Auto-entrepreneur.e.s

Les auto-entrepreneur.e.s sont des travailleuses et travailleurs indépendants souscrivant au statut de micro-entreprise qui accorde, sous condition d’encadrement du chiffre d’affaire, des taux de cotisation aux régimes de protection sociale et de fiscalité proportionnels au chiffre d’affaires. Dans les différents pays où il est en vigueur, le dispositif de l’auto-entreprenariat présente la particularité de relever de plusieurs objectifs d’action publique : promotion de l’indépendance et de l’entreprenariat, soutien à la création d’emploi, formalisation d’activités professionnelles non déclarées, mais aussi encouragement à des formes alternatives de mobilisation du travail. L’auto-entreprise est un statut incitatif qui encourage les individus à exercer des activités diverses, souvent de prestation de services – jardinage, vente, soins, traduction, secrétariat, enseignement, etc. –, mais aussi de commerce ou de production de petites séries. Comme les autres formes d’indépendance, il permet d’assurer un revenu du travail qui n’est pas basé sur une relation salariale ou d’emploi mais sur des relations commerciales. En fonction des conjonctures politiques nationales, mais aussi des spécificités des marchés du travail (niveau d’informalité ou taux de chômage par exemple), le statut de l’auto-entreprenariat a donné lieu à des débats publics mais aussi à des déclinaisons sous la forme d’instruments d’action publique spécifiques aux différents pays.

Les formes les plus claires d’auto-entreprenariat comme on peut les rencontrer en France (auto-entreprise, puis micro-entreprise), au Brésil (micro-entreprise individuelle) ou encore en Allemagne (Solo-Selbstständige), donnent lieu à un débat sur la nouvelle indépendance caractérisée par le développement des indépendants qui n’ont pas de personnel, mais dont l’activité véritablement entrepreneuriale est loin d’être établie. Ces formes d’emploi autonome visent de fait souvent à organiser la rémunération d’une activité de travail intermittente ainsi que l’accès aux droits et protections sociales à l’échelle individuelle. Elles correspondent alors plutôt à une voie radicalement différente par rapport à la rémunération dans l’entreprise ou même par l’intermédiaire de structures déléguées comme les agences d’intérim ou les sociétés de portage. Pour leur part, le modèle des coopératives d’activité et d’emploi représentent une alternative véritable à ces différents arrangements (Bureau, Corsani, 2014) (→ Entrepreneur-salarié). En Espagne, le statut sur le travail autonome – Leta (Célérier, Riesco-Sanz, Rolle, 2016) organise ce type de transfert sans pour autant se référer au phénomène de l’entreprise. En effet, si le poids de l’indépendance dans l’emploi progresse en moyenne de façon modérée, notamment en Europe (il est cependant élevé en Grèce avec 30 % de l’emploi ou en Italie avec près de 22 %), la modification de la structure de l’indépendance est révélatrice. Alors qu’en 2000, on comptait dans l’Union Européenne près de deux fois plus d’indépendants sans salariés que d’indépendants qui emploient du personnel, cette proportion a augmenté en 2015 à 2,5 fois et elle a largement dépassé 3 aux Pays-Bas (Union Européenne, Labour Force Survey, 2016). Ces statistiques indiquent que les petites entreprises indépendantes stagnent voire régressent, mais qu’en revanche, les formes permettant à des individus de mettre à disposition leur travail ou de lancer une activité entrepreneuriale de façon autonome progressent fortement.

