Régulations juridiques au Brésil

La forme institutionnelle du marché du travail brésilien se caractérise par la prédominance de la législation comme expression dominante du mode de régulation, alors que les conventions collectives et les accords syndicaux ne jouent qu’un rôle complémentaire et les contrats individuels un rôle résiduel. Le modèle de relations sociales défini par la loi a favorisé l’insertion du contrat dans un cadre légal de devoirs et d’obligations fortement contrôlé par les institutions étatiques – la Justice du Travail (JT), le Ministère du Travail (MT), le Ministère Public du Travail (MPT) – qui ont pour mission de promouvoir la reconnaissance juridique de toutes les relations de travail subordonnées, personnelles, rémunérées et habituelles comme des contrats de travail. De cette façon, dans le schéma institutionnel traditionnel, il est possible d’imposer la requalification des relations informelles ou faussement indépendantes, régies par des contrats commerciaux, en contrats de travail assortis de l’inscription sur le carnet de travail* (CTPS) qui garantit l’accès aux droits prévus par le Code du travail (la Consolidation des Lois du Travail, CLT) comme le salaire minimum, les vacances, le fundo de garantia (fonds de garantie)*, les indemnités de licenciement, etc.

Au Brésil, la régulation étatique du travail est la source première et essentielle d’accès aux droits et protections collectives, alors même que pendant des décennies une part importante de travailleurs ruraux et d’employés domestiques est restée hors du champ d’application de la Consolidation des Lois du Travail (CLT), sans aucune protection. Au-delà de cette inégalité historique reconnue par le droit, la variabilité des niveaux d’effectivité des normes en matière de travail a donné lieu à un marché fortement segmenté entre travailleurs formels et informels, dans lequel coexistent un modèle standard d’emploi fordiste hégémonique et un nombre substantiel de travailleurs privés de droits sociaux et de statuts légaux.

La société brésilienne est caractérisée par de profondes inégalités économiques et sociales. Le pays n’a pas connu de période d’État providence et n’a pas œuvré à l’universalisation effective des droits sociaux. C’est dans les champs du droit du travail et dans celui de la Sécurité sociale que les protections sociales se sont essentiellement construites, bien que l’intégration des travailleurs à cet univers formel se soit produite de façon inégale. L’exclusion ou l’inclusion dans les régimes juridiques de la CLT ou de la fonction publique a historiquement structuré les inégalités entre les travailleurs, et c’est dans ce contexte que s’inscrivent les mutations qui donnent naissance à la zone grise du salariat.

La re-démocratisation et le développement de mouvements sociaux et de mobilisations de travailleurs ont favorisé un changement normatif profond avec la promulgation d’une Constitution (1988) qui a fixé à la République l’objectif fondamental d’éradiquer la pauvreté et la marginalisation et de réduire les inégalités sociales et régionales (art. 3°, III). Sur la base des valeurs sociales du travail et de la libre initiative (art. 1°, IV), la Constitution reconnaît aux travailleurs des droits fondamentaux qui visent à l’amélioration de leur condition sociale, avec l’institution d’un régime d’égalité des droits entre travailleurs permanents et temporaires, urbains et ruraux, manuels et intellectuels, et une réforme constitutionnelle (EC 72, de 2013) a ensuite étendu cette isonomie aux employées domestiques, qui représentent en 2017 pas moins de 6,17 millions de personnes.

Un système orienté par de telles règles et de tels principes, pour être validé constitutionnellement, doit établir des normes et des politiques publiques d’universalisation des droits, d’inclusion sociale et de lutte contre les inégalités. Du point de vue normatif, d’après la grille d’analyse proposée par Bisom-Rapp (2015) concernant les sept modalités d’action ou d’inaction de l’État qui rendent compte des initiatives prises pour étendre ou réduire les zones grises du salariat, la régulation étatique et les gouvernements ne devraient pas contribuer au développement d’emplois non protégés. Or, les profondes transformations politiques et sociales que connaît le Brésil pendant les vingt-cinq années suivant l’adoption de la Constitution de 1988, conjuguées aux transformations globales, aux nouvelles technologies, aux nouveaux modes d’accumulation du capital, à la financiarisation de l’économie, aux métamorphoses du monde du travail et à la restructuration productive, ont créé un cadre dans lequel le rôle de balancier de l’État s’est traduit par une activité normative intense et paradoxale. La régulation étatique infra-constitutionnelle a tantôt appréhendé les inégalités comme une réalité à dépasser, en développant des mécanismes et des règles correctives ou protectrices pour l’universalisation des protections, tantôt encouragé la création de distinctions, d’exclusions légales et de différentiations législatives qui instituent des inégalités entre travailleurs similaires ou équivalents.

