Intermittents du spectacle

En quelques années, les intermittents du spectacle sont devenus un emblème des vicissitudes du « travail précaire » (→ Précarité) et une figure familière du paysage médiatique des conflits sociaux (→ Conflits du travail). La multiplication de l’usage de l’expression intermittents par les journalistes est un exemple de l’importance qu’elle a prise : la base de données Factiva recense ainsi plus de 25 000 textes comprenant cette désignation ou une de ses voisines entre 1996 et 2016, réparties entre plus d’une centaine de titres de presse. Qu’ils soient presque exclusivement de langue française n’est guère surprenant dans la mesure où « l’intermittence du spectacle », en tant que dispositif de protection sociale, n’a guère d’équivalent dans le monde : dans les pays de l’Union Européenne comme aux États-Unis, les artistes du spectacle sont par exemple considérés juridiquement, ou bien comme des salariés ordinaires, ou bien comme des travailleurs indépendants (→ Travail indépendant). Les variations d’un pays à l’autre peuvent toutefois être importantes : travailleurs indépendants, les artistes peuvent, comme en Allemagne, être considérés comme des quasi-employés, sans que ce régime soit associé pour autant à un régime d’assurance chômage particulier (Capiau, Wiesand, 2006). Sans surprise, le vocable revient le plus fréquemment à l’occasion des conflits importants qui se sont noués autour de l’intermittence du spectacle en 2014 et, peut-être plus encore, en 2003.

L’« intermittence du spectacle » dans la presse

intermit

Source : Factiva
Champ : ensemble des « publications », recherche effectuée sur les termes « intermittent-e-s du spectacle » et « intermittence du spectacle ».
Note : Factiva présente la particularité de comprendre d’année en année un nombre toujours croissant de titres de presse, si bien que la hausse apparente de l’utilisation d’un terme peut être artefactuelle. Afin de pallier ce problème, on met ici en regard le nombre absolu d’articles comportant l’une des expressions recherchées une année n avec la pondération de cette valeur par le nombre de titres ayant employé l’une de ces expressions sur la période 1996-2016 et présents dans la base cette année n. De fait, Factiva ne permet d’attribuer une année d’apparition qu’aux 100 titres ayant le plus utilisé les expressions recherchées – ils représentent cependant 97 % de leurs occurrences.

L’exemplarité des « intermittents du spectacle » se manifeste également par la diffusion des termes « intermittent » ou « intermittence » au-delà du seul secteur du spectacle : « intermittent du journalisme », « intermittent de la recherche », « intermittent de l’enseignement », etc. La dissémination de l’expression reflète celle de la figure du « travailleur par intermittence » qui, d’atypique, serait devenue, sinon banale, du moins répandue. Elle souligne la similarité au moins apparente des situations de ces diverses populations « intermittentes ». Le cas des intermittents du spectacle dessine finalement une « zone grise » qui met au défi certaines des catégories usuellement mobilisées pour décrire l’espace social, qu’il s’agisse de l’opposition entre emploi et chômage, entre employeur et salarié, entre emploi et travail, ou entre activité et inactivité. Mais il a également ceci de singulier que ce brouillage n’est pas exclusivement interprété dans les termes d’une fragilisation nécessitant la mise en place de protections spécifiques, mais aussi comme le support possible d’une émancipation, au principe de la revendication de son extension à l’ensemble du monde salarial.

Un certain travailleur d’un certain secteur d’activité

Ce qu’est censé désigner l’expression « intermittent du spectacle », dans son acception sociojuridique, est dénué d’ambiguïté : certains travailleurs d’un certain secteur d’activité. Essentialisé à la faveur de l’usage du singulier, « le » spectacle s’entend largement et recouvre aussi bien le spectacle vivant qu’enregistré, inclut l’art le plus avant-gardiste comme le divertissement le plus conventionnel, comprend les « superproductions » au même titre que les spectacles de rue. Ce faisant, ne sont exclus a priori du champ du « spectacle » aucune forme d’expression (art dramatique, spectacles de variétés, musique, cirque, danse, avatars contemporains du music-hall, etc.) ni aucun support ou lieu (cinéma, télévision, disque, salle de spectacle, chapiteau, tréteaux…).

