Paradigmes de l’emploi 

L’idée de « paradigmes de l’emploi » désigne, sous-jacentes aux mesures statistiques, aux diagnostics et aux propositions de politiques publiques en matière d’emploi, une pluralité de grandes orientations théoriques regroupées dans des ensembles à la cohérence au moins relative. Elle peut se comprendre en deux sens : le premier est « positif » c’est-à-dire visant à décrire et comprendre ce qui est. Par exemple, le paradigme dit « standard », largement fondé sur la théorie néoclassique du marché du travail, ou encore le paradigme de la « segmentation du marché du travail ». Le second est normatif et cherche à préciser ce qui doit être : il s’agit alors de l’ensemble des doctrines et des agendas spécifiant ce qui est socialement souhaitable en matière de travail et d’emploi, et les moyens pour tenter d’y parvenir. Il existe évidemment des liens entre les deux séries de « paradigmes », une orientation causale conduisant souvent à une série de prescriptions de politique économique. Mais ces liens ne sont ni mécaniques ni univoques. Nous retiendrons dans cette notice l’examen de « paradigmes de l’emploi » au sens normatif, en effectuant lorsque cela s’avère nécessaire, le rapprochement avec des « paradigmes » au sens explicatif.

L’idée de « zone grise de l’emploi » fait quant à elle initialement référence à un constat : celui du brouillage des frontières traditionnellement établies entre travail salarié et travail indépendant, aboutissant à des situations intermédiaires d’emploi et de travail (Supiot, 1999). Elle a été ensuite reprise et élargie à un ensemble de pratiques et de catégories qui témoignent de « l’épuisement et l’éclatement de la norme fordienne », et concernent la mise en cause d’autres dichotomies et frontières dans le champ du travail et de l’emploi, telles que encadrement/exécution, CDI/précaire, public/privé, salariat stabilisé/précariat, public/privé, ou encore formel/informel (Kesselman et Azaïs, 2011 ; cf. aussi le projet même de ce dictionnaire).

Adoptant un point de vue normatif, on doit donc considérer et évaluer une pluralité de « zones grises ». Dans le contexte du chômage très élevé persistant en France, il s’agit souvent de situations indésirables : instables et subies, par exemple les personnes contraintes au renouvellement de CDD de très courte durée. On ne peut toutefois pas les associer de manière univoque à une montée de la précarité. En effet, elles peuvent correspondre à des stratégies délibérées d’acteurs cherchant à diversifier leurs activités et/ou leurs sources de revenus et de droits sociaux, par exemple en combinant un temps partiel salarié traditionnel avec des activités d’auto-entrepreneur (→ Auto-entrepreneur.e.s) voire du bénévolat.

La mise en crise des normes traditionnelles de l’emploi est aussi celle des politiques publiques, notamment celles qui se donnent pour but de juguler la précarité (→ Précarité), puisqu’elles étaient largement fondées sur ces dichotomies et sur l’extension du pouvoir intégrateur du salariat stabilisé. Il s’agit d’un processus ambigu et créateur, les initiatives des acteurs pouvant dérégler ou contourner les dispositifs antérieurs, et aussi créer de nouveaux espaces d’ajustements et de négociation collective, éventuellement en mobilisant de nouveaux outils. C’est ainsi que dans préface de la réédition 2016 de son ouvrage « Au-delà de l’emploi », Alain Supiot reprend la perspective de la création de « Droits de tirage sociaux », en situant ceux-ci dans la « zone grise (nous soulignons) séparant les droits patrimoniaux des droits extrapatrimoniaux » (Supiot, 2016 : XXXV). Posant à l’été 2016 les bases d’un « Compte personnel d’activité », la controversée loi El Khomri avance en ce sens.

On irait ainsi d’une « zone grise » à l’autre, de celle des défis à celle d’une réponse organisée : juridique et instrumentale. D’autres réponses sont toutefois possibles. Il convient d’élargir la focale afin de prendre en compte la variété des orientations issues des « paradigmes de l’emploi ».

Cette contribution procèdera en deux temps. Nous proposerons d’abord une grammaire et une topologie permettant d’établir l’éventail des principales positions possibles, des plus « libérales » ou « dérégulatrices » aux plus interventionnistes. Ensuite, nous les mettrons à l’épreuve des défis et opportunités dont témoignent la crise de l’emploi et la visibilité croissante des « zones grises ». Nous serons notamment conduits à explorer les propositions d’un statut de l’actif et d’une « assurance emploi » généralisée.

