Pluralisme des normes/pluralisme juridique

Définition

La pluralité des normes désigne des phénomènes de normativité complexes et hétérogènes où normes formelles et informelles en provenance du local, du national ou de l’international se croisent, se cloisonnent, s’entremêlent, s’influencent entre elles au sein de l’arène mondiale. Si le droit semblait pouvoir faire l’économie des autres formes de normativités sociales, la pluralité des normes démontre l’inverse (Rocher, 1996 : 35). Elle oblige à libérer et découvrir des espaces de création de la norme au-delà de la sphère dans laquelle elle semble confinée. Elle exige aussi de penser la complexité au lieu de la réduire (Delmas-Marty, 2007 : 7). Pour examiner ce phénomène, de manière réflexive et critique, nous proposons d’examiner le phénomène du pluralisme normatif, à l’aide de la sociologie du droit qui l’a théorisée sous les termes de pluralisme juridique. Dans cette perspective, la pluralité des normes, mais aussi des institutions, des règles de conduite et des acteurs présents dans la sphère juridique seront pris en considération dans leur acception proprement sociologique. Ainsi, dans cette notice, nous nous intéresserons dans un premier temps à brosser une cartographie du concept, de son contexte d’émergence et des approches théoriques qui lui ont été consacrées pour, dans second temps, exposer en quoi ce concept s’avère pertinent pour décrire, comprendre et expliquer les zones grises de l’emploi.

La cartographie du concept, son contexte d’émergence et les approches théoriques

La réalité plurielle des manifestations du droit a depuis longtemps été constatée, analysée et théorisée par la sociologie du droit. À notre connaissance, le terme « pluralisme juridique » apparaît pour la première fois au début des années 1930 dans les travaux de Georges Gurvitch consacrés à l’idée de « droit social ». Cependant, les approches pluralistes du droit sont en réalité plus anciennes : on peut en retracer l’origine dans les études d’Otto von Gierke consacrées, dès le milieu du 19e siècle, au droit polymorphe des associations (Genossenschaften). Pour plusieurs, c’est toutefois le sociologue autrichien du droit Eugen Ehrlich (1862-1922) qui fut le premier à livrer, dans les Fondements de la sociologie du droit (1913), une conception théorique d’ensemble du phénomène, fondée avant tout sur la distinction entre le droit étatique et le droit extra-étatique. Ehrlich centre son intérêt sur le « droit vivant » (lebendes Recht), lequel n’est nullement réductibles aux normes formelles, codifiées ou non, du droit de l’État : ce faisant, il oppose les normes de décision aux normes d’organisation. Les normes de décision sont celles qui monopolisent l’activité des juristes professionnels. Ces normes ne visent généralement qu’à la solution des litiges, et ne condensent qu’une partie infime de la vie du droit. En effet, les acteurs sociaux résolvent le plus souvent leurs conflits quotidiens sans faire appel au droit formel. De manière beaucoup plus significative, la vie sociale se voit ordonnée par des normes organisationnelles, lesquelles suivant Ehrlich découlent des règles internes/externes des multiples « associations » (y compris l’État) qui composent le tissu social, soit les associations économiques de toutes sortes, les syndicats, les églises et groupes religieux, les partis et mouvements politiques, etc. (→ Régulations locales). En outre, alors que le droit formel, auquel les juristes professionnels se consacrent exclusivement, demeure conditionné par la contrainte physique imposée par les tribunaux étatiques, les normes organisationnelles, d’une importance primordiale dans la régulation de la vie sociale, appellent des sanctions (morales, économiques, psychiques) souvent beaucoup plus efficaces en cas d’infraction, par exemple, l’expulsion des réfractaires de l’association concernée.