Du point de vue sémantique, dans la notion d’auto-entreprise au sens strict, le mot d’origine grecque « auto » qui veut dire « soi-même » valorise l’idée que l’entreprise est accessible « à tous » puisque, par définition, elle est attachée directement à l’individu (Sallé, 2013). Dans le cas français, les promoteurs de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 ont ainsi valorisé l’esprit d’entreprise (Abdelnour, 2012), mais aussi le fait que les individus, notamment au chômage, étaient en mesure de créer leur propre emploi (Stevens, 2012). En cela, la notion est volontairement rattachée au terme anglais de « self-employment » dont la fortune est considérable dans l’univers anglo-saxon où elle est l’expression courante pour désigner l’indépendance et les micro-entreprises, sous différents statuts. Dans les milieux intellectuels, la notion d’auto-entrepreneur, comme « entrepreneur de soi-même », la rattache aux débats sociologiques découlant d’une certaine lecture de Michel Foucault (Abdelnour, Lambert, 2014), notamment de ses travaux tardifs sur la biopolitique. Cette lecture tendrait à montrer que les individus sont toujours plus sollicités à se gouverner eux-mêmes et à faire l’objet d’un pilotage à distance par des normes et injonctions d’Etat, voire des normes strictement néo-libérales relayées par l’Etat. La version allemande de l’auto-entreprise, introduite dans le flux des fameuses réformes Hartz du début des années 2000, a porté comme première dénomination le terme de « Ich-AG », ou « Société Anonyme Moi-Même » insistant de la même façon sur le recoupement entre l’entité individu et l’objet entreprise.

L’auto-entreprise, prise cependant entre divers enjeux et domaines d’action publique dont les politiques de l’emploi d’une part et de la promotion de l’entreprenariat de l’autre sont les principaux, percute d’autres enjeux cruciaux comme celui de l’accès aux droits sociaux et à la protection sociale ou encore celui de la structuration de toute une série de marchés, notamment des services et de la construction. Enfin, parfois directement présenté comme une alternative au salariat, le statut d’auto-entrepreneur propose une réorganisation des relations d’emploi. Le statut d’auto-entrepreneur est ainsi une zone grise en forme d’intersection entre des enjeux sociaux, des arènes de débats publics, des réseaux de mobilisation sociale, des domaines institutionnels, des catégories sémantiques mais aussi et surtout, entre des catégories instituées d’appréhension et de traitement de ce qu’il recouvre. Statut d’activité entrepreneuriale et commerciale, modalité d’accès aux droits sociaux, forme de mobilisation du travail, régime fiscal… On le voit, ce statut recouvre en réalité des objets sociaux de natures différentes car il représente une intersection entre des univers sociaux souvent disjoints. 

En amont, les trajectoires d’institutionnalisation du statut d’auto-entrepreneur dans un certain nombre de pays éclairent l’entrelacs des débats et enjeux qu’il suscite. En aval, la diversité des usages et pratiques des statuts d’auto-entrepreneur relevés au niveau individuel fournit un éclairage supplémentaire non seulement de l’ambivalence de ces statuts mais aussi de leur résonance avec diverses problématiques sociales au carrefour des logiques de recomposition du travail, des droits sociaux ou des dynamiques de marché. Les divergences d’interprétation de ce statut, principalement en sociologie, mais aussi dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales s’inscrivent dans le sillage de sa densité politique comme du caractère ambivalent de ses effets sociaux.

Ambivalences des motifs et des trajectoires d’institutionnalisation

Le statut d’auto-entrepreneur est souvent renvoyé à une histoire avant tout nationale. Dans le cas de la France, ce statut s’inscrirait alors à la suite des premières mesures prises dès le milieu des années 1970 qui visaient à favoriser la création d’entreprise chez les demandeurs d’emploi (Abdelnour, 2012). On trouve dans l’analyse de la trajectoire d’institutionnalisation en Allemagne des rapprochements similaires (Giraud, Lechevalier, 2018). Cependant, l’influence de la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) dans sa version initiale de 1997 sur la vague de revitalisation des politiques de soutien à l’indépendance, et plus directement à ce qu’on pourrait appeler l’auto-emploi, ne doit être négligée. Parmi les quatre piliers de la SEE, le deuxième est consacré à « l’esprit d’entreprise ». On y appelle à « simplifier les obligations administratives pour les entreprises », mais aussi et surtout à « faciliter le passage à l’emploi indépendant et la création de micro-entreprises ». Le même paragraphe exhorte d’ailleurs à la réduction des « charges fiscales qui pèsent sur le travail » (Union Européenne, 2005). Le lien entre entreprenariat, emploi, lourdeurs administratives et fiscalité est ainsi explicité au moment même où la Commission européenne se dote par le truchement de la Méthode Ouverte de Coordination d’un outil efficace d’imposition de son agenda politique dans les États-membres.