Les paradigmes de l’emploi : un espace intermédiaire de rationalisation et de coordination

Au-delà de théories multiples aux orientations souvent très différentes, les propositions visant depuis une quinzaine d’années à moderniser ou réformer les marchés du travail ont été rationalisées dans quatre « agendas » de réforme qui se recouvrent partiellement mais que l’on peut utilement distinguer (Auer et Gazier, 2008) : la « flexibilisation » du marché du travail, le « travail décent », la « flexicurité » et les « Marchés Transitionnels du Travail ». Un « agenda » peut se définir comme un ensemble de prescriptions de politique économique et sociale dans un champ donné, ensemble relativement cohérent de principes et de raisons identifiant de grandes priorités. Il se situe donc à un niveau intermédiaire entre celui des élaborations théoriques, éventuellement diverses, dont il dépend, et celui des mesures détaillées de politique économique et sociale, qui dépendent du contexte et des acteurs. Outre la rationalisation qu’il assure, il instaure une explicitation voire un affichage utile pour la coordination des acteurs concernés.

Depuis longtemps promue par le FMI (IMF, 2004), et avec des nuances par l’OCDE (OECD, 1994 et OECD, 2006), la logique de la « flexibilisation » a constitué l’agenda dominant avant la crise commencée en 2007, exprimant les contraintes de l’interconnexion des marchés et les pressions en faveur de leur libéralisation. Il s’agit d’instaurer les conditions de fonctionnement les plus souples sur les marchés, ce qui passe en principe par la possibilité permanente d’ajustements immédiats des prix. En effet, les prix sont la variable centrale des marchés, renseignant les échangeurs sur la rareté relative de leur marchandise et rémunérant les vendeurs. Si ces signaux et ces ajustements ne sont pas pleinement réalisables, et c’est justement le cas sur les marchés du travail parce que la stabilité du salaire remplit de multiples fonctions et est prise dans un réseau de justifications politiques et sociales, alors les priorités de l’agenda se reportent sur la flexibilité numérique externe : les entreprises doivent pouvoir se débarrasser aisément des salariés qu’elles jugent excédentaires ou insuffisamment productifs. Dans ce premier agenda, la flexibilisation est reconnue comme un bien en soi, parce qu’elle est perçue comme la condition sine qua non d’un bon fonctionnement des marchés, celui-ci devant apporter in fine la sécurité aux travailleurs via la multiplication des opportunités d’emploi et l’ouverture de choix au plus près de leurs aptitudes et de leurs besoins. La souplesse des marchés est censée profiter à tout le monde, notamment aux chômeurs, qui devraient être rapidement réintégrés. Cette position reste controversée, y compris sur le plan empirique, beaucoup d’observateurs faisant valoir que davantage de flexibilité ne conduit pas nécessairement à davantage d’emplois, la course au moins disant social risquant de contracter l’activité économique.

A l’opposé, l’agenda du « travail décent » a été promu par le BIT (ILO, 1999). À quoi bon flexibiliser les marchés si un grand nombre d’hommes et de femmes, mal nourris, précarisés, voire exclus, en sont les victimes ? L’agenda repose ainsi sur une série d’indicateurs et de priorités définis indépendamment des marchés du travail et de leurs exigences. Normes minimales de rémunération et de conditions de travail, de santé, de logement, d’alimentation en nourriture et en eau, d’accès à la démocratie participative et aux décisions politiques, possibilité d’être représenté par un syndicat… ces éléments constituent des priorités qui sont pour la plupart en amont du marché du travail. On peut relier cet agenda aux travaux plus théoriques de l’économiste indien Amartya Sen sur les « capabilités » entendues comme réelles capacités d’agir compte tenu de ses propres ressources et limitations éventuelles (Sen, 2000). Il trouve du reste son terrain d’application privilégié dans les pays en voie de développement, où nombre de besoins élémentaires ne sont pas satisfaits et où le travail passe d’abord par des activités informelles et indépendantes. Dans les pays développés, la prévalence du salariat et du marché du travail organisé conduit à insister sur les capacités réelles de toute personne à accéder à des consommations minimales et à défendre une série de droits dans l’entreprise.

