dans les missions dominantes assignées à l’Agence : l’encadrement à dominante psychologisante du demandeur d’emploi, incarné par le métier de conseiller professionnel, se dissout au profit de l’activité d’intermédiation avec les employeurs. Cette suppression de la spécialisation rend plus ambivalente leur professionnalisation.

Par la centralité de leur position au sein du service public de l’emploi, leur niveau de formation, par l’autonomie de décision relative dont ils jouissent vis-à-vis du public, par la complexité de la dimension discursive de leur activité, les conseillers à l’emploi apparaissent comme des professionnels détenteurs d’une expertise et de ressources symboliques que leur confère leur institution. Féminisation, qualifications élevées, hétérogénéité des profils et formations initiales : le métier partage avec d’autres professions du champ de l’insertion professionnelle plusieurs caractéristiques morphologiques.

Ce groupe professionnel se caractérise en effet par un niveau élevé de formation, qui va de pair avec une large féminisation s’étendant à l’encadrement. D’autre part, la dimension relationnelle du métier de conseiller rend les tâches à accomplir complexes car elle suppose un travail permanent d’interprétation, et également une habileté langagière par la capacité à projeter son interlocuteur dans le cadre institutionnel et administratif de l’agent. L’activité générique d’aide des chômeurs est basée sur une spécialisation en techniques de recherche d’emploi et un service relationnel-immatériel. Les compétences mobilisées concernent la maîtrise des techniques d’entretien, la qualité d’écoute, la connaissance du marché du travail et des mesures des politiques d’emploi, des dispositifs de formation. Un autre caractéristique commune est l’utilisation quotidienne de nombreux outils gestionnaires.

Cependant, plusieurs caractéristiques internes et externes rendent incertain et inachevé le processus de professionnalisation. Ces limites tiennent d’abord aux caractéristiques internes du groupe, au premier rang desquels figure une forte féminisation s’accompagnant d’une faible valorisation salariale, phénomène qu’on retrouve dans les métiers de l’aide à l’emploi et les métiers relationnels tertiaires, renvoyant à un travail administratif peu qualifié à l’origine, considéré comme un revenu d’appoint dans l’économie familiale et permettant de concilier vie familiale et vie professionnelle.

D’autres caractéristiques communes aux professionnels de l’aide à l’emploi (Balzani et al., 2008) affaiblissent sa professionnalisation : de nombreuses disparités, tant des origines professionnelles des agents que des supports théoriques, le fait qu’il n’existe pas de titre d’emploi stabilisé, ni de formation spécifique requise pour exercer dans le milieu professionnel de l’aide à l’emploi, interdisent toute clôture professionnelle. À l’instar des bureaucraties relationnelles et malgré un niveau de diplôme assez élevé, le choix de ce métier apparaît pour beaucoup des conseillers interrogés, comme un choix par défaut après des parcours marqués par la précarité ou des conditions de travail insatisfaisantes.

Il résulte de la faible valorisation sociale et salariale du métier un rapport à la carrière marqué par une mobilité horizontale, la plupart des agents connaissant des carrières bloquées du fait des possibilités restreintes d’accéder aux gardes supérieurs de la filière conseil, alors que le management opérationnel s’est imposé comme principale filière d’évolution professionnelle à partir de 2003. La mobilité horizontale consiste en l’espèce à rompre avec les cadences du « flux », par la gestion de dossiers transverses, ou la mise en place d’ateliers, et d’échapper ainsi temporairement à la réception du public, perçue comme usante et répétitive. Une autre voie est celle de devenir une ressource pour les collègues sur des dossiers précis ou occuper une « niche » de responsabilité, à mi-chemin entre l’organisation formelle et informelle. Cette volonté de « souffler », se « mettre à l’abri » du flux peut aussi se concrétiser par le recours à la mise en disponibilité, afin de tester d’autres voies professionnelles ou acquérir de nouvelles compétences.

Outre l’absence de titre d’emploi reconnu au niveau universitaire, la faiblesse de la professionnalisation tient également au mode de socialisation et à l’importance de l’apprentissage sur le tas, même si les conseillers à l’emploi bénéficient d’une formation interne de six mois. Les récits d’entrée dans le métier font souvent référence à la socialisation professionnelle par les pairs, et au sentiment d’être « lâchés dans la nature » en assurant les fonctions d’accueil. Plusieurs entretiens réalisés auprès de jeunes conseillers font état de l’ampleur des compétences requises pour maîtriser le métier, la somme de connaissances à acquérir ou d’informations à recueillir, affichée par contraste avec l’image du guichet administratif peu efficace qu’ils ont parfois connu en tant que chômeurs, à laquelle ils s’opposent. Enfin, le caractère partiel de la professionnalisation des conseillers est accentué par le chômage de masse et le difficile partage des rôles avec le travail social.