Pour le reste, en France, le portage de la réforme a relevé pour l’essentiel de composantes libérales du gouvernement de droite de N. Sarkozy installé au pouvoir en 2007. La Loi de 2008 qui instaure le statut de l’auto-entreprenariat créé un « régime dérogatoire de l’entreprise individuelle » qui associe une forme juridique (de l’entrepreneur individuel) qui exempte de l’inscription au registre du commerce, à une responsabilité de dirigeant (illimitée), à un régime fiscal (l’impôt sur le revenu micro-social simplifié) et à un statut social de dirigeant dérogatoire au régime classique de droit commun (travail non salarié au régime micro-social). Sur le plan fiscal, il autorise à ne payer qu’une part allégée des cotisations et impôts, mais surtout cette part est fonction du chiffre d’affaire. Ainsi et contrairement aux entreprises classiques, aucun impôt n’est demandé à l’auto-entrepreneur tant qu’il ne tire aucun revenu de son activité. Le statut propose un ensemble d’avantages fiscaux, sociaux et de facilités administratives destiné à soutenir la création d’entreprises individuelles. Il cherche à stimuler l’activité économique des personnes en les incitant à créer leur entreprise individuelle.

Le dispositif français est explicitement mobilisable comme un complément à un statut autre, quel qu’il soit : actif, inactif, occupé, inoccupé. Il fait ainsi écho à l’un des slogans de campagne du président alors récemment élu : « Travailler plus pour gagner plus ». Dans le débat public et parlementaire français, les oppositions principales à l’instauration du statut n’ont pas émané du camp de la gauche, sur le thème de la défense du salariat. Le rapport officiel de François Hurel qui a précédé les débats parlementaires sur l’auto-entreprenariat, puis le vote de la loi en un temps record a d’ailleurs présenté politiquement ce nouveau statut comme une façon de dépasser les injustices et pesanteurs du salariat. En revanche, les oppositions les plus fortes se sont manifestées depuis le camp conservateur, sur le thème de la défense du commerce et de l’artisanat traditionnel. Les instances représentatives de ces milieux voyant dans l’auto-entreprenariat un statut dérogatoire, aussi sur le plan professionnel, et ainsi, une source de concurrence déloyale (Stevens, 2012). Dans le cas allemand, l’opposition des artisans a donné lieu à une règle stricte d’interdiction pour les auto-entrepreneurs de recruter du personnel supplémentaire, y compris dans le cadre de missions spécifiques. En France, ces oppositions se sont renforcées jusqu’à obtenir un encadrement plus clair des activités, notamment artisanales au début des années 2010. Le label « auto-entrepreneur » du dispositif a d’ailleurs été abandonné au profit de « micro-entrepreneur ».

Le terme de micro-entreprise individuelle est d’ailleurs celui qui s’est imposé au Brésil dans le dispositif qui encourage la création d’entreprises pour stimuler l’activité économique et favoriser la déclaration des travailleurs du secteur informel. Pour inciter à ce passage à l’économie formelle qui implique de payer des impôts, l’État brésilien a réduit les charges fiscales et les formalités administratives. L’exonération d’impôts fédéraux permet de ne payer qu’une cotisation mensuelle fixe, variable selon les secteurs, et des avantages sociaux sont proposés en contrepartie de la formalisation de l’activité par son inscription au Répertoire des Personnes Morales (CNPJ). Cette mesure donne la possibilité d’ouvrir un compte bancaire, de solliciter des prêts, d’émettre des factures et de cotiser à la sécurité sociale pour avoir droit à des allocations maternité, maladie, retraite, assurance décès ou invalidité, etc. Au Brésil, un micro-entrepreneur individuel ne peut pas occuper un poste d’associé ou de titulaire dans une autre entreprise ; l’idée, centrale dans le dispositif français, d’un cumul d’activités, voire d’une composition des droits sociaux, y est impossible. Surtout, le dispositif étant centré sur l’intégration des activités informelles dans le système institutionnel, notamment des droits sociaux, le législateur l’a orienté vers les populations historiquement maintenues à l’écart du salariat qui se trouvent principalement en dehors des activités intellectuelles, artistiques ou culturelles, domaines auxquels le statut de micro-entreprise individuel ne s’applique pas. Au Brésil, le secteur informel représentant une source de concurrence déloyale majeure pour l’économie formelle, le statut de micro-entreprise individuelle n’a pas suscité l’opposition des milieux plus traditionnels de l’artisanat et du petit commerce.