Entre ces deux agendas clairement polarisés, on trouve deux agendas intermédiaires. Commençons par celui de la « flexicurité ». Désormais largement décanté par les travaux menés sous l’impulsion de la Commission Européenne (Wilthagen et al., 2007), il consiste à prôner une flexibilisation partielle, sélective, négociée et compensée par des garanties explicites et collectivement organisées, rassemblées sous le mot de « sécurité ». L’agenda repose alors sur une reconfiguration d’une série de droits et de devoirs dont les acteurs en charge des politiques publiques recherchent l’équilibrage adapté aux défis et particularités nationales afin d’accroître l’emploi. Il suppose des négociations collectives et le rôle actif des partenaires sociaux, sous l’impulsion si nécessaire des pouvoirs publics. La logique est donc différente de celle de l’agenda de la « flexibilisation », il n’y a pas de « one best way ». Toutefois on doit noter l’indécision voire le déséquilibre du schéma : la balance de la négociation dépend au final des rapports de force entre les parties, et ses conséquences sur l’emploi sont difficiles à apprécier. Il est donc possible, notamment en situation de chômage de masse, d’obtenir des accords que l’on peut qualifier de « flex-flex – sécu », car dominés par les demandes de flexibilité du côté des employeurs (Gazier, 2008).

Le vif intérêt accordé à cet agenda lors des années 2000 s’explique sans doute par sa position intermédiaire de compromis négocié. Certaines élites syndicales ont pour la plupart vu rapidement la place centrale reconnue à la négociation collective et la possibilité de d’infléchir les tendances à la déréglementation vers une reconfiguration plus concertée des règles du marché du travail. Mais la base des travailleurs a dans l’ensemble été sceptique voire directement hostile à des arrangements qui semblaient laisser la proie de la sécurité pour l’ombre des mobilités. En 2006 la « flexicurité » a été adoptée comme objectif par l’Union Européenne et par le patronat européen (Business Europe), et seulement tolérée par la Confédération Européenne des Syndicats (CES), qui en a souligné d’emblée les limites et les dangers.

Le quatrième agenda est resté dans l’ombre. Il a été développé par une série de chercheurs européens depuis 1995, sous le terme des « Marchés Transitionnels du Travail ». Il se situe entre la « flexicurité » et le « travail décent ». Il consiste à prôner l’aménagement systématique et négocié des « transitions » dans les entreprises, sur le marché du travail et autour de celui-ci. Organisé autour du mot d’ordre « making transitions pay » (rendre les transitions rentables), il cherche à aller au-delà des sécurités traditionnelles apportées aux travailleurs stabilisés dans de grandes firmes, pour prendre en compte et aménager la variété des itinéraires et des statuts. Cet agenda a connu deux versions établies assez largement indépendamment l’une de l’autre et désormais convergentes : l’une marie l’économie et la science politique, et a été développée sous l’égide de l’Allemand G. Schmid, de l’Autrichien P. Auer et de l’auteur de ces lignes (Schmid et Gazier, 2002). L’autre, principalement juridique, a été explorée par le Français A. Supiot et le groupe de chercheurs européens qu’il a rassemblés (Supiot, 1999). On notera que cet agenda prévoit d’emblée une perspective d’évaluation, étant centré sur l’appréciation et l’amélioration des transitions, des étapes dans une carrière personnelle et professionnelle.

Crise et mouvements de balancier

Le premier effet de la crise actuelle a été de déplacer le centre de gravité des confrontations entre les trois premiers agendas. Au moment de son déclenchement, l’agenda de la « flexibilisation », initialement dominant, a été temporairement disqualifié puisque l’opinion publique a pu légitimement considérer que ce sont des marchés très dérégulés, sans plus guère de barrières ni de contrôles, les marchés financiers, qui ont généré l’effondrement boursier et la spirale récessive de 2008 – 2009. Il s’est donc produit un mouvement radical de balancier, qui est passé d’un pôle à l’autre : on était à la recherche de l’adaptation à la mondialisation et d’une « flexibilisation » tolérable ; la majorité des citoyens de l’U.E. a cherché, durant la tourmente de 2008 – 2009, à préserver les bases élémentaires de la vie matérielle et sociale, et l’opinion s’est tournée, explicitement ou implicitement, vers un agenda de type « travail décent ». Sur ces bases, la CES a rejeté la « flexicurité » à la fin de l’année 2009. On a pu aussi observer que les succès allemands et autrichiens pour absorber le choc de la crise ont consisté à privilégier la sécurisation interne aux entreprises, notamment via le chômage partiel, politique qui s’éloigne notablement des versions simplistes de la « flexicurité » fondées sur le développement de la flexibilité externe compensé par des mesures d’indemnisation des chômeurs et d’aide au reclassement (cf. le « modèle danois »).

