Politiques des firmes multinationales

La relation entre « zone grise d’emploi » et « politiques des firmes multinationales » (FMN) est intimement liée au contexte de globalisation. Ce contexte est double : il est marqué d’une part par la prédominance de la Finance dans l’organisation, la gestion et la mobilité du capital des entreprises et, d’autre part, par la contribution sans précédent des FMN à la production et à la création d’emplois dans le monde. Ainsi, en France, les FMN représentent-elles en 2013, 47 % de l’emploi direct (hors sous-traitance) et 54 % de la valeur ajoutée créée. Dans l’industrie, le pourcentage s’élève respectivement à 62 % et 71 % (chiffres Insee).

Ce paysage économique dessine une nouvelle cartographie des relations de pouvoir qui se traduit par des changements profonds dans les relations employés-employeurs. Alors qu’à l’époque des Trente Glorieuses, les conflits entre les parties prenantes pouvaient déboucher sur des accords collectifs mutuellement avantageux sous l’égide des États, le phénomène de globalisation change radicalement la perspective. Enserrée dans un réseau de pouvoirs et d’interdépendances économiques et financières de dimension transnationale, la relation d’emploi obéit désormais à de nouvelles déterminations que les acteurs directs de cette relation ne maîtrisent pas nécessairement, tant au niveau national des États qu’au niveau local des établissements ou des filiales.

Ce changement d’échelle, conjugué à un accroissement de la complexité dans le jeu des interactions entre syndicats, employeurs et gouvernement, a pour conséquence d’affaiblir les régulations nationales des systèmes d’emploi. L’équilibre des forces en présence, indispensable à l’élaboration des compromis négociés tant aux niveaux micro que macro-social, est devenu non plus la règle mais l’exception. Pour le dire autrement, les stratégies économiques des entreprises, tournées vers l’international, ne convergent plus avec les intérêts des syndicats et des salariés, tournés principalement vers la création et les garanties d’emploi au niveau local. Dans le même temps, les États se détournent des questions sociales pour davantage se préoccuper de fiscalité et de gestion de la dette publique.

En d’autres termes, la relation d’emploi se trouve aux prises avec un nouvel ordre hiérarchique en partie dominé par les stratégies et les politiques de gestion des ressources humaines (GRH) des maisons mères et de leurs filiales, en partie codifié selon des règles instituées par le droit national du travail. La notion de zone grise d’emploi que nous proposons de discuter renvoie à l’analyse de ces deux niveaux de régulation de la relation d’emploi et de leur articulation. Nous mènerons cette discussion à l’aune de trois dimensions clefs des politiques de GRH, la dimension stratégique, la dimension inclusive, la dimension contractuelle.

La dimension stratégique est porteuse d’un nouvel ordre de régulation dont les règles de fonctionnement, les outils et les pratiques sous-jacentes, échappent pour une large part aux juridictions des États et à l’emprise du droit national du travail (I).

La dimension inclusive tient à la généralisation d’un management de surenchères (management whipsawing) observé dans de nombreuses enquêtes de terrain, management qui pousse aux limites de l’implication et de l’engagement des personnels, mais aussi fragilise voire marginalise la place et le rôle des représentants des salariés dans les entreprises (II).

La dimension contractuelle réside dans un recul de la loi au profit du contrat et du droit négocié sur des thématiques de plus en plus larges et nombreuses mais aussi dans une dénaturation de la négociation collective et du dialogue social, de plus en plus organisés en fonction des intérêts des directions, des impératifs gestionnaires et des contingences du moment (III).

Au total, les politiques RH des FMN ressortent comme un puissant vecteur de transformation de la relation d’emploi en opérant une internalisation à grande échelle de la régulation sociale locale qui prévaut dans les filiales ou les établissements. Sous cet angle, la notion de zone grise d’emploi ne pointe pas seulement un défaut d’institutionnalisation dans la règle de droit, ni même un écart accidentel à la norme. Elle traduit peut-être et avant tout un processus irréversible de mise à distance des institutions de la relation d’emploi standard par des politiques d’entreprise qui ne jouent pas seulement sur le contenu des règles, ni même sur les règles mais aussi sans les règles. Il y a là, possiblement, les germes d’une régulation « au-delà des normes institutionnelles », directement bâtie sur les stratégies d’acteurs. Nous évoquerons brièvement en guise de conclusion l’intérêt heuristique de la notion de zone grise d’emploi pour appréhender les ressorts d’une telle transformation de la relation d’emploi dans la globalisation.