L’« intermittence du spectacle » correspond en outre à une forme d’emploi que connaissent des travailleurs dont les tâches et les statuts peuvent être divers (artiste, cadre, technicien, ouvrier), mais qui ont en commun de ne pas exercer leur activité de manière permanente. Coexistent en effet dans le secteur du spectacle un large éventail de formes d’emploi – CDD, CDI, fonction publique, auto-entrepreneuriat…(→ Auto-entrepreneur.e.s) – et un très grand nombre d’employeurs à la taille et à la pérennité variables (allant de très grosses entreprises audiovisuelles embauchant annuellement plusieurs milliers de personnes à la compagnie théâtrale utilisée ponctuellement par un comédien pour mettre en scène son propre one-man-show). En particulier, l’emploi permanent n’a pas disparu du secteur du spectacle, notamment dans le cas des personnels administratifs et techniques mais aussi, quoique de manière plus marginale, pour certains métiers artistiques comme ceux de musiciens d’orchestre. Par contraste, les intermittents du spectacle constituent une catégorie de travailleurs salariés dont l’emploi est épisodique, conformément à la forme contractuelle qui le régit – un contrat à durée déterminée (CDD) qui, dans le secteur du spectacle, peut être reconduit légalement à l’infini.

Le support normal du travail salarié est le contrat à durée indéterminée. Aux termes du code du travail, un CDD doit être explicitement conclu entre les différentes parties et ne peut l’être que dans des circonstances déterminées (remplacement d’un salarié, accroissement temporaire de l’activité d’une entreprise, recrutement d’ingénieurs afin de réaliser un objet précis, etc.). Le monde du spectacle fait sur ce point exception, puisque le législateur dispose, depuis 1982, que les propriétés inhérentes à l’activité y font du CDD la forme normale d’embauche. « Les spectacles, l’action culturelle, l’audiovisuel, la production cinématographique et l’édition phonographique » constituent ainsi l’un de ces secteurs au sein desquels « il est d’usage constant de ne pas recourir au contrat de travail à durée indéterminée en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire [des] emplois » (actuels articles D. 1242-1 et L. 1242-2 du Code du Travail).

Dans le monde du spectacle, l’organisation de l’activité comme succession d’engagements brefs rémunérés au cachet est une pratique ancienne, dont on peut suivre la trace au moins jusqu’au début du 20e siècle. Elle est donc bien antérieure à l’institution du « CDD d’usage » qui, quant à lui, traduit juridiquement l’organisation par projet qui caractérise les mondes de l’art (Becker, 1988) tout en l’ancrant dans l’espace du salariat. Depuis plusieurs décennies maintenant, la mobilisation de la main d’œuvre s’effectue en effet de manière privilégiée en vue de la réalisation d’un dessein particulier : équipes artistiques, techniques et, dans une moindre mesure, administratives sont réunies dans le but de tourner un film, monter un spectacle chorégraphique, musical, théâtral, etc. Si elles peuvent perdurer par la suite, à la faveur du partage de conventions laborieuses ou esthétiques, ce n’est toutefois pas la règle ni, a fortiori, nécessaire. Caractéristique du monde du spectacle, la brièveté des engagements qui scandent l’activité et la carrière des intermittents du spectacle trouve son pendant juridique dans une forme contractuelle autorisant le fractionnement de l’emploi des intermittents du spectacle, jusqu’à parfois réduire le temps d’emploi (c’est-à-dire celui donnant lieu à une rémunération) à certains actes de travail seulement.