Pendant la période néo-libérale (1990-2002), les reformulations normatives visent à augmenter la flexibilité interne et externe du travail. Parallèlement à l’affaiblissement de la fiscalité, à l’augmentation du chômage et de l’emploi informel, l’action de l’État contribue à la création de nouvelles modalités de travail en dehors du régime légal typique d’une relation bilatérale (avec le recours à des coopératives, le recrutement croissant de stagiaires, la sous-traitance d’activités secondaires par rapport au cœur d’activité), et à la prolifération de situations caractérisées par une incertitude sur l’encadrement juridique du travail, à la fois du fait de l’ambiguïté ou du manque de clarté du mode d’exercice du travail, avec des travailleurs indépendants en situation de dépendance, et dans des cas de dissimulation de la relation salariée, avec des faux indépendants ou  entrepreneurs.

Mais même durant les périodes d’expansion de l’emploi salarié, avec des gouvernements d’orientation développementaliste et travailliste (2003-2014), les politiques publiques inclusives – extension de la couverture sociale, renforcement des contrôles et des institutions du travail, incitations à la formalisation de la relation d’emploi, lutte contre le travail forcé et expansion des droits – ont coexisté avec des changements législatifs ponctuels qui ont étendu les possibilités d’emploi au-delà du salariat. Ces initiatives ont accru les incertitudes caractéristiques des zones grises du salariat, bien que la majorité des acteurs institutionnels ait limité les lacunes en termes de protections qui découlent de la distinction entre relation d’emploi standard et autres formes de travail (création de régimes de protection sociale inclusifs, extension de droits aux stagiaires, aux travailleurs en coopératives de travail, etc.).

Durant cette période néanmoins, la régulation étatique a continué à étendre les exclusions légales relatives à la relation d’emploi, et, même si le gouvernement n’a pas soutenu le recours à de telles options, il n’a pas toujours été capable de le freiner. Depuis la création d’un régime juridique différencié pour les micro-entrepreneurs individuels (MEI, Art. 18-A de la loi complémentaire 128, de 2006), jusqu’à l’institutionnalisation civile des entreprises individuelles à responsabilité limitée (EIRELIS, art. 980-A du Code Civil, ajouté par la loi nº 12.441, de 2011), en passant par une multiplicité de segmentations admises au nom de l’exercice de professions spécifiques comme celle de transporteur autonome de charges pour le compte de tiers (TAC, avec les variantes de TAC – Agregado, TAC – Independente TAC – Auxiliar, Lois nº 11.442, de 2007 et nº 13.103, de 2015), d’agent immobilier lié aux agences par des contrats civils d’association (art. 139 de la Loi nº 13.097, de 2015), de travailleurs temporaires impliqués dans le transport de marchandises (Loi n° 12.023, de 2009), ou de professionnels de beauté en partenariat avec les salons, etc., on observe comment, paradoxalement, durant une période d’expansion du salariat et de l‘emploi protégé, ces nouvelles réglementations de l’État favorisent un retour au louage d’ouvrage classique, avec la réintégration du travail au droit commercial sur des segments productifs particuliers.

La relation d’emploi typique, bilatérale, à temps complet et pour une durée indéterminée, régie par la CLT, coexiste désormais avec une gamme différenciée d’autres modes de production, de travail et d’exercice des activités professionnelles. Parallèlement à la multiplicité du travail qui émerge de la restructuration productive, du néolibéralisme et des transformations dans le mode d’accumulation du capital et d’appropriation du travail humain, on observe l’émergence de nouvelles formes contractuelles imposées par les employeurs à des groupes croissants d’individus qui, face à leur subordination et à leur vulnérabilité renforcée par des périodes de chômage, ou désireux d’une autonomie promise par une culture qui stimule l’entrepreneuriat, finissent par adhérer à l’éventail des formules contractuelles pas toujours prévues par la loi, qui permettent d’échapper au contrat de travail ou établissent de nouveaux modes de travail, plus précaires et instables.