Une politique stratégique dépositaire d’un nouvel ordre de régulation

La contribution des politiques RH à la conception et la mise en œuvre des stratégies d’entreprises est à la mesure du poids économique croissant des FMN au sein des économies de capitalisme avancées. Irrigant les tissus productifs nationaux de leurs chaînes de valeur, la liste est longue en effet des formes de relations inter-firmes (sous-traitance, organisation en réseaux, franchising, outsoursing) sur la base desquelles les FMN prennent appui pour gérer directement ou indirectement la relation d’emploi au niveau local.

Cette capacité d’intervention des FMN renvoie à des situations de gestion singulières, caractérisées, pour reprendre les termes de la juriste internationaliste M.-A. Moreau, par une double asymétrie de pouvoir (Moreau, 2013 : 701). Celle, d’une part, qui découle du contrat de travail et qui reconnaît localement en l’employeur une personne physique ou morale dépositaire d’un pouvoir de direction, de contrôle et de gestion de la prestation de travail réalisée par les salariés ; et celle, d’autre part, tenant à une gouvernance supranationale liée à l’existence d’une pluralité d’échelles et de niveaux de décisions et dont l’action conduit à la production de normes et de régulations quasi-privées parcourant tout ou partie de la chaîne de valeur des groupes (filiales et sous-traitance).

Dans un tel contexte, les directions des filiales ou des sous-traitants n’ont d’autre choix que de composer avec la volonté ou le pouvoir d’influence des directions centrales ou des donneurs d’ordre. Cependant, cette relation n’est pas toujours établie sur une base unilatérale. Comme le montrent les travaux d’A. Ferner et son équipe (Ferner, Quintanilla, 2002), il existe des poches de résistance à tous les niveaux des organisations (national, régional, local), certaines filiales ou sous-traitants disposant même, dans certains cas, plus de pouvoir que la maison mère. Quoiqu’il en soit, cette double asymétrie est lourde de conséquences au plan de la compréhension et de l’analyse des zones grises d’emploi.

En premier lieu, elle a pour effet d’opérer une distinction entre l’employeur de jure signataire du contrat de travail, et l’employeur de facto, véritable décideur des conditions économiques et sociales d’organisation et de gestion de la production. Cette distinction obscurcit les frontières de la firme, dilue les responsabilités de l’employeur direct et favorise l’émergence de processus informels ou parallèles de régulation privée du lien d’emploi. Devant l’ampleur du phénomène, certains n’hésitent pas à assimiler les FMN à des quasi-institutions dotées de prérogatives similaires à celles des États-nations (May, 2015).

En second lieu, le lien de subordination et avec lui, la réciprocité des droits et obligations des parties signataires du contrat de travail s’en trouvent affaiblis. Face aux menaces de délocalisations ou de transferts de charge d’un site à l’autre, les protections juridiques et les garanties d’emploi locales perdent de leur efficacité ; les salariés mais aussi les syndicats sont davantage exposés aux jeux d’influence voire aux politiques clientélistes des directions. Cette vulnérabilité dans l’emploi sape le sentiment d’appartenance et rend très difficile l’instauration d’un climat de confiance et de solidarité entre les personnels au sein des entreprises.

Enfin, les possibilités mêmes de l’action collective sont profondément altérées faute d’interlocuteur légitime en matière de négociation et de dialogue social. En retour, les négociations ne se déroulent pas toujours au niveau où se prennent les décisions. De sorte que les droits à la représentation et à la négociation peinent à s’exercer. C’est tout particulièrement le cas pour ce qui concerne les opérations d’outsourcing qui se traduisent par un éclatement juridique des entreprises en petites unités de production. De telles opérations permettent bien souvent de passer au-dessous des seuils sociaux et de faire obstacle à la diffusion d’un certain nombre de droits collectifs.