En dépit de son originalité, le traité sociologique d’Erhlich présente certaines faiblesses, notamment une vision idéalisée du droit social, vu essentiellement et par opposition à la sphère étatique comme étant un droit de coopération et non de domination, et une définition étonnamment vague des phénomènes juridiques. En s’inspirant du droit coutumier, Ehrlich retient en effet comme critère de la juridicité et donc de différenciation entre normativité sociale et normativité juridique, l’inacceptabilité sociale (suivant l’opinio necessitatis) d’une conduite déterminée. Ce critère flou paraît peu adapté à la haute technicité du droit contemporain, au-delà de son origine étatique ou sociale. À cet égard, Ehrlich s’est attiré, à juste titre, les foudres de son compatriote Hans Kelsen, sans doute le plus important théoricien du droit du 20e siècle. Dans une critique retentissante, influencée par Max Weber, Kelsen démontre qu’Erhlich, en voulant imposer la sociologie (pluraliste) du droit comme étant la seule véritable science juridique, confond inextricablement être et devoir-être du droit, entrelaçant considérations « normatives » et appréhension sociologique des faits juridiques.

Nous reviendrons ultérieurement sur l’apport de Max Weber à l’analyse sociologique de la pluralité du droit, apport qui nous semble toujours actuel, en fait essentiel. Revenons plutôt à la contribution marquante de Georges Gurvitch. En 1931, ce dernier publiait Le temps présent et l’idée de droit social (Gurvitch, 1931). Dans cet ouvrage apparaît le concept même de « pluralisme juridique ». Gurvitch part de la diversité des relations sociales, lesquelles reposent dans sa terminologie sur les interactions individuelles, les rapports de domination (où l’individu se soumet à la volonté d’autrui et se met au service des intérêts de celui-ci), et enfin, les relations communautaires : celles-ci surgissent lorsque les individus s’associent pour poursuivre des intérêts communs sur la base du principe de « communion » dont la présence est indispensable pour que l’on puisse parler de « droit social ». Gurvitch aboutit ainsi à une définition d’ensemble de l’idée de droit social : « [Le droit social] est le droit autonome de communion par lequel s’intègre d’une façon objective chaque totalité active, concrète et réelle incarnant une valeur positive ». Par cette définition, Gurvitch entend dépasser la conception de Ehrlich, auquel il reproche notamment d’avoir négligé le rôle des représentations et des valeurs communes dans la vie juridique.

En défendant l’idée d’un droit social pur, Gurvitch s’oppose évidemment à ce qu’il appelle l’étatisme juridique, suivant lequel l’État demeure la seule assise concevable du droit.  La vision de Gurvitch demeure, tout à l’opposé, celle de l’autonomie sociale. Le droit, tout comme c’est le cas chez Eugen Ehrlich, n’est pas le produit de la volonté étatique, mais celui des forces sociales. Plus précisément, pour Gurvitch, le droit ne repose pas en premier lieu sur des normes formelles, mais plutôt sur des « faits normatifs », ceux-ci revêtant une importance primaire pour le droit, alors que les premières représentent un phénomène dérivé et secondaire. Par conséquent, Gurvitch défend une position contraire à celle de la dogmatique du droit, pour laquelle les propositions juridiques formelles déterminent l’orientation de la vie concrète.

En nous inspirant fortement ici de Hugo Sinzheimer, le grand théoricien du droit du travail qui fut aussi un sociologue du droit, nous pouvons formuler une critique de la conception de Gurvitch qui nous paraît tout à fait convergente avec celle que Max Weber aurait pu formuler. Relevons que dans Le temps présent, Gurvitch accordait une importance centrale à l’émergence du droit du travail comme manifestation éminente du nouveau droit social autonome et pluraliste, en mobilisant à cet égard les travaux de Sinzheimer. Estimant que le volet étatiste de sa réflexion était laissé dans l’ombre, Sinzheimer répondit à Gurvitch en 1936. La critique sinzheimerienne de Gurvitch s’échafaude autour de trois éléments centraux : l’idéalisation du droit social ; la dichotomie rigide entre l’État et la société ; la nature axiologique du concept de droit chez Gurvitch.