Les frontières entre activité et travail sont de plus en plus poreuses, avec une myriade de formes de travail vues sous l’angle d’une hybridation des modalités d’insertion (Azaïs, 2004). Les zones grises du salariat illustrent des altérations substantielles d’un marché du travail hautement complexe et fragmenté, avec des dérogations normatives et la création d’une nouvelle institutionnalité via la diffusion de formes de travail auparavant considérées comme atypiques, par opposition à la forme d’emploi hégémonique. Dans cet univers, les dichotomies (par exemple typique/atypique) perdent leur pouvoir explicatif, notamment quand des technologies disruptives favorisent de nouveaux phénomènes comme celui de l’ubérisation. Ainsi, les zones grises ne renvoient pas seulement aux professions qui peuvent être encadrées juridiquement comme contrats de travail ou être exclues des frontières traditionnelles du droit du travail, en fonction du mode de prestation de l’activité. Dans la perspective sociologique proposée, les zones grises sont le signe de reconfigurations du salariat et de ses frontières et illustrent la polysémie en cours d’institutionnalisation, sous le signe de la précarisation et de l’accroissement des inégalités.

Durant les trente dernières années, au Brésil, l’érosion des protections des travailleurs et la création de zones grises se sont produites d’une façon paradoxale, en contradiction avec les principes constitutionnels. Jusqu’en 2017, cela s’est traduit : (i) par le maintien d’emplois régulés par des lois particulières (travailleurs temporaires, domestiques et ruraux), avec un effet subsidiaire de la CLT ; (ii) par des cas d’incertitude ou d’ambiguïté dans le mode de prestation de services ou de dissimulation frauduleuse de la relation de travail existante, comme c’est le cas pour les journalistes, les artistes, les télétravailleurs du secteur des technologies et de l’informatique, etc. ; (iii) par l’expansion du recours aux stagiaires ou à des membres de coopératives de travail : (iv) par l’augmentation de mécanismes de triangulation du travail temporaire ou la sous-traitance d’activités périphériques des entreprises (Silva, 2017).

La zone grise du salariat s’étend, avec de nouvelles formes de contractualisation qui se diffusent dans des secteurs économiques de plus en plus larges, ce qui crée une zone d’incertitude qui finit par renforcer la judiciarisation croissante des relations de travail (52 678 323 plaintes reçues par la Justice du Travail entre 1991 et 2017, dont 10,09 % en 2016 et 2017). Les frontières de la relation salariale deviennent mouvantes et la précarisation du travail via l’extension de zones grises se diffuse au sein même du droit du travail. La justice du travail est alors appelée à décider de l’inclusion ou de l’exclusion du régime du salariat d’une gamme de plus en plus variée de cas et d’hypothèses dans lesquelles est en jeu la nature de la relation de travail – relation salariale au sens restreint ou relation d’emploi au sens large – donnant ainsi des réponses différenciées à la problématique des zones grises. Les dynamiques internes à l’État montrent comment certaines institutions peuvent contribuer à contenir les inégalités ou à favoriser les fragmentations.

Dans les enquêtes civiles menées par le Ministère Public du Travail comme dans les procédures judiciaires, des témoignages soulignent que ces nouvelles formes contractuelles ne permettent pas de préserver une certaine liberté individuelle mais octroient au contraire un pouvoir démesuré à l’employeur et contribuent à réduire la capacité de résistance et la force des syndicats. L’utilisation de formes entrepreneuriales et de louage d’ouvrage à la fin du 20e et au début du 21e siècle ne conduit pas forcément à une forme de para subordination ou d’autonomisation du travail : l’on assiste à la prolifération de situations de subordination extrêmes auxquelles sont soumises des personnes en situation de dépendance économique ou technologique par rapport à des organisations collectives entrepreneuriales, des entreprises ou des plateformes de services sans la médiation de statuts protecteurs.