Diversité des usages et pratiques sociales

Dans le cas français, la diversité des usages du dispositif de l’auto-entreprise a été pointée notamment par des enquêtes qualitatives (Abdelnour, 2014 ; Giraud et al., 2014). Le projet de fonder une entreprise existe notamment chez certains jeunes diplômés confrontés à une phase de chômage, dans une logique semblant relever d’un « aménagement du chômage », au sens d’un complément de revenu, d’une activité occupationnelle, mais aussi de formation à une démarche entrepreneuriale, voire à une nouvelle activité professionnelle. Dans une logique similaire, des travailleurs plus âgés confrontés à la survenue ou à l’imminence d’un plan social, se prépareraient à cette échéance en tentant de construire une nouvelle activité et en se dotant d’un statut. Pour d’autres personnes précaires, le statut d’auto-entrepreneur constituerait l’un des supports de la précarité, ajouté aux contrats courts ou aux temps partiels qui constituent l’essentiel de leur rapport au travail. La logique de cumul d’activité se retrouve également chez des retraités ou des enseignants qui complètent leur revenu par des travaux indépendants (cours à domicile, activité commerciale à temps partiel par exemple), mais sur la base d’un revenu stable cette fois. De façon plus spécifique, un certain nombre de femmes utilisent ce statut pour se doter d’un travail indépendant d’appoint. Enfin, on retrouve une configuration de salariat déguisé dans le cas d’entreprises qui embauchent de façon principale et régulière, souvent sur le lieu même de l’entreprise, des collaborateurs qui devraient dans les faits occuper un statut de salariés. Enfin, si le dernier usage mentionné est le seul explicitement contraire à la loi, l’exercice indépendant d’une activité professionnelle, notamment dans le domaine des services (traduction, secrétariat à distance, infographie, coaching, etc.), auprès d’une vraie diversité de clients, renvoie à une pratique réelle qui correspond au contraire en tout point à l’esprit de la réforme de 2008 et à ses aménagements ultérieurs.

Des enquêtes similaires conduites au Brésil ont permis de dévoiler dans un contexte national bien différent quatre principaux types de mise au travail via l’auto-entrepreneuriat (Rosenfield & Almeida, 2014). En premier, lieu les auto-entrepreneurs authentiques sont des travailleur-ses qui tirent profit de l’autonomie permise par l’auto-entrepreneuriat en s’affranchissant du travail salarié grâce à la réussite de leur entreprise, souvent dans le conseil ou les technologies de l’information et de la communication. Le deuxième type est celui des auto-entrepreneurs en situation de subordination. On retrouve ici le salariat déguisé qui souvent maintient un lien entre salariés licenciés et leur ancien employeur dont ils deviennent des prestataires de service. En troisième lieu, les auto-entrepreneurs en insertion sont des personnes dont l’insertion en tant qu’indépendants est ponctuelle et instable et qui cherchent à construire une activité, compléter un revenu ou surtout leur formation. Enfin, les auto-entrepreneurs interstitiels inventent des modes inédits d’insertion dans les brèches du marché du travail. Ils développent un auto-entrepreneuriat qui peut être formel, informel ou surtout combiner les deux formes. Le statut de micro-entrepreneur individuel permet à ces personnes de gérer le flux irrégulier des activités et de stabiliser un statut qui leur donne une certaine satisfaction aussi sur le plan social.