Une difficile distinction des temps d’emploi et de chômage

La caractéristique la plus saillante de l’emploi intermittent est sa discontinuité, si bien qu’à certains égards le calendrier des intermittents du spectacle imbrique deux états, emploi et chômage, qui s’opposent dans la plupart des univers salariés ordinaires. Le morcellement de l’activité en une série de contrats courts s’accompagne mécaniquement d’épisodes de chômage – qui correspondent aux interstices séparant les contrats successifs. À l’inverse, les périodes d’indemnisation du chômage sont régulièrement interrompues par des moments plus ou moins longs de reprise d’activité. L’activité des intermittents du spectacle s’organise alors selon un « régime d’emploi-chômage » (Menger, 2011) dans lequel ces deux situations se succèdent jusqu’à devenir indiscernables, et à un rythme d’autant plus effréné que l’emploi se fragmente davantage. La récurrence des périodes de chômage soulève l’enjeu des droits sociaux dont peuvent bénéficier les intermittents du spectacle. C’est afin de les assurer qu’est progressivement mis en place, du milieu des années 1960 à la fin des années 1970, un dispositif d’indemnisation du chômage adapté aux conditions d’emploi de cette population, qui a pris le relais des aides publiques et caisses syndicales créées à partir des années 1930 (Grégoire, 2013). Celui-ci est défini dans deux Annexes au Règlement général de l’Unedic : dans leur version d’avril 2017, une première (Annexe VIII) définit les règles spécifiques applicables aux ouvriers et techniciens du spectacle, et la seconde (Annexe X), celles qui prévalent dans le cas des artistes du spectacle.

Sans revenir en détail sur les dispositions établies par ces deux Annexes, qui font l’objet de modifications régulières (tous les deux ou trois ans environ) et fondent leur distinction, on peut signaler qu’elles assoient l’ouverture des droits à l’indemnisation du chômage sur la réalisation de 507 heures au cours des 12 mois précédant la fin du dernier contrat. Dans le cas du Régime Général, l’indemnisation suppose la réalisation préalable de 610 heures de travail (au cours des 28 ou 36 mois précédant selon l’âge du salarié). Tandis que le Règlement général de l’Unedic met en place, pour les salariés ordinaires, un nombre de jours indemnisables (variant de 122 à 1095 jours selon les cas), le mécanisme de la date anniversaire donne accès aux intermittents à une indemnisation durant douze mois au terme desquels est réexaminée leur situation. L’allocation journalière versée diffère selon l’Annexe, et est calculée au moyen de formules mettant essentiellement en jeu, au niveau individuel, les rémunérations obtenues et le nombre d’heures travaillées durant la période de référence.

Pour ceux qui bénéficient de l’indemnisation des temps chômés, et qui ne représentent qu’une fraction des individus travaillant comme « intermittents du spectacle » (dont il est difficile de proposer une mesure fiable pour des raisons liées à la circulation de nombreux individus entre différents régimes), l’indemnisation des périodes chômées a une triple conséquence. D’abord, elle procure des ressources qui pallient la volatilité des revenus tirés directement d’une activité elle-même irrégulière. Elle fournit ensuite un moyen de se dégager des contraintes marchandes, i.e. d’éviter de « courir le cachet » au risque d’accepter des emplois de subsistance considérés d’une qualité médiocre susceptibles de menacer l’engagement vocationnel, surtout sur les pans les plus artistiques du monde de l’intermittence (Sorignet, 2010). Enfin, parce qu’il suppose la réalisation préalable d’un certain nombre d’heures de travail, l’accès aux indemnités de chômage peut représenter pour certains intermittents du spectacle l’équivalent d’un certificat de valeur professionnelle – d’autant plus crucial que l’exercice d’un certain nombre de métiers du spectacle, notamment artistiques, ne suppose pas la détention préalable de diplômes ou titres académiques, donnant à ces espaces l’aspect de marchés « ouverts » (Paradeise, 1998). La manière dont les intermittents du spectacle eux-mêmes emploient l’expression qui est censée les désigner le souligne avec force : « être intermittent » est souvent entendu comme « être éligible à l’indemnisation », ce qui renvoie davantage à l’accès à des prestations sociales qu’aux modalités d’exercice de l’activité.