L’étude de la relation entre régulation publique, zones grises et inégalités au Brésil suggère que, lorsque l’État introduit des différentiations légales qui fragmentent et distinguent des collectifs et des professions, ces changements font du droit du travail un espace normatif traversé par de nouvelles inégalités (Silva, 2017). La relation entre droit et inégalités elle-même devient plus complexe quand l’État ne contient plus de façon efficace les pratiques de déconstruction ou de contournement de la relation salariale, et, bien que ces pratiques ne soient pas encouragées, des modifications légales successives et partielles, paradoxalement, donnent naissance à de nouvelles inégalités (Silva, 2017).

L’instabilité institutionnelle caractéristique de la zone grise du salariat est substantiellement renforcée quand l’État contribue par son action législative et via ses institutions à l’établissement d’une normativité néolibérale (Harvey, 2008 ; Dardot et Laval, 2016). Avec la destitution de la présidente Dilma Rousseff, l’imposition des politiques néo-conservatrices d’austérité passe par une profonde reformulation du droit du travail brésilien. L’État cesse d’agir pour freiner les différentiations au travail, limiter les formes alternatives de travail et étendre les protections sociales à des travailleurs non subordonnés à une relation typique et contribue à décourager la représentation collective des travailleurs. L’État ne se contente pas de rester passif mais joue désormais au contraire un rôle prépondérant dans la création de différentiations, en projetant du gris dans leurs multiples dimensions. Le taux de chômage augmente, passant de 8,5 % en 2006 à 12,7 % en 2017 et touche 13,23 millions de personnes (PNAD-IBGE). En 2017, le nombre de travailleurs à leur compte et de travailleurs informels dépasse le nombre de travailleurs salariés et déclarés dans le pays (IBGE).

Dans ce contexte, le gouvernement Temer approuve une réforme du droit du travail – dans une temporalité typique du régime d’exception, dans l’urgence et avec l’utilisation de décrets spécifiques – medidas provisórias (MP) – qui impacte fortement la relation entre droit, inégalités et zones grises. La refonte du droit du travail et de ses institutions, promue par la Loi n° 13.467 et la Medida Provisória n° 808, avec la réforme de plus de cent articles de la CLT entrée en vigueur depuis la mi-novembre 2017, se produit dans un contexte de grave crise politique et sociale. Dans un climat de mécontentement général, de criminalisation des mouvements sociaux et syndicaux et de large adhésion des secteurs économiques, la réforme du droit du travail institutionnalise la différentiation et la fragmentation et restaure la primauté du pouvoir économique et de la libre initiative. La régulation publique emprunte une voie opposée à celle tracée par le processus constituant (1986/1988) de l’universalisation des droits pour tous ceux qui vivent du travail. Malgré les résistances exprimées dans certaines institutions publiques et par quelques acteurs du monde du travail, l’État cherche à établir des différenciations, à déconstruire les relations salariales traditionnelles et à étendre les zones grises du salariat. Dans la mesure où les normes juridiques de cette réforme n’ont pas encore été consolidées par le juge, et où les données sur le degré d’effectivité sociale des nouvelles typologies contractuelles sont encore rares, une certaine prudence s’impose, mais nous faisons l’hypothèse que les mouvements contradictoires de la période précédente sont terminés. La déconstruction du salariat protégé est menée tambour battant.

La réforme du droit du travail vise à diminuer les coûts pour les entreprises, à accroître le pouvoir de l’employeur, à réduire le pouvoir des juges du travail et des syndicats et à assurer aux entreprises une sécurité juridique concernant leurs choix contractuels, dans un éventail de contrats différenciés et largement flexibles, tant sur la forme que sur le fond. Il s’agit de favoriser un déplacement de l’arène de la régulation juridique depuis la sphère publique vers la sphère privée, en établissant l’entreprise comme centre de normativité, capable de se prononcer sur la répartition hebdomadaire du temps de travail et surtout sur les modalités de travail, en sélectionnant des règles et des contrats parmi les multiples possibilités sans rencontrer de résistances de la part de travailleurs dont la capacité de choix est limitée.