Le métier de conseiller à l’emploi reste, plus que les autres métiers de l’insertion professionnelle, régulé par la gestion de masse du chômage. En février 2016, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi en catégorie A, c’est-à-dire sans aucune activité, s’élevait à 3,5 millions en France métropolitaine, 6,4 millions toutes catégories confondues (Dares, Mars 2016), soit une augmentation d’un million depuis 2009, année de référence des répercussions de la crise bancaire et financière de l’automne 2008. Le fait pour Pôle Emploi d’être l’opérateur central du service public en charge de la gestion d’un chômage de masse a plusieurs types de conséquences sur l’organisation du travail des conseillers à l’emploi.

Un premier aspect de cette place spécifique dans le champ de l’insertion et de l’aide à l’emploi concerne la collecte et le traitement des offres d’emploi, qui s’effectue en théorie à parité de la réception des demandeurs d’emploi (en pratique, le temps de réception est prédominant compte tenu du nombre de demandeurs d’emploi inscrits).

L’importance de la gestion de l’offre d’emploi influe sur l’identité professionnelle des conseillers. On observe ainsi une structuration de l’ethos professionnel (un système de valeurs, de normes agissant comme un ensemble de dispositions acquises par l’expérience qui forgent les pratiques sociales dans une collectivité professionnelle donnée, en référence à la définition de l’ethos de M. Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme) des conseillers autour d’un axe majeur : l’exercice d’une posture de médiateur entre sélection (des entreprises) et protection (des chômeurs) contre l’arbitraire et la discrimination, un principe affiché d’égalité, de continuité et de neutralité de traitement entre les chômeurs et les employeurs. Ce « modèle idéal », caractérisant la « dignité du métier » (Hughes, 1996) relève avant tout d’un stéréotype professionnel couramment partagé, qui masque le caractère dissymétrique des relations tant avec les employeurs, qu’il convient de fidéliser, qu’avec les demandeurs d’emploi, vis-à-vis desquels les conseillers apparaissent en position de force. Pour autant, ce stéréotype traduit la tension issue de la posture d’intermédiaire, à la recherche d’un équilibre entre une revendication de traitement égalitaire offre/demande, une intermédiation transformatrice auprès des populations les plus démunies, et une satisfaction des offres conduisant à une sélection des populations les plus employables.

L’autre caractéristique liée à la gestion de masse est le poids de la standardisation dans les actes professionnels et son corollaire, la prédominance des indicateurs de gestion, qui irrigue les logiciels encadrant leur activité. Le travail des conseillers est objectivé et prescrit à travers différents logiciels de traitement de l’offre, de la demande, des prestations pour les demandeurs d’emploi ou mesures pour l’emploi confiées à l’opérateur public, ainsi que des outils de mesure permettant d’évaluer de façon individualisée l’ensemble des actes professionnels. La transformation gestionnaire liée à la généralisation des dispositifs d’insertion s’est accélérée depuis les années 2000, avec une formalisation accrue des tâches et le développement des outils de standardisation des parcours des inscrits.

Trappes à chômage et zones grises de l’emploi

Les transformations institutionnelles et organisationnelles intervenues au sein du service public de l’emploi depuis les années 2000 répondent en partie à la mise en œuvre des politiques d’activation des dépenses d’assurance-chômage. Apparues dans les années 90 dans les pays anglo-saxons, les politiques d’activation marquent un changement de paradigme (Cassiers et al., 2005) dans les modalités d’accompagnement et d’indemnisation du chômage, car elles consistent à passer des dépenses réputées passives, sans contrepartie, à des dépenses dites actives, visant une aide conditionnelle et renforcée. Ces politiques sont basées sur trois piliers : qualitatif (individualiser et renforcer l’accompagnement des chômeurs), coercitif (un contrôle accru de la recherche d’emploi) et financier (diminuer les dépenses d’indemnisation du chômage).

Le lien entre zones grises de l’emploi et activation repose sur la redéfinition de l’employabilité que promeuvent les politiques d’activation. Celles-ci tendent en effet à inciter, par divers dispositifs de gestion et une définition de l’employabilité basée sur les notions de mobilité et d’adaptabilité, à pourvoir notamment les offres d’emploi portant sur les secteurs en tension et les emplois de faible qualité, qui forment une part importante des zones grises de l’emploi. Les difficultés persistantes de recrutement se concentrent en effet dans des métiers tels que les aides à domicile, les cuisiniers, les infirmiers, les employés de maison, employés de l’hôtellerie et serveurs (Fondeur, 2009), et les secteurs en tension concernent prioritairement le bâtiment, l’hôtellerie-restauration et les transports. Ces emplois présentent des caractéristiques communes avec les zones grises au regard de différentes dimensions qui peuvent se combiner : salaires faibles et/ou contrat à durée courte, forme atypique, difficulté de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, conditions de travail pénibles, difficultés d’accès à la formation, faiblesse de la représentation collective ou du dialogue social.