Une lutte autour des conditions d’aménagement de la précarité

Si l’État doit agréer la convention de l’Unedic, celle-ci est définie par les « partenaires sociaux », i.e. les organisations patronales et syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel, conformément à l’objectif de solidarité sur lequel a été fondé le système français d’assurance chômage. Ces négociations paritaires, qui conduisent à discuter les dispositions des Annexes VIII et X, ravivent périodiquement un « conflit des intermittents » qui emprunte des traits dont l’épisode de 2003, bien qu’il ne lui ait pas donné naissance (comme l’indiquent les précédents de 1984, 1991-1992 ou 1996-1997), fournit une sorte de modèle (Sinigaglia, 2012). La crise de 2003 se singularise en effet, d’abord, par une exceptionnelle intensité que manifeste l’annulation de nombreux festivals, par la visibilité, ensuite, qu’elle tire des actions spectaculaires qui la scandent (interpellation du ministre de la Culture lors de cérémonies de remises de prix, manifestations conçues à la manière de happenings, par exemple en mettant en scène la nudité des manifestants ou leur intrusion sur des plateaux de télévision), par l’importance, encore, que prend à cette occasion un acteur particulier (la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France, CIP-IdF) et, enfin, par son importance rétrospective comme point de départ d’un « mouvement des intermittents » s’inscrivant dans une certaine permanence.

Le moteur du conflit se trouve dans les évolutions de l’emploi intermittent depuis le début des années 1980, marquées par la multiplication de contrats toujours plus courts, conduisant à une diminution de la durée annuelle moyenne travaillée et du salaire annuel moyen (Menger, 2011). Ceci a conduit, essentiellement durant la première moitié des années 1990, à un renforcement de l’importance des allocations de chômage dans les revenus des intermittents du spectacle, pour ceux qui en bénéficient : celles-ci représentent ainsi, en 2011, 36,9 % du revenu des allocataires de l’Annexe VIII et 50,8 % du revenu des allocataires de l’Annexe X (Gille, 2013). Cet accroissement de la part socialisée du revenu a abouti, sur la même période, à une dégradation relative des comptes de l’Unedic. Sur cette base, les contempteurs du régime arguent de son « déficit » pour réclamer un profond aménagement, souvent sous la forme de la suppression pure et simple des Annexes VIII et X et du transfert des intermittents du spectacle, ou bien vers l’Annexe IV (définissant le régime applicable aux salariés intérimaires), ou bien vers le régime général de l’Unedic. Les défenseurs du régime de l’intermittence, quant à eux, adoptent globalement deux positions différentes et pour partie antagonistes. Certains syndicats (CGC, CFTC et, surtout, CFDT) consentent à des modifications importantes des Annexes VIII et X, dans un sens moins favorable aux salariés, présentées comme le seul moyen de « sauver le statut de l’intermittence ». D’autres (FO et surtout, CGT) entendent préserver un régime d’indemnisation nécessaire à leurs yeux pour que les intermittents puissent « vivre de [leurs] métiers » : ce slogan est d’ailleurs l’un des principaux mots d’ordre du Syndicat Français des Artistes, affilié à la FNSAC-CGT.

Par-delà ces oppositions, le « mouvement des intermittents » est particulier en ce qu’il voit des salariés employés en CDD et dont les revenus du travail sont globalement modestes, non pas revendiquer des emplois stables, mais défendre un dispositif spécifique d’aménagement de leur précarité, présenté comme un moyen de s’émanciper à la fois des contraintes marchandes et de la subordination patronale. Le « régime de l’intermittence », et la socialisation des revenus qu’il dessine, succède dans cette perspective aux tentatives de clôture du marché du travail entreprises durant l’entre-deux-guerres, puis à la défense du plein-emploi ayant prévalu du Front Populaire à la fin des années 1970 (Grégoire, 2013). Surtout, il constitue la spécificité du cas des intermittents du spectacle par rapport à des populations présentant des propriétés voisines en ce qui concerne le morcellement de l’emploi, comme les journalistes pigistes (Pilmis, 2013). Moyen de lisser des revenus fluctuants dans un contexte d’instabilité de l’emploi, ce système est également perçu par certains acteurs du conflit comme une opportunité pour que les travailleurs « précaires », intermittents ou non, puissent, d’un même mouvement, se dégager du marché et du rapport salarial que fonde la subordination. La CIP-IdF appelle ainsi régulièrement à diffuser ce modèle à l’ensemble des travailleurs connaissant une forte flexibilité de l’emploi (Corsani et Lazzarato, 2008). Les intermittents sont alors vus comme l’incarnation exemplaire d’un futur travailleur, pour lequel le travail à temps plein et à durée indéterminée ne serait plus de mise et qui, émancipé de la tutelle patronale, pourrait, de projet en projet, modeler une carrière unique (Menger, 2002).