L’État est plus que complice dans la mesure où il assume un rôle prépondérant dans la création de zones grises en reconnaissant des formes de travail alternatives à la relation salariale traditionnelle, en stimulant le travail à son compte et l’entreprenariat. La fragmentation du travail se manifeste à plusieurs niveaux, celui du temps notamment, avec l’expansion de modalités de (1) travail temporaire, (2) travail à temps partiel et (3) création du contrat intermittent, mais aussi du point de vue spatial, avec des contrats qui incitent au déplacement de la prestation de services en dehors de l’entreprise, que ce soit via (4) la sous-traitance ou (5) le télétravail. Le contenu des droits fondamentaux est aussi impacté, avec la formalisation d’hypothèses d’exclusion des droits attachés au salariat par la libre négociation ou la mise à distance du contrôle juridictionnel avec (6) des travailleurs hipersuficientes* ou de la relation salariale elle-même avec (7) la figure de l’autônomo contínuo, ou indépendant « permanent ».

Guidée par des politiques d’austérité, la gouvernance brésilienne choisit de renvoyer les relations de travail vers le droit civil, en instaurant des freins et des limites à la prérogative des juges du travail de requalifier en contrat de travail un contrat commercial, ce qui contribue à réduire le rôle d’institutions publiques qui jusque-là avaient œuvré à limiter la désagrégation des frontières du salariat et à diminuer les inégalités entre travailleurs. Pour illustrer cette grammaire qui incite à la désagrégation, citons l’exemple du Tribunal Suprême Fédéral (STF) qui, dans le cadre d’une décision inédite promulguée par un seul juge, reprend l’argumentation des entreprises du secteur de transport de charges : le STF empêche ainsi la Justice du Travail d’apprécier l’existence de fraudes dans le recours à des chauffeurs routiers comme transporteurs autonomes – TAC (STF – ADC 48, 28/12/2017) et de reconnaître le contrat de travail des chauffeurs de camions, sous prétexte que le salariat n’est pas la seule forme de structuration de la production, que les agents économiques sont libres de choisir leurs stratégies entrepreneuriales, et que les normes constitutionnelles n’imposent pas que toutes les relations entre donneurs d’ordre et prestataires de service soient protégées ou couvertes par le droit du travail. Dans le cas où cette décision insolite se confirmerait et ferait jurisprudence, les règles légales permettant le recours à des contrats commerciaux pour des activités jusque-là salariées seraient validées en tant que présomptions absolues, modifiant ainsi la nature relative des exclusions jusqu’ici réalisées et déterminées a posteriori par le contrôle administratif et judiciaire. Les zones d’incertitude diminuent pour les agents économiques et une nouvelle grammaire décisionnaire affirme la primauté de l’unilatéralisme du pouvoir économique, dans la mesure où le recours à des TAC – Transporteurs  Autonomes de Charges – à la seule initiative de l’entreprise est préservé et échappe au contrôle des institutions publiques du travail sur les actes des entreprises. L’insécurité de ceux qui travaillent augmente et les distinctions entre travailleurs qui exercent la même profession et les inégalités sociales s’accroissent. L’instabilité juridique est l’une des caractéristiques de la zone grise du salariat.

Dans le cadre de cette réforme, la primauté des choix des agents parties au contrat dans la sélection des dispositifs contractuels est affirmée par la limitation du champ d’application du contenu des droits, pour favoriser la libre négociation avec des travailleurs considérés désormais comme (a) hipersuficientes (art. 444, paragraphe unique, CLT réformée) et pour reconnaître la figure des indépendants économiquement dépendants (art. 442-B, CLT réformée, ou indépendants « permanents », d’après la MP 808). L’État cesse d’exiger un traitement identique des travailleurs soumis à des relations standards et, au contraire, renforce les discriminations sur le marché du travail en renonçant à protéger les droits matériels.

Pour les salariés hipersuficientes, des travailleurs diplômés de l’enseignement supérieur qui perçoivent un salaire mensuel égal ou supérieur à deux fois le plafond de la sécurité sociale (ce qui correspond environ à 2800 euros en décembre 2017), la nouvelle règle autorise l’évitement de nombreux droits collectifs et juridiques. On voit ainsi apparaître une grande marge pour la définition des conditions de travail de tels emplois et le recours à la clause compromissoire d’arbitrage est désormais admis, alors que ce mécanisme était jusqu’à présent interdit pour toutes les relations salariales.