Toutefois cette position du balancier ne s’est pas révélée durable, et dès 2010 les pressions en faveur de la flexibilisation sont revenues au premier plan, induites notamment par l’urgence du désendettement public et privé, chaque pays opérant désormais sous la surveillance permanente de marchés financiers partiellement réformés mais surtout remis en selle. Ce processus s’est trouvé renforcé par l’Union Européenne, enlisée dans la récession ou dans la croissance ralentie, et multipliant les pressions en faveur d’un mixte d’austérité budgétaire et de déréglementation, particulièrement pour les pays d’Europe du sud.

Dans ce contexte de crise prolongée, le débat public sur les agendas a vu revenir une proposition ancienne périodiquement revisitée, celle de l’allocation universelle ou du « revenu de base » accordé à toute personne (de Basquiat et Koenig, 2014 ; Clerc, 2016). Face aux difficultés de l’emploi, une solution possible serait d’assurer à chacun un minimum de revenu, certes chiche mais automatique et généralisé. Deux versions se dessinent alors, l’une associant à cette mesure une limitation drastique des paiements effectués par l’appareil de protection sociale et une forte déréglementation du marché du travail, c’est la version libérale ; l’autre recherchant au contraire la promotion des solidarités collectives et le partage du travail. On remarque que la proposition d’un revenu de base ne constitue pas en elle-même un « paradigme de l’emploi », mais qu’elle peut enrichir et transformer partiellement les deux positions extrêmes, celle de la flexibilisation et celle du travail décent.

Du statut de l’actif à l’assurance emploi

Cet éventail de quatre agendas différents est désormais confronté aux tendances récentes de l’emploi dans l’UE et en France, et notamment à la visibilité croissante des « zones grises ». La prise en compte de celles-ci déplace le débat d’abord vers l’instauration d’un statut de l’actif, et ensuite vers la nature et l’ampleur des accompagnements nécessaires pour préserver liberté de choix et cohésion sociale.

Quatre constats principaux spécifient aujourd’hui la diversité des formes d’emploi (Gazier et al. 2016).

D’abord, on n’observe pas de développement accéléré du travail indépendant (→ Travail indépendant). Dans le cas français, on peut à peine parler de frémissement. Le phénomène majeur dans notre pays est l’explosion des contrats courts voire ultra-courts : les CDD de moins d’un mois voire d’une journée représentant la majeure part des embauches.

Ensuite, alors que l’importance croissante prise par le numérique (→ Travail numérique) laissait prévoir aux yeux de certains une désintermédiation croissante sur le marché du travail, on constate un processus plus complexe de « tercéisation » dont les plateformes et le travail collaboratif sont l’exemple central : c’est bien sur une interface, aux rôles variés et évolutifs, incluant l’évaluation de la prestation de service, que s’établit le jeu quotidien des contacts et des rémunérations. Au-delà de l’agence d’intérim, tiers anciennement établi, bien des « formes d’emploi » ont été testées mettant en jeu l’intervention d’une tierce partie, certaines restant relativement confidentielles, telles les groupements d’employeurs et le portage salarial, d’autres connaissant un développement plus vaste, telles l’emploi en régie, les emplois de services à la personne avec association mandataire, la palette des stages rémunérés (→ Stagiaire-étudiant), etc. Ce processus est ambivalent, les « tiers » pouvant agir dans une perspective lucrative ou non lucrative, dans des relations marchandes ou non marchandes.

Un troisième processus est l’émergence de faux indépendants, ou encore d’« indépendants économiquement dépendants », par exemple des sous-traitants individuels effectuant des tâches unilatéralement spécifiées par leur donneur d’ordre, souvent avec du matériel lui aussi imposé, et ne disposant donc pas d’autonomie dans leurs choix de production et de gestion.