Nous ne pouvons exposer en détail la critique de Sinzheimer (Coutu, 2018), mais nous en reprendrons un élément, tout à fait décisif à notre avis, pour une compréhension adéquate de la pluralité du droit, soit la dichotomie entre l’État et la société. Gurvitch insiste avec raison sur le développement autonome de nouvelles formes sociales, tels les cartels sur le plan économique et les associations de salariés et d’employeurs sur le plan des relations du travail. Au vu de ces développements, on pourrait penser qu’une organisation autonome de l’économie est possible, sans intervention étatique. Pourtant, comme l’illustre le cas allemand, le pas décisif vers la négociation collective pour l’ensemble des salariés ne fut effectué qu’avec l’aide de l’État. En fait, l’émergence d’un authentique « corps social » au sens de Gurvitch, lequel implique une transformation fondamentale des rapports de propriété, demeure impossible sans l’intervention de l’État.

Par ailleurs, en caractérisant l’État en tant que détenteur de la contrainte inconditionnée, Gurvitch oppose contrainte et liberté. Or, seule la contrainte étatique a garanti historiquement l’abolition du servage, la protection minimale des droits des travailleurs, etc. Sans la présence d’un certain degré de contrainte étatique, la liberté relative des acteurs sociaux serait également impossible.

L’ensemble de ces considérants conduit Sinzheimer à la conclusion suivante. D’un côté « Gurvitch a démasqué l’unilatéralité de l’image du monde étatiste, suivant laquelle seul l’État paraît être la force créatrice derrière le droit […], seule puissance qui possède la solution du problème d’une communauté sociale nouvelle ». (p.186). De l’autre, Gurvitch s’expose toutefois au même reproche d’unilatéralité, en occultant le rôle de l’État dans la formation de la vie sociale. Il dissocie artificiellement l’État de la vie sociale.

De toutes les conceptions sociologiques classiques relatives à la pluralité juridique, c’est celle de Max Weber qui nous paraît le plus à même d’orienter la réflexion contemporaine. En tenant compte en particulier du chapitre très dense que consacre Weber aux rapports entre l’ordre économique et l’ordre juridique dans Économie et société (1922), on peut schématiser ainsi cette conception de la pluralité du droit (Coutu : 2018), laquelle évite les écueils soulignés par Sinzheimer. D’un point de vue sociologique, on se trouve en présence d’un ordre juridique empirique lorsque les conditions suivantes sont remplies : du “droit”, i.e. des règles impératives de conduite, peu importe leur origine (“étatique” on non), ont vocation à être mises en œuvre, si besoin est, par un appareil spécialisé spécifiquement institué à cet effet ; cet appareil peut avoir recours, en cas de non-conformité, à la contrainte juridique, laquelle peut être d’une nature physique, économique, éthique ou psychologique ; la possibilité d’une telle intervention coercitive est considérée comme étant légitime, sur des bases formelles ou substantielles, par une proportion significative des acteurs concernés, soit que ceux-ci se conforment à l’impératif, soit qu’ils en dissimulent le contournement ou la contravention.

Un tel ordre juridique empirique, fondé sur le comportement effectif des acteurs, ne doit pas être confondu avec les normes formelles qui, pour la pensée juridique idéelle, sont constitutives d’un ordre juridique normatif, par exemple « l’ordre juridique » étatique tel que le conçoit la dogmatique juridique. Ce dernier considérant ne doit cependant pas occulter le fait que la connaissance des normes formelles du droit de l’État représente fréquemment un outil heuristique indispensable à la connaissance, par comparaison avec la conduite effective des acteurs sociaux, des caractéristiques fondamentales d’un ordre juridique empirique déterminé. Que de tels ordres juridiques empiriques soient ou non reconnus par « l’État » demeure en soi sans pertinence sociologique. Il n’existe par ailleurs aucun motif pour affirmer a priori, du point de vue de l’effectivité empirique, la primauté du droit étatique sur les ordres juridiques non étatiques. En fait, ceux-ci se révèlent fréquemment plus efficaces que certains des ordres juridiques (au sens empirique) de l’État. En général, la sociologie doit éviter toute réification de « l’État ». D’un point de vue empirique, l’État n’est pas une entité tangible, mais plutôt un complexe de relations sociales orientées, à des degrés variés, par des représentations convergentes relatives à une unité politique.En outre, l’État au sens sociologique est lui-même le lieu de manifestations plurielles du droit et le foyer d’un grand nombre d’ordres juridiques empiriques, lesquels reposent sur des rationalités souvent divergentes. Toutefois les caractéristiques de ces ordres juridiques empiriques de l’État se caractérisent par la possibilité de recourir à la contrainte physique légitime, ce qui normalement n’est pas le cas pour les ordres juridiques non étatiques. Enfin, l’action sociale peut s’orienter simultanément en fonction d’impératifs, parfois contradictoires, issus de deux ou même de plusieurs ordres juridiques. Le degré de contrainte effective et le niveau de légitimité attribués par les acteurs sociaux à un ordre juridique spécifique jouent ici un rôle déterminant.