Ainsi se dessinent les contours d’un nouvel ordre de régulation, un ordre pragmatique qui n’annule pas les cadres juridiques institutionnels existants mais les neutralise ou les contourne. Au sein des groupes, la politique RH est l’instrument décisif de cette neutralisation ou de ce contournement. Qu’il s’agisse de politiques de cadrage « venues d’en haut » (effectifs, masse salariale, gestion des hauts potentiel, reporting, soft law) ou de mesures opérationnelles décidées au niveau local (conditions de travail, formation, recrutements…), ces politiques poussent à la création d’un système hiérarchisé de règles, plus ou moins cohérent, plus ou moins négocié et décentralisé (comme dans le cas de relations de sous-traitance) mais ayant force de loi. En forçant le trait, la politique RH tendrait à concurrencer, éventuellement à suppléer les normes juridiques promulguées au niveau national pour imposer une gouvernance interne de la relation d’emploi, autonome et différenciée localement.

De ce point de vue, politique RH et zone grise d’emploi vont de pair, la première portant et pérennisant la seconde ; la seconde offrant des opportunités d’intervention et de développement à la première. Leur combinaison renverrait moins à un défaut de couverture institutionnelle qu’à un processus de transition d’un ordre de régulation à un autre. Un tel processus que l’on peut appréhender à partir de l’émergence sur le terrain d’une régulation autonome directement pilotée par les directions aurait pour incidence de soustraire une partie de l’espace des relations sociales du champ de la régulation légale.

Une politique inclusive bâtie sur une instrumentalisation du dialogue social

Nombreuses sont les études soulignant l’importance de la politique RH, autrefois cantonnée à une activité de gestion administrative des personnels, dans la stratégie et la performance des firmes. Certaines d’entre elles examinent dans le détail l’action des directions dans la mise en place et la gestion des systèmes HPWS (High Performance Work System), directement inspirés du toyotisme (Boxall, Macky, 2009). D’autres se focalisent davantage sur la variété des modèles RH en s’inscrivant dans la continuité des travaux de l’école de la variété des capitalismes (Brewster, 2007). D’autres encore insistent sur l’importance des politiques RH dans l’encastrement des firmes multinationales au sein des Regional Business System (Almond, 2011).

Toutes conviennent cependant des conditions nouvelles dont la politique RH bénéficie avec la globalisation en matière de contrôle et de gestion de l’implication et de la performance des salariés. Ces conditions sont particulières car elles interrogent non pas les outils et les dispositifs de gestion proprement dits, mais leur usage par les directions dans un contexte de mise en concurrence des territoires, qu’il s’agisse de pratiques de law shopping (Supiot), de menaces de relocalisation ou d’arrêt des investissements auxquelles recourent parfois les FMN. Or de telles circonstances pèsent sur les relations de pouvoir entre employeurs et salariés à tous les niveaux des organisations (groupe, filiales, sous-traitants, établissements).

Une étude remarquée des pratiques de management chez trois grands constructeurs automobiles illustrent ce point (Geer, Hauptmeier, 2016). Alors que dans les années 50-60, les syndicats avaient coutume de pratiquer une surenchère systématique (whipsawing) dans les négociations avec les constructeurs, les auteurs constatent que ce sont aujourd’hui les employeurs qui pratiquent le management whipsawing dans le but d’obtenir des syndicats un maximum de concessions. Benchmarking, mise en concurrence des sites, menaces de transferts de charge de production, passation d’appels d’offre en interne, se conjuguent à des degrés divers, selon la conjoncture et les contextes, pour obtenir le consentement des salariés et des syndicats. Geer et Hauptmeier identifient ainsi quatre techniques possibles de surenchères mises en œuvre par les directions : le cas de la surenchère informelle (informal whipsawing) où les directions restent dans le flou sur des décisions, réelles ou supposées, de fermeture de site, de diminution ou de transfert de charge, pour forcer les syndicats à coopérer (cas de Ford) ; le cas de la surenchère coercitive (coercive whipsawing) où la menace des directions est directe et explicite, le plus souvent accompagnée d’un seul tour de négociation en matière de rémunération (cas de GM) ; le cas de la surenchère procédurale (rule-based whipsawing) fondée sur des appels d’offre en interne, explicites et transparents, sert aux directions pour mettre les sites en concurrence et tenter d’étouffer des grèves locales (cas de Ford) ; le cas de surenchère hégémonique (hegemonic whipsawing) reposant sur un travail idéologique des directions auprès des syndicats pour les impliquer dans les processus de décisions, sans altérer la légitimité de leur action (cas de Volkswagen).