Les politiques d’activation comptent parmi leurs sources normatives la théorie de l’offre de travail, qui définit le chômage et l’inactivité comme des situations dans lesquelles des personnes refusent de travailler au niveau de salaire courant, lorsque l’indemnisation ou le coût du travail exercent un effet désincitatif sur le retour à l’emploi. Ce nouveau paradigme normatif conduit à considérer comme chômeur volontaire toute personne inscrite comme demandeur d’emploi qui ne serait pas suffisamment mobile (d’un point de vue géographique ou professionnel) ou qui ne serait pas suffisamment prête à diminuer ses prétentions salariales. De ce point de vue, les politiques d’activation apparaissent comme des outils d’injonction à l’emploi y compris dans ses zones grises, définies comme « un processus de transformation des relations et configurations du travail et de l’emploi, analysé au prisme de la figure classique du salariat comme source de nouvelles inégalités (→ Inégalités) » (Kesselman, Rapport ANR, 2016, p.3). La promotion des politiques d’activation a des effets sur les pratiques professionnelles des agents chargés de l’accompagnement des chômeurs, pratiques marquées par la prégnance du contrôle et la mise en œuvre de techniques visant à augmenter la flexibilité des chômeurs vis-à-vis des postes vacants (Lavitry, 2012).

Dans le domaine de l’accompagnement des personnes sans emploi, plusieurs études ont mis en avant dans les années 1990 la montée de la responsabilisation et de l’injonction au travail sur soi qui pointait derrière la psychologisation de l’action publique : dans cette optique, les maux à diagnostiquer et à traiter portent d’abord sur les inaptitudes individuelles des chômeurs à chercher un emploi, qui doivent être corrigées par un ensemble de comportements garant d’une recherche d’emploi efficace (Divay, 1999).

L’activation ou work-first (mise au travail rapide) relève aujourd’hui plus directement de l’injonction à l’emploi quel qu’il soit. Par leur dimension coercitive (durcir le contrôle de la recherche d’emploi, inciter à la mobilité pour répondre aux offres d’emploi disponibles), ces politiques ont aussi pour effet d’élargir le périmètre de l’offre d’emploi convenable, autrement dit l’offre que le chômeur indemnisé ne peut refuser sous peine de se voir retirer son allocation (Freyssinet, 2002). Il s’agit alors non seulement de maintenir ou développer un écart suffisant entre les revenus issus du travail et les revenus tirés des assurances chômage ou d’autres prestations sociales, mais aussi de décourager la passivité des personnes qui ne sont pas en emploi en exigeant des compensations ou en développant les mesures de contrôle et de sanctions.

Traduction opérationnelle de ces politiques, la mise en place du Suivi Mensuel Personnalisé (SMP) en 2006 à l’ANPE (supprimé en 2012), qui rétablit le pointage physique et intensifie le suivi (passant d’une fréquence de six à un mois) est concomitante avec le renforcement des dispositifs d’investigation et de sanction à l’égard des chômeurs jugés inactifs dans leurs recherches. En application de la loi de Cohésion Sociale (Janvier 2005), les articles du Code du travail relatifs au suivi de la recherche d’emploi sont modifiés dans le sens d’une consolidation des critères de recherche d’emploi. De nouveaux motifs de radiation sont créés : les refus de proposition de contrat d’apprentissage, de professionnalisation ou d’une offre de contrat aidé, tandis que les possibilités de mobilité géographique sont ajoutées aux éléments d’appréciation du refus d’emploi. La gamme des sanctions est élargie pour faciliter leur application. En 2008, la loi sur l’offre raisonnable d’emploi durcit les critères de mobilité géographique et de niveau de salaire en proportion de la durée du chômage : à partir du septième mois de chômage, soit trois mois après l’entrée en SMP, les critères de l’offre raisonnable d’emploi sont fixés à 85 % du salaire perçu, et à une heure ou 30 km de trajet domicile/travail. Ces dispositifs d’incitation à la reprise d’emploi ont également été élargis à des catégories de populations jusque-là dispensées de recherche d’emploi : depuis 2008, le contrôle de la recherche d’emploi a été repoussé à 58 ans pour les demandeurs d’emploi indemnisés par l’allocation chômage.