En France, des enquêtes quantitatives cette fois permettent de dresser un portrait suivi des auto-entrepreneurs trois à cinq ans après leur entrée sous statut (Insee, 2017a, 2017b). Ces résultats indiquent pour commencer que moins d’un quart des entreprises créées en 2010 sont encore actives en 2015. Près d’un tiers des créateurs.trices d’auto-entreprises du premier semestre 2010 toujours actives en 2015, étaient auparavant des salariés du privé, 30 % environ étaient au chômage, plus de 10% étaient inactifs et 6% environ étaient précaires. Pour plus de la moitié de ces créateurs, l’auto-entreprise était la principale source de revenu. Ces revenus sont la plupart du temps peu élevés car le chiffre d’affaire des micro-entreprises, en activité principale, s’élève à 12 800 € annuels en moyenne. Les secteurs d’activité du conseil, du commerce, des services aux ménages et de la construction concentraient en 2010 la quasi-totalité des créations. Si la construction est presque exclusivement aux mains des hommes, en revanche, le conseil, mais surtout les activités de service aux ménages sont dominées par les femmes. Enfin, les chances de pérennité à cinq ans des auto-entreprises sont plus élevées pour les auto-entrepreneur.e.s plus âgés, mais aussi légèrement plus pour les femmes, et enfin, nettement plus élevées  pour les personnes dont l’auto-entreprise est l’activité à plein temps (Insee, 2017a, 2017b).

Divergences d’interprétation du sens et des effets de l’auto-entreprenariat

Dans différents espaces disciplinaires en sciences humaines et sociales, des divergences d’interprétation de la signification et des effets de l’auto-entreprenariat se sont développées. On peut faire l’hypothèse ici que la pluralité des objectifs assignés à l’auto-entreprenariat dans les arènes d’action publique mais aussi que la diversité des usages qui en sont faits à un niveau individuel incite à de telles divergences d’interprétation. L’auto-entreprenariat comme mesure de politique de l’emploi, comme mode d’accès aux droits sociaux, comme outil de promotion de l’esprit d’entreprise ou enfin comme modalité de mise au travail alternative au salariat sont les quatre entrées principales à partir desquelles les analystes de cet objet ordonnent leur propos.

En premier lieu, un certain nombre d’approches notamment de sociologues de l’emploi fournissent une interprétation de l’auto-entreprenariat qui prend place avant tout sur le terrain des politiques de l’emploi et de l’accès aux droits sociaux. Ces travaux formulent une critique d’un dispositif qui viserait avant tout à inciter les individus à prendre en charge leur précarité, et notamment à aménager leur chômage ou leur sous-emploi en les incitant à se satisfaire à moyen terme de faibles revenus et de droits sociaux amoindris. Ces travaux rattachent la genèse du dispositif au tournant de l’activation des politiques de l’emploi et à l’emprise d’un libéralisme triomphant dans les pays occidentaux, au moins depuis la fin des années 1990 (Abdelnour, 2012, 2014). Les analyses des effets de l’auto-entreprenariat mises en avant dans les enquêtes qualitatives concluent au fait que le dispositif, plutôt que d’aider les individus à s’affranchir du marché du travail – et du salariat –, les enferme dans une inféodation au marché qui les pénalise également dans leur vie privée et renforce les inégalités de genre. Le non accès à l’assurance-chômage est alors interprété comme un mécanisme concret de l’effet de captation néfaste du dispositif. De la même façon, l’absence totale de soutien et d’interlocuteur administratif, puisque tout doit se régler en quelques clics sur une plateforme internet, manifeste le désinvestissement total de l’État du soutien aux personnes (Abdelnour, Lambert, 2012). D’autres travaux de sociologie de l’emploi proposent une évaluation plus positive du dispositif. Ces travaux prennent position en partie seulement à partir d’une lecture de l’auto-entreprenariat comme instrument des politiques de l’emploi ou comme modalité spécifique d’accès aux droits sociaux, pour envisager ce dispositif avant tout comme une forme de mise au travail alternative au salariat. De ce point de vue, des travaux comparatifs (Giraud, et al., 2014 ; Rosenfield, Giraud, 2019) insistent plutôt sur les opportunités souvent satisfaites de réalisation d’un désir d’autonomie dans l’activité de travail. En regard du salariat, le statut d’auto-entrepreneur représente certes un surcroît d’autonomie quant à l’organisation du travail, mais aussi, une plus grande dépendance vis-à-vis des dynamiques marchandes.