La perspective de Weber sur le pluralisme juridique (avant la lettre) présente le mérite de la clarté conceptuelle : en distinguant rigoureusement entre normes, faits et valeurs, elle mobilise de manière complexe la distinction idéal-typique entre le droit étatique et le droit non-étatique, tout à la reliant à l’opposition entre les ordres juridiques normatifs et empiriques. Weber évite ainsi, à la différence de Erhlich, mais aussi de Gurvitch, le piège de l’idéalisation du droit social, tout comme celui d’une appréhension monolithique (et négative) du droit de l’État, tous éléments qui découlent chez ces deux derniers auteurs d’une relative indifférenciation du Sein (être : la réalité) et du Sollen (devoir être : la validité) juridiques.

C’est en fonction de cette conception wébérienne de la pluralité juridique que nous abordons maintenant la question des zones grises de l’emploi. Bien entendu, le monde tel que le connaissait Weber s’est profondément transformé depuis, notamment du point de vue d’un (relatif) décentrage de l’État-nation qui sous-tendait largement son regard sur le contemporain. Il nous faut absolument tenir compte ici d’un ensemble de phénomènes transnationaux qui bouleversent la sphère du travail, de l’économie, de la politique et du droit, et impérativement puiser à même les théories plus récentes du pluralisme juridique qui cherchent à analyser ceux-ci. Parmi une littérature foisonnante, nous retiendrons les travaux de Gunther Teubner sur le « pluralisme constitutionnel », prenant leur source – à l’opposé de l’actionnalisme de Weber – dans la théorie des systèmes de Niklas Luhmann, mais qu’on peut toutefois réinterpréter, sur le mode idéal-typique, dans un sens souvent convergent avec une sociologie compréhensive du droit.

Teubner, une figure éminente de la sociologie contemporaine du droit, a beaucoup écrit sur le pluralisme juridique, un phénomène qu’il relie étroitement à la différenciation et à l’autonomisation des sous-systèmes sociaux (l’économie, la science, la politique, etc.) dont les rationalités spécifiques se répercutent puissamment sur les communications juridiques. Dans le cadre de son ouvrage le plus récent (2013) portant sur la fragmentation des « constitutions » de la société à l’heure de la mondialisation, Teubner élabore à notre avis un cadre d’analyse sociojuridique très fécond, lequel tient compte des nombreux régimes transnationaux de production qui sous-tendent maintenant la pluralité juridique.