Travailler hors de l’emploi, être employeur et salarié

L’organisation des calendriers des intermittents du spectacle remet donc régulièrement en cause la dichotomie entre emploi et de chômage. Une troisième catégorie, celle de travail, s’articule de manière originale aux deux premières. « Métiers de vocation » (Freidson, 1986), ceux qu’exercent les « intermittents du spectacle » fournissent de nombreux exemples de coexistence d’un métier vocationnel, pas toujours rémunérateur ni même générateur d’emplois, et d’un autre plus alimentaire, parfois situé à proximité du premier (e.g., enseignement) sans que ce soit nécessairement le cas (quand il s’agit de « petits boulots »). Le travail sur lequel est assise l’identité professionnelle est alors distinct de l’emploi en tant que source de rémunérations. Cette disjonction ne dérive pas seulement des propriétés générales d’une activité de vocation, mais aussi de situations particulières, par exemple lorsque des employeurs profitent de ce que leurs salariés perçoivent des indemnités de chômage pour ne pas rémunérer certaines activités de travail, comme les répétitions, ou quand les périodes chômées sont consacrées, à la faveur de la perception de revenus de complément, à la préparation de futurs projets, c’est-à-dire à la réalisation d’actes de travail qui ne s’inscrivent pas encore dans l’emploi.

Le monde de l’intermittence du spectacle est également marqué par la fréquente confusion entre les figures de salariés et d’employeurs. Compagnies (dans le cas du spectacle vivant) et sociétés de production (dans celui de l’audiovisuel) sont les deux formes organisationnelles privilégiées pour mobiliser un collectif en vue de la réalisation d’un projet commun, sans qu’il soit nécessairement composé exclusivement d’intermittents. Dans les faits, compagnies et sociétés de production agissent sur le marché du travail en tant que demandeurs, et occupent la position d’employeurs d’intermittents du spectacle, tandis que, sur le marché des produits, ils agissent en tant qu’offreurs et échangent avec les lieux de diffusion, qu’il s’agisse de salles de spectacle, de direction de festivals, de chaînes de télévision ou de sociétés de distribution et production audiovisuelle (François, 2005). Compagnies et, dans une moindre mesure, sociétés de production sont souvent dirigées de fait par des intermittents. En particulier, les compagnies adoptent généralement le statut d’associations au sens de la loi de 1901 et peuvent, sous certaines conditions, agir en tant qu’employeurs : elles procurent aussi bien le support juridique à partir duquel réaliser un projet de spectacle que des opportunités d’auto-emploi permettant de ne pas recourir au statut d’auto-entrepreneur. La compagnie étant « mise en sommeil » entre deux projets, son activité épisodique épouse les scansions de la carrière de celui ou celle qui la dirige dans les faits. Dans ces conditions, le cas de certains intermittents du spectacle brouille les frontières usuelles entre salariés, employeurs et entrepreneurs : disposant de licence d’entrepreneur de spectacle, certains (artistes notamment) peuvent embaucher d’autres intermittents du spectacle en vue de réaliser un projet sur lequel ils seront eux-mêmes employés.

L’organisation du travail dans le monde du spectacle, ainsi que le système de droits sociaux auquel elle s’adosse, contribue à faire des intermittents une figure défiant les catégories ordinaires de description du travail et de l’emploi, réconciliant des états usuellement pensés comme mutuellement exclusifs : salariés mais employeurs, chômeurs et employés, travailleurs hors de l’emploi, etc. Pour beaucoup, universitaires ou non, acteurs du secteur ou non, ils sont à ce titre régulièrement convoqués comme incarnation d’un possible travailleur émancipé des contraintes du marché et du salariat, ou dessinant la voie d’un capitalisme libéral que la flexisécurité serait parvenue à domestiquer. Ce système de droits sociaux est souvent identifié au seul dispositif d’assurance-chômage, adapté aux conditions d’emploi des intermittents du spectacle et qui conditionne largement leur maintien en activité et le déroulement de leurs carrières. L’assurance-chômage n’épuise toutefois pas l’ensemble des dispositifs de protection sociale, qui sont loin d’être tous ajustés aux propriétés des activités intermittentes. En particulier, prêter attention au long terme et à ce qui serait, dans un univers salarial ordinaire, l’après-carrière met en évidence la difficulté que rencontrent les intermittents du spectacle pour obtenir une pension de retraite leur permettant de subvenir à leurs besoins, ce qui les contraint à poursuivre leur activité à un âge élevé.