En second lieu, les analyses qui se placent sur le terrain de la promotion de l’esprit d’entreprise mais aussi sur celui du droit commercial et du droit social rejoignent largement les diagnostics négatifs (Fayolle, Pereira, 2012). Tout d’abord, parce que le dispositif de l’auto-entreprenariat impose une limitation au chiffre d’affaire relativement basse – 32 000 € dans le cas de la France –, certains spécialistes de sciences de gestion contestent l’application de la notion d’entreprise à un tel dispositif. Pour ces analystes, la notion d’entreprise recoupe celle d’innovation et de conquête de marchés qui sont deux dynamiques économiques qui ne sauraient s’accommoder d’une barrière rigide d’activité de cette nature. La dimension entrepreneuriale des auto-entreprises serait ainsi, intrinsèquement, dévalorisée, ou plus précisément serait même une négation de la réalité même de ce qui en constitue le cœur.

Par ailleurs, le défaut d’articulation du statut de l’auto-entrepreneur avec le droit commercial et le droit social induirait une forte incertitude sur de possibles requalification d’une relation commerciale entre un auto-entrepreneur et un donneur d’ordre en une relation salariale. Selon certaines interprétations, l’existence d’un lien de subordination entre donneur d’ordre et auto-entrepreneur représente dans cette perspective une dimension qui devrait être précisée ou régulée de façon spécifique de manière à lever cette incertitude. Les situations dans lesquelles d’anciens salariés sont transformés en indépendants et maintiennent peu ou prou leur activité vis-à-vis de leur ancien employeur sont en effet légion et les situations de subordination et de dépendance économique exclusive le sont aussi – cela en Europe comme dans les Amériques (→ Travailleurs économiquement dépendants).

Au final, l’ambivalence du statut d’auto-entrepreneur est certes caractéristique d’une époque où nombre de clivages idéologiques hérités des 19e et 20e siècles semblent épuisés. Cependant, cette catégorie prend de front les registres interprétatifs fondamentaux auxquels s’adossent les enjeux de régulation qui sont les siens. Cette notion traverse à ce point les registres, les ordres normatifs, et les logiques qui en découlent, que le terme d’oxymore finit par s’imposer. En délégant à des individus qui ne bénéficient d’aucun soutien institutionnel – en dehors d’un allégement de contributions sociales et fiscales à la portée financière très limitée par le plafond bas de l’activité – la responsabilité de leur insertion sur le marché et du renoncement à certains droits sociaux, elle métamorphose un instrument de politiques pour l’emploi censé être protecteur, en un miroir aux alouettes pour les individus. Dans une perspective entrepreneuriale à l’inverse, en limitant les capacités d’expansion d’une entreprise (au sens plus schumpetérien d’aventure créative), en inscrivant ce registre de sens dans l’univers de la protection sociale, même limitée, et de la mesure en faveur de l’emploi, le statut d’auto-entrepreneur réalise une transgression qui finit par en annuler la pertinence. À contredire l’intelligibilité cristallisée dans des institutions du social depuis des pans différents, pour ne pas dire polaires, ou complémentaires de la société, le statut de l’auto-entreprenariat prête le flanc aux critiques de ceux qui se pensent les gardiens des différentes logiques impliquées. Les appropriations pragmatiques et heureuses de ce dispositif par des individus, dans différents pays du monde et dans différentes activités, viennent cependant rappeler les capacités de renouvellement des logiques d’action et d’identification des acteurs « de terrain ».

 

Olivier Giraud et Cinara L. Rosenfield

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