Le dernier fait à prendre en compte ici est la transformation rapide des liens de subordination (→ Subordination/Autonomie), avec la généralisation de l’obligation d’être en permanence à la disposition de l’utilisateur du travail, qu’il s’agisse d’un employeur classique, d’un donneur d’ordre ou d’un client. C’est la logique qui est sous-jacente au contrat de travail « zéro heures », répandu (dans deux versions différentes) au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. L’équivalent pour la France est d’une part les contrats ultra-courts, qui correspondent très souvent à des embauches quotidiennement et tacitement renouvelées auprès du même employeur ; et d’autre part le statut d’auto-entrepreneur (→ Auto-entrepreneur.e.s), dont il a été montré qu’il était associé dans 50 % des cas à une absence de gains durant une année donnée : ce sont donc des situations « dormantes », le travailleur vivant entre temps d’autres ressources (temps partiel salarié, retraite, travail domestique…) et pouvant activer instantanément ce statut si l’occasion s’en présente. La perspective du « portfolio worker », pouvant cumuler successivement ou simultanément plusieurs statuts et plusieurs employeurs/clients voire plusieurs activités, cesse d’être marginale (→ Pluriactivité).

On constate ainsi de fortes tendances à une diversification mais aussi à une fragmentation dangereuse et à terme inefficiente du travail et de l’emploi, les adaptations de très court terme exploitant les capacités individuelles acquises et pouvant se faire au détriment de l’accumulation de compétences et de la constitution de collectifs de travail solidaires et innovants. À terme les entreprises feront le tri, mais d’ici là les conséquences peuvent être très négatives pour les moins protégés.

On est donc conduit à explorer une gamme de réponses visant à stabiliser la situation et à renforcer le pouvoir d’action des travailleurs, la principale étant l’instauration d’un statut de l’actif permettant à ceux-ci de passer souplement et sans pertes d’une forme d’emploi à une autre, tout en continuant à bénéficier de droits sociaux et à accumuler pour leur retraite.

Nous retrouvons alors, reformulé, un des clivages centraux des agendas présentés dans notre première partie. On peut en effet s’en tenir à une version minimale qui associe au statut unifié de l’actif un ensemble de « droits de tirages sociaux » (DTS) minimal (parmi lesquels se trouve souvent l’allocation d’un capital de démarrage de la vie professionnelle pour les jeunes sortis sans diplôme de l’appareil éducatif), c’est alors la perspective de l’« asset-based welfare » ; celle-ci est associée à l’agenda de la flexibilisation voire à celui de la « flexicurité ». Ou l’on peut développer une version plus ambitieuse, associant aux DTS l’organisation systématique et négociée des transitions sur le marché du travail : on retrouve la perspective des MTT et celle du « travail décent ».

Permettre un libre choix dans un contexte de croissance ralentie

La discussion doit aussi prendre en compte le contexte actuel de la croissance ralentie en France et en Europe. En effet on constate des rapports de force très favorables aux employeurs lorsque le volume global des heures d’emploi ne s’accroît pas ou peu, ce qui vient renforcer le processus de fragmentation. La variété des formes d’emploi, que l’on peut considérer, à certaines doses et selon certaines modalités, comme un bien collectif ouvrant l’espace des choix des acteurs, devient ainsi un mal collectif contraignant, renouvelant voire aggravant le processus de segmentation du marché et verrouillant dans la pauvreté et la précarité, de manière cumulative, les travailleurs sans capacités de négociation sur le marché du travail.

Faut-il alors tenter de donner les critères d’un degré souhaitable ou tolérable de variété contractuelle ? Ceci semble hasardeux, et préjuger de la capacité d’appréciation des acteurs. L’objectif est plutôt de viser une situation du marché du travail où l’ensemble des travailleurs et travailleuses ont le choix entre plusieurs options d’emploi et notamment de formules contractuelles : ce qui revient à une définition du plein-emploi ! En effet ceci instaure ipso facto la capacité pour les travailleurs de refuser les formes et les modalités jugées par eux inacceptables (compte tenu de leurs contraintes certes, par exemple familiales).

Nous pouvons donc isoler un critère important de gestion économiquement et socialement responsable de la diversité des formes d’emploi : la capacité, pour les travailleurs mais aussi pour les entrepreneurs, de refuser certaines de ces formes. Ceci ne signifie donc pas, dans la plupart des cas, leur élimination ni même leur réduction drastique a priori (faudrait-il empêcher les étudiants de gagner un peu d’argent en étant baby-sitters ? et les candidats artistes de tester leurs capacités ?), mais leur régulation collective. Se dessine alors une complémentarité entre des mesures à contenu juridique visant à interdire, requalifier ou pénaliser certaines formes d’emploi – mesures qui ne peuvent suffire à elles seules et sont toujours susceptibles d’être contournées – et des mesures institutionnelles et organisationnelles visant à créer un contexte « capacitant » pour les travailleurs et à organiser une régulation collective des opportunités d’emploi. Un débouché, qui reste encore largement tabou, est alors le partage dynamique, négocié et réversible de l’emploi, par exemple sous la forme d’une politique ambitieuse de formation des moins qualifiés, ceux-ci étant mis en congés et remplacés par d’autres travailleurs préalablement formés (c’est la « job rotation » pratiquée au Danemark).