Le brouillage des catégories d’« emploi » et de « retraite » naît d’abord de la difficulté pour un régime de retraite organisé selon la norme du CDI à intégrer les situations de morcellement de l’activité. L’importance prise par les épisodes de chômage au cours des dernières décennies, tant dans les calendriers d’activité des intermittents que dans les revenus qu’ils perçoivent, contribue à les pénaliser dans le cadre d’un régime de retraite fondé sur une cotisation assise sur les seuls salaires. D’une part, si le dispositif de décompte des annuités, qui autorise la prise en compte des périodes chômées, explique que les intermittents du spectacle jouissent d’une retraite à taux plein à un âge équivalent à celui du reste de la population active, l’association des temps chômés à des périodes de salaire nul rogne, de manière importante, les pensions perçues. D’autre part, les mécanismes de plafonnement des salaires cotisés et d’abattement forfaitaire contribuent également à abaisser les pensions dans le contexte d’un monde de l’intermittence où, plus que d’autres univers salariés y compris ceux dits « précaires », les flux salariaux peuvent se concentrer sur des périodes de temps réduites. Ceci conduit à ne cotiser que sur une fraction réduite du salaire, souvent inférieure à la moitié. Même si l’assiette retenue pour le calcul de la retraite complémentaire est plus large, et comprend notamment les indemnités de chômage, elles ne compensent pas la baisse des retraites du régime générale de la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse (Cardon, 2017). L’observation de la situation des intermittents du spectacle âgés souligne alors combien le risque est grand de voir resurgir, en leur sein, le spectre d’une « armée de réserve » soumise aussi bien aux vicissitudes du marché qu’à celles du salariat.

 

Olivier Pilmis

Bibliographie

Becker, H.S. (1988 [éd. orig. : 1982]) Les mondes de l’art, Paris: Flammarion.

Capiau, S. & A. J. Wiesand (2006) La situation des professionnels de la création artistique en Europe, Ericarts (Institut européen de recherche comparative sur la culture), s.l.: Direction générale des politiques internes de l’Union, département thématique des politiques structurelles et de cohésion – culture et éducation, IP/B/CULT/ST/2005_89, PE 375.32.

Cardon, V. (2017) ‘Retraites des salariés intermittents des spectacles: plus de bénéficiaires pour des pensions moins importantes au fil des générations’, Culture Chiffres, 2: 1-20.

Corsani, A. & M. Lazzarato (2008) Intermittents et précaires, Paris: Amsterdam.

François, P. (2005) Le monde de la musique ancienne. Sociologie économique d’une innovation artistique, Paris: Economica.

Freidson, E. (1986) ‘Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique’, Revue française de sociologie, 27 (3): 431-443.

Gille, J.-P. (2013) Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission sur les conditions d’emploi dans les métiers parlementaires, 941, Paris: Assemblée Nationale.

Grégoire, M. (2013) Les intermittents du spectacle. Enjeux d’un siècle de luttes, Paris: La Dispute.

Menger, P.-M. (2002) Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris: Seuil.

Menger, P.-M. (2001 [1re éd. : 2005]) Les intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible, Paris: École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Paradeise, C., J. Charby & F. Vourc’h (1998) Les comédiens. Profession et marchés du travail, Paris: PUF.

Pilmis, O. (2013) L’intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique, Paris: Economica.

Sinigaglia, J. (2012) Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Nancy: Presses universitaires de Nancy.

Sorignet, P.-E. (2010) Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris: La Découverte.



Laisser un commentaire