Cette panoplie de techniques n’est pas propre au secteur automobile. Des pratiques similaires peuvent être identifiées dans d’autres secteurs comme ceux de l’agroalimentaire (Bongrain, Danone) ou de l’énergie (Air Liquide) (Delteil, Dieuaide, 2010). Dans ces entreprises, organisées en réseaux et fortement ancrées localement, on évoquera la place toute particulière consacrée au développement de la culture d’entreprise (Danone et Bongrain) mais aussi à la communication externe en direction des collectivités locales, des consommateurs ou des ONG (Danone, Air Liquide). Ces exemples (proches d’un management de type hegemonic whipsawing) suggèrent ainsi que certaines de ces techniques RH peuvent être mobilisées au-delà de la relation d’emploi pour tenter d’atteindre certaines catégories d’acteurs du secteur institutionnel ou de la société civile dont les intérêts sont susceptibles de converger avec ceux des salariés (Tapia, Ibsen, Kochan, 2015).

Dans nombre de cas, on mentionnera également l’extrême attention accordée par les directions aux dispositifs de coordination horizontale, qu’ils soient institués (Comité d’entreprise européen), contractuels ou déclaratifs (Accords-cadres internationaux, chartes), ou encore de nature gestionnaire (enquêtes, questionnaires et référendum à grande échelle au moyen des technologies d’information et de télécommunication). Ces dispositifs offrent en effet les moyens d’une gestion stratégique de l’implication et de la performance des salariés : soit en faisant remonter des informations émanant des différents sites d’implantation, directement par la voie hiérarchique ou indirectement par les représentants des personnels ou les salariés eux-mêmes ; soit en multipliant les occasions d’investir ces arènes de dialogue social pour faire connaître la stratégie du groupe à tous les niveaux de l’organisation. Ces dispositifs, telles les réunions des comités d’entreprises européens, ont pour effet de produire un encadrement institué, normatif et/ou procédural proche d’un management de type rule-based whipsawing garantissant une certaine acculturation des représentants des personnels à la stratégie, aux valeurs ou à l’image des groupes.

En somme, ces diverses techniques donnent aux directions des marges de manœuvre importantes pour tenter de surmonter les résistances locales en rompant par exemple avec les syndicats les plus contestataires ou encore en nouant des alliances ou des compromis avec des acteurs positionnés en dehors de la relation d’emploi, avec les pouvoirs publics notamment. De fait, cet élargissement du champ d’action des politiques RH s’inscrit ouvertement dans ce que l’on peut appeler paradoxalement une stratégie inclusive visant à prévenir, voire déminer d’éventuels conflits sociaux locaux. La particularité de cette politique est de s’inscrire tout à la fois dans le champ des relations sociales et le champ de la gestion. Il en résulte une forme originale de gouvernance de la relation d’emploi que nous nous sommes proposés de dénommer « dialogue social managérial » (Delteil, Dieuaide, Groux). Le dialogue social managérial renvoie aux politiques discrétionnaires des directions dont parlent Bellanger et alii dans leur enquête comparative (Bellanger, 2013). Ce pouvoir discrétionnaire est consubstantiel à la notion de zone grise. Il permet aux directions de s’affranchir des règles établies et d’élargir leur marge d’action pour déployer des politiques RH opportunistes, modulables selon les objectifs stratégiques du groupe et la nature des contraintes sociales rencontrées, qu’elles soient liées à la région, au secteur, aux caractéristiques des bassins d’emploi ou à la pression des marchés.

Une politique contractuelle dominée par les intérêts des directions

Une dernière dimension importante des politiques RH des FMN pour comprendre la notion de zone grise d’emploi concerne tout un pan de la négociation collective organisée et conduite par les directions elles-mêmes. Deux ordres de phénomène peuvent être observés à ce niveau.