Les modalités de construction du jugement d’employabilité par les conseillers s’avèrent cruciales depuis la formalisation des parcours dans lesquels intégrer les chômeurs inscrits : en fonction du degré d’employabilité perçu, il s’agit de les rattacher au parcours « Appui » (appelés également « parcours actifs ») pour les plus employables, « Accompagné » pour les moins employables, ou « Créateur d’entreprise ». Ce dispositif contraint à un travail de tri plus formalisé et à des rotations plus rapides, car chaque parcours fait l’objet d’une durée limitée de trois à six mois, et d’indicateurs évaluant les sorties en fonction de ces durées. Les catégorisations inscrites dans les logiciels qu’utilisent les conseillers sont directement reliées aux sources normatives de l’activation, dans le sens où elles postulent une figure spécifique de demandeur d’emploi mobile et adaptable, en mettant l’accent sur les critères de mobilité, de prétention salariale, et de secteur en tension (où il existe des offres non pourvues), ou porteur (où les offres sont plus importantes que les demandes).

On constate que les catégorisations professionnelles des conseillers intègrent au moins pour partie ce postulat. Une partie des « symptômes » recherchés sont orientés vers la détection du « syndrome » de la trappe d’inactivité. Lors de l’examen du dossier, le conseiller mobilise différents critères-clé qui ont pour point commun de mettre en lien la qualité, l’adaptabilité de la recherche d’emploi aux offres, et la durée du chômage : sont notamment examinés le niveau ou sa durée d’indemnisation, les critères de mobilité (nombre de kilomètres déclarés dans les critères de recherche), le type de contrat recherché ou le niveau de prétentions salariales.

L’enjeu de la détermination constitue en ce sens un mode d’investigation de la situation personnelle du chômeur et son rapport aux normes d’emploi, la vérification de sa « motivation ». À travers les différenciations opérées entre employables et inemployables, beaucoup de conseillers intègrent dans leurs discours des normes d’employabilité plutôt proches de celles définies en creux par le profilage, classant parmi les employables assujettis au « parcours actif », les personnes « directement employables » et celles pouvant être requalifiées par la mobilisation d’outils adéquats. Ce faisant, ces conseillers accréditent l’idée, renforcée par le dispositif de segmentation, que le chômage est principalement imputable à la personne elle-même et à ses éventuelles carences, en minimisant les causes extrinsèques. Dans ce contexte, la catégorisation des chômeurs par les conseillers s’établit en fonction de la compliance, c’est-à-dire de la capacité à suivre le « traitement » prescrit qui réfère à des critères d’adaptabilité (Lavitry, 2015) et de la proximité des critères de recherche avec un secteur porteur.

Les conseillers mobilisent un ensemble de techniques pour agir sur les freins subjectifs à l’emploi, qu’on peut regrouper sous le terme de technologies sociales d’adaptabilité : des pratiques professionnelles d’incitation, de négociation, voire de coercition, pour amener le demandeur d’emploi à adapter ses critères au bassin d’emploi local. Elles consistent aussi en un discours de rappel des droits et devoirs qui a surtout valeur d’incitation plus que de réelle intention de sanction. Comme pour la mise en œuvre du tri initial, ces techniques sont reliées à l’enjeu central de pourvoir aux offres d’emploi des secteurs en tension, en promouvant l’acceptation des contrats à durée déterminée, l’augmentation du nombre de kilomètres dans les critères de recherche d’emploi, ou la diminution des prétentions salariales. En ce sens, les conseillers à l’emploi agissent, dans un contexte de politiques d’activation, comme des régulateurs du chômage de masse, qui tentent de combler les trappes à chômage présumées par la satisfaction des offres issues pour une partie d’entre elles des zones grises de l’emploi.

Ces technologies sociales se fondent également sur des postulats communs aux zones grises : la désignation d’un habitus flexible, responsable, autonome, pour lequel l’individu est incité à devenir « entrepreneur de soi-même » par le biais d’un discours consistant à encourager l’acceptation de contrats à durée déterminée d’offres en tension pour « recharger » ses droits au chômage ou à la formation. Dans les deux cas, l’autonomie de l’individu est mise en avant mais masque de fortes fragilités : 90 % des auto-entrepreneurs gagnent moins que le Smic (Abdelnour, 2017) et la moitié des reprises d’emploi à la sortie du chômage sont de mauvaise qualité (Lizé, Prokovas, 2014).

L’influence des work-first policies sur le service public de l’emploi français se fait sentir plus fortement depuis le début des années 2000, à travers l’évolution du Code du travail, le durcissement du contrôle de la recherche d’emploi ou des critères de l’offre d’emploi que le chômeur indemnisé est tenu d’accepter. Ces transformations amènent les conseillers à l’emploi à convoquer dans leurs discours des catégories éthiques présentant de fortes similarités avec celles qu’on trouve dans le débat théorique sur l’activation. Que ce soit pour l’usage des sanctions ou celui du traitement de l’absence à convocation, le renforcement du pouvoir coercitif conféré au conseiller met en lumière et renouvelle les clivages récurrents de l’identité professionnelle des conseillers, sur la directivité ou sur l’égalité de traitement.

 

Lynda Lavitry

Bibliographie

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