La mobilisation d’indépendants « permanents » permet à une entreprise de bénéficier d’une prestation de service habituelle liée à son cœur de métier, réalisée de façon personnelle, continue et rémunérée par un ou plusieurs travailleurs, sans devoir assumer les responsabilités attachées au contrat de travail. Avec l’article 442-B de la CLT réformée, la figure de l’indépendant « permanent » s’éloigne du salariat, même lorsqu’il exerce son activité pour un seul client, sauf lorsque l’existence d’une relation de subordination juridique peut être démontrée.

Le travailleur indépendant « permanent » est original même par rapport aux règles du Code civil qui organisent les prestations de service lorsque ces dernières ne sont pas soumises à des lois spéciales ou à des lois du Code du travail reconnaissant l’hégémonie et la présomption de salariat (art. 593 CC). La figure de l’indépendant « permanent » favorise une profonde séparation dans les régimes de travail existant dans les entreprises, en généralisant le droit de recourir de façon régulière à des travailleurs sans contrat de travail dans toutes les activités économiques. Le changement de paradigme est profond, puisque jusqu’en novembre 2017 les régulations qui permettaient la mobilisation de travailleurs en dehors de toute relation salariale se limitaient à des professions spécifiques ou à des modes d’organisation productive coopérative. Dorénavant, on affirme que « les chauffeurs, les représentants commerciaux, les agents immobiliers, les partenaires, et les travailleurs d’autres catégories professionnelles régulées par des lois spécifiques relatives aux activités compatibles avec le contrat indépendant » ne relèvent pas du salariat. Il est probable que l’article 442-B de la CLT soit invoqué pour justifier que la relation pérenne qui unit les chauffeurs Uber à cette entreprise relève du droit commercial, sans que n’incombent à cette dernière les charges ou les responsabilités d’un employeur, en l’absence d’un lien de subordination juridique. Il semblerait que le législateur national ait voulu écarter le faisceau d’indices du salariat établi dans la recommandation 198 de l’OIT (13.a), en contradiction avec les orientations internationales qui cherchaient à réguler les zones grises en distinguant les fraudes et dissimulations des modalités authentiques d’activité à son compte.

Le régime salarial se caractérise également par une indétermination accrue, avec l’institutionnalisation d’un éventail d’options contractuelles pour les agents économiques qui peuvent désormais: (c) recruter des travailleurs à temps partiel dans la limite de 30 heures hebdomadaires (art. 58-A CLT) ; (d) mobiliser des travailleurs temporaires via la fourniture de main d’œuvre de long terme (180 jours, renouvelables pour 90 jours supplémentaires) et (e) recourir à des salariés « intermittents », rémunérés uniquement lorsque leur travail est effectivement utilisé, sans garantie de salaire mensuel.

Le contrat de travail intermittent, inspiré par le contrat « zéro-heure » anglais (art. 443, § 3 de la CLT), se caractérise par une prestation de services subordonnée et non continue (mesurée en heures, jours ou mois), qui alterne avec des périodes d’inactivité, indépendamment du type d’activité du salarié et de l’employeur (sauf dans l’aéronautique). Symbole par excellence de la précarité radicale institutionnalisée par la dérégulation promue par la réforme, le contrat de travail intermittent permet que le salarié soit convoqué à tout moment pour venir travailler, avec un délai extrêmement court pour refuser. Ce dernier reçoit immédiatement un paiement proportionnel au temps travaillé et il ne peut toucher qu’une indemnité réduite en cas de rupture contractuelle (art. 452-D et art. 453-E). Il n’est pas assuré de recevoir un salaire minimum mensuel et la comptabilisation de la durée du contrat pour ses droits à la retraite ou au chômage n’est pas garantie. Contrairement à ce qu’il avait fait pendant la décennie précédente, non seulement l’État brésilien cesse d’étendre la protection sociale aux formes alternatives de travail qu’il crée, mais il limite et complique l’accès aux droits sociaux de travailleurs intermittents qui recevraient moins que le salaire minimum mensuel.