Vers une assurance emploi ?

Il s’agirait de créer une « assurance emploi » (Schmid, 2015). Ce dernier terme pourrait être perçu comme provocant dans un contexte de chômage persistant, car il semble osciller entre un simple affichage « pro-actif » et l’annonce de projets visant à généraliser des formes publiques de garanties directes de l’emploi salarié pour tous. Il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. L’emploi ne peut évidemment pas faire l’objet d’une assurance au sens habituel du terme. Le plein emploi, c’est-à-dire du travail pour tous à des niveaux décents de rémunération, doit être obtenu par une politique économique, financière et monétaire prudente, appuyée par des politiques du marché du travail venant organiser une allocation efficiente du travail.

Il s’agit de procéder à un double élargissement : assurer l’ensemble des risques associés au fait d’être actif, et intégrer l’ensemble des actifs, qu’ils soient en emploi salarié stable ou instable, en emploi indépendant, en chômage ou en insertion. Cette intégration suppose des cotisations réduites pour les catégories les moins stables de travailleurs.

Passent ainsi au premier plan les risques et les opportunités attachés aux trajectoires et aux mobilités : passage d’une entreprise à une autre, du temps complet au temps partiel et réciproquement, de l’emploi salarié au bénévolat, du travail indépendant à l’emploi salarié et réciproquement, etc. On cherche à faire face aux risques croissants de volatilité du revenu découlant des changements dans le temps et les modalités du travail et des limitations variées de l’employabilité tout au long de la vie.

Le choix est de garder une logique assurantielle et non de s’en tenir à des prestations sous conditions de ressources ou de basculer vers un revenu minimum universel. De multiples raisons militent en ce sens (Schmid et Wagner, 2016 : 81), dont la principale est que les assurances sociales préservent et étendent une dynamique d’appropriation collective par les acteurs concernés. Une autre raison réside dans l’intérêt pour nos économies et nos sociétés de développer des comportements de prise de risque sur le marché du travail, à condition qu’ils soient associés à une démarche d’innovation, par exemple entrepreneuriale, et pris avec l’appui de réseaux d’experts.

Appartiennent ainsi à l’ « assurance – emploi » l’ensemble des droits à mobilités : congés divers, mais aussi périodes d’adaptation, de requalification ; exemple de l’assurance chômage au sens strict ; du congé parental correctement conçu, qui combine un congé, un bilan de compétences et éventuellement des actions de formation, et des périodes de temps partiel permettant de revenir au temps complet. C’est ici qu’une logique de prévention peut se déployer, combinée à la perspective d’investir dans l’enfant et dans l’égalité des sexes.

On rejoint alors l’ensemble des indicateurs qui visent à évaluer la qualité du travail et de l’emploi dans ses diverses composantes : recherchant un équilibre haut entre contributions et rétributions au sein des entreprises, et notamment, au sein de l’emploi, un cercle vertueux entre entreprises compétitives et salariés bien formés et motivés. De nombreuses études ont ainsi pu constater que quantité et qualité de l’emploi non seulement n’étaient pas toujours en opposition, mais encore pouvaient voire devaient être recherchées en complémentarité, même et y compris dans la crise actuelle (Erhel et al., 2012).

En somme, la démarche vise à construire une employabilité collective, c’est-à-dire la capacité pour une collectivité (telle une région) de tenir sa place et développer ses activités durablement dans la division mondiale du travail.

Elle apparaît naturelle dans le cadre du capitalisme organisé de type rhénan ou nordique. Face à elle, l’autre branche de l’alternative, celle de la flexibilisation combinée à l’instauration d’un statut protecteur minimal, reste toujours présente. Elle caractérise les développements des politiques de l’emploi dans les pays de tradition anglo-saxonne, et tend à s’imposer par défaut dans les pays de culture latine et méditerranéenne confrontés à l’austérité et au chômage de masse. Elle a l’avantage de demander moins de moyens, moins de solidarité et moins de coordination. Elle est aussi plus risquée en termes de conflictualité (→ Conflits du travail) et d’inégalités (→ Inégalités). Dans les zones grises de l’emploi se joue une bonne part de la société de demain.

 

Bernard Gazier

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