Le premier est la contractualisation des rémunérations des salariés dont une partie sans cesse croissante est indexée sur les performances des entreprises sous forme de primes individuelles et collectives, mais aussi de primes de participation et d’intéressement voire de distribution d’actions. C’est là un trait caractéristique de la « forme salaire » aujourd’hui : la finance pousse au développement de sa dilution dans des « formules globales » qui contribuent à effacer toute référence au temps de travail direct et individuel. Sous ce jour, la Finance s’impose à la fois comme norme spécifique de gestion de la performance fondée sur les incitations monétaires mais aussi comme ressource de négociation pour le management en vue d’une gestion individualisée des performances collectives de travail.

Le second est une explosion de la politique contractuelle des firmes sur trois principaux registres : les normes de l’OIT au niveau mondial (interdiction du travail des enfants, égalité de rémunération, droit à la formation, égalité des chances) ; la flexibilité organisationnelle (accord sur les compétences, la flexibilité horaire et des rémunérations, la préservation de l’emploi) et la protection sociale (retraite, prévoyance, complémentaire santé) au niveau local. Cette politique s’est imposée progressivement comme le socle d’une codification singulière, différenciée, de la relation d’emploi. Au dialogue social lié à la négociation individuelle ou à celui relevant de façon classique et traditionnelle de la conclusion d’accords paritaires et conventionnels, s’agrège un dialogue social où les impératifs du management et de la productivité se lient intimement à la négociation collective.

C’est probablement au niveau de la politique contractuelle qu’on peut le mieux mesurer la perte d’effectivité des règles juridiques et leur hybridation avec des régulations managériales largement autonomes par ailleurs. De fait, la politique contractuelle est bien souvent surdéterminée par les intérêts des directions, laissant ainsi transparaître un glissement du droit d’une fonction normative à une fonction supplétive (Supiot, 2000). Ce glissement signale le recul de la loi face au contrat mais aussi du contrat face aux normes de gestion et à l’occultation de la relation manager-salarié au plan local au profit de la relation actionnaire-manager au niveau global (ou supra-national).

Dans cette zone grise, l’emprise de la double asymétrie de pouvoir sur les institutions du rapport salarial est à son maximum. En France, l’affaiblissement de la notion d’ordre public social avec la multiplication des accords dérogatoires au principe de faveur en sont les principaux symptômes (Supiot, 1994). La relation d’emploi se « délégalise » (Supiot, op. cit.) et le lien de subordination n’est plus suffisamment « maintenu » juridiquement pour soutenir la partie faible signataire du contrat de travail. Dans un tel contexte, les directions ont pour ainsi dire le champ libre pour produire un droit social interne à « jet continu », au plus près des situations de travail mais aussi des attentes individuelles et collectives.

Pour conclure ces quelques réflexions, nous insisterons sur la valeur heuristique de la notion de zone grise d’emploi. Cette notion donne les moyen de restituer la relation d’emploi dans un « espace de l’entre deux » (Cattaruzza, 2012), c’est-à-dire un espace de relations sociales et de pouvoir faisant la jonction entre le dedans et le dehors de la relation d’emploi. Cette notion permet ainsi d’identifier la nature et le jeu des forces extra-juridiques où s’origine un ordre de régulation sociale et dont la dynamique coexiste, déborde ou prolonge l’espace de régulation légale institué au niveau national.

Autrement dit, la notion de zone grise d’emploi ne saurait être comprise comme un monde chaotique ou sans consistance. Elle se présente au contraire comme le marqueur d’une régulation sociale à part entière, en prise directe sur les politiques d’entreprises et ayant toute sa place comme force motrice d’un processus de recodification de la relation d’emploi. Celle-ci n’est donc pas l’expression d’un ordre ou d’un niveau fictif de régulation mais l’expression dans les faits d’une régulation émergente directement impulsée par les acteurs eux-mêmes dans un contexte historique particulier. Les quelques éléments d’analyse présentés permettent d’en esquisser les contours : il s’agit d’une norme de régulation hybride, transnationale et plurielle du point de vue des sources du droit et dont la conséquence est de favoriser la mise en place d’un régime contractuel directement placé sous la tutelle du management. Nous avons proposé l’expression de « régulation sociale sans compromis » pour caractériser cette forme particulière de régulation (Dieuaide, 2017).

 

Patrick Dieuaide

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https://bit.ly/2MkCo6r

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