Enfin, la nouvelle gouvernance étatique contribue à freiner l’organisation collective des travailleurs tout en renforçant l’écart entre relations salariales standards et autres types de contrats, en facilitant le déplacement des prestations de services en dehors de l’entreprise, que ce soit via (f) le télétravail (art. 75-A et suivants) pour la prestation de services avec utilisation de technologies de l’information hors des locaux de l’entreprise ou via (g) la sous-traitance de tout type d’activité.

Au Brésil, le transfert d’activités périphériques ou proches du cœur de métier d’une entreprise à des tiers, que le travail continue à être réalisé ou non dans les locaux du donneur d’ordres principal, est désigné par l’expression sous-traitance de services, une expression emblématique des zones grises du salariat dans le pays (Carleial, Ferreira, 2017). C’est la jurisprudence du travail qui introduit la sous-traitance : jusqu’en 2017 elle n’est autorisée que pour les activités non stratégiques, éloignées du cœur de métier, et le recours à la sous-traitance se diffuse, fragmentant les collectifs de travail et les représentations collectives et pulvérisant les catégories, ce qui réduit l’efficacité des conventions collectives.

Avec la modification radicale de la Loi 6.019 de 1974, le champ de régulation de nombreux aspects des relations de travail, notamment ceux liés aux droits fondamentaux comme l’isonomie en matière de rémunération, le bilatéralité entre acteurs syndicaux et entreprises ou entre travailleurs et donneurs d’ordre, se déplace vers le champ des relations contractuelles entre entreprises liées par des contrats interentreprises de prestation de services pour la réalisation de toutes activités économiques, y compris l’activité principale. La rupture avec le primat de l’isonomie en matière de rémunération et avec la régulation publique du travail humain devient évidente lorsque l’État cesse d’exiger des salaires et des conditions de travail équivalents pour des travailleurs exerçant des activités similaires – même s’ils sont employés par des entreprises différentes pour réaliser un seul et même produit, bien ou service – et qu’il dispense les entreprises de définir ce régime de rémunération en cas de sous-traitance. Comme l’expliquent Carleial et Ferreira (2017), la sous-traitance marquée par l’insécurité, l’inégalité et l’incertitude, alimente et renforce la zone grise en balkanisant les formes contractuelles et en renvoyant aux prestataires de services, indépendants, membres de coopératives et employés, la réalisation du travail que s’approprie le donneur d’ordre capitaliste.

Un panorama aussi complexe, instable, précaire et associé à un régime de droits vidé de sa substance est le signe d’une reconfiguration normative de la zone grise à la brésilienne. Dans ce contexte, l’action des nouveaux architectes/concepteurs du droit et leurs sources d’inspiration favorables à l’accumulation du capital ainsi que la réaction des citoyens et des institutions construites pour décommodifier le travail humain donnent le ton du gris et montrent à quel point les questions des inégalités et du travail comportent une dimension profondément politique, en lien avec les processus de démocratisation et de dé-démocratisation (Tilly, 2013) de la société brésilienne.  

 

Sayonara Grillo Coutinho Leonardo da Silva

Glossaire

  • Carteira de trabalho e Previdência Social (CTPS) : au Brésil, les travailleurs disposent d’un « carnet de travail et protection sociale » sur lequel chaque contrat de travail signé – pour des emplois temporaires ou permanents – doit apparaître. On parle ainsi d’un emploi « avec carnet signé » (com carteira assinada) pour désigner un emploi salarié formel.
  • Fundo de Garantia do Tempo de Serviço : dans le cadre d’une relation d’emploi salariée, l’employeur est tenu de verser chaque mois 8% du salaire sur un compte bloqué, le Fundo de Garantia do Tempo de Serviço (littéralement « fonds de garantie du temps de service »). Le salarié peut ensuite recevoir la somme accumulée sur ce fonds dans certaines circonstances, notamment en cas de licenciement ou au terme de son contrat à durée déterminée.
  • Trabalhador hipersuficiente : Cette catégorie introduite par la réforme de 2017 désigne des travailleurs titulaires d’au moins un diplôme de l’enseignement supérieur qui reçoivent une rémunération au moins équivalente à deux fois le plafond de la Sécurité Sociale (soit 11 291,6 réaux en 2018, environ 2 800 euros).

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