Retenons en particulier ici l’apport d’un texte de 2016 relatif à l’idée d’une constitution économique transnationale. Considérant le courant de la « Sociology of Constitutions », Teubner note que le pluralisme constitutionnel n’est en soi aucunement une idée neuve et que la notion d’une pluralité de constitutions apparaît dans la théorie juridique de la première moitié du 20e siècle). Certes, cette réflexion se développe dans le cadre de l’État-nation, mais il est possible, avance Teubner, de la transposer dans le cadre d’une société-monde globalisée. L’auteur entend notamment démontrer que la constitution économique n’est pas identique à la constitution de l’État – dans la mesure où celle-ci entend régir l’activité économique. Il faut plutôt comprendre la constitution économique comme obéissant à une double réflexivité, réunissant dans une unité indissociable les institutions fondamentales d’un « régime de production » économique et des normes juridiques constitutionnelles. Ce faisant, Teubner inscrit cette démarche dans la perspective développée de manière approfondie dans l’ouvrage sur les Fragments constitutionnels, suivant laquelle l’idée de « constitution économique transnationale » ne doit nullement être entendue sur le mode unitaire (une utopie dans l’état actuel des choses), mais plutôt comme se référant à des droits « constitutionnels » de collision entre des « régimes de production » distincts. Teubner s’inscrit ainsi en faux contre la thèse de la convergence, laquelle voit dans la proximité croissante des structures socioéconomiques à l’ère de la mondialisation l’émergence d’une constitution économique unitaire. Ce scénario apparaît peu probable suivant Teubner : tout à l’opposé, la mondialisation fait naître de nouvelles différences qui conduisent vers une fragmentation accrue des ordres juridiques. Nous tiendrons compte de cette réflexion dans la section suivante.

Pluralité des normes, pluralisme juridique et zones grises de l’emploi

En quoi la pluralité des normes, institutions, faits et valeurs du droit et son concept théorique, le pluralisme juridique, s’avèrent-ils pertinents pour décrire, comprendre et expliquer les zones grises de l’emploi ?

Historiquement, l’idée de pluralisme juridique doit son émergence, en partie du moins, à la naissance du droit du travail comme manifestation éminente de l’autodétermination sociale. Ce phénomène, tel que le mettent en lumière Sinzheimer et Gurvitch notamment, est complètement négligé par le droit étatique, qui s’y montre indifférent ou résolument hostile. Malgré l’ampleur du phénomène, les catégories usuelles du droit commun se révèlent de toute façon totalement inadaptées à la prise en compte des règles nouvelles issues du droit non-étatique du travail, tels la négociation collective, le recours à la grève et au piquetage, ou ces contrats (ou quasi-règlements ?) d’un type particulier que sont les conventions collectives. En fait, c’est largement en dehors du droit formel étatique que s’affrontent deux sphères de la normativité de l’emploi, soit le droit interne de l’entreprise, produit de la volonté individuelle, et le droit collectif du travail imposé par l’autodétermination sociale. Tout cela fait partie à l’époque d’une vaste zone grise de l’emploi, dont on ne trouverait guère la trace en consultant les textes juridiques faisant alors autorité : sans recours à la notion de pluralité juridique, il est impossible de comprendre adéquatement la phénoménologie du droit collectif du travail.

Ce n’est que progressivement, avec l’émergence de l’État social interventionniste, que ce nouveau droit collectif du travail d’origine non-étatique fait l’objet d’une reconnaissance et d’un encadrement par le droit formel, suivant des modalités fort différentes toutefois suivant les contextes nationaux et les traditions juridiques (on opposera ainsi le volontarisme britannique à l’institutionnalisme nord-américain apparu avec le Wagner Act de 1935, l’étatisme français à l’autonomie collective à l’allemande, etc.). Avec cette reconnaissance par l’État social, les zones grises du droit de l’emploi se voient d’autant réduites que le modèle fordiste de l’emploi régulier à temps plein (avant tout pour les hommes cependant) s’impose comme forme dominante du rapport de travail dans la plupart des pays industrialisés. Du point de vue sociologique, on assiste alors à l’édification d’une constitution du travail qui restreint, à des degrés fort variables, certains des effets hautement négatifs de la constitution économique propre à la classe entrepreneuriale dont l’État libéral abstentionniste, avec sa politique du « laissez-faire », avait autorisé la mise en place.

Avec le tournant néolibéral du début des années 80 et sa conséquence la plus spectaculaire, la « mondialisation », les zones grises de l’emploi – bien évidemment jamais complètement éradiquées (travailleurs migrants, discriminations dans l’emploi des femmes et des minorités ethniques, etc.) – vont se multiplier à nouveau.

Ainsi, les transformations du monde du travail et de l’emploi, la mobilité croissante des personnes et des capitaux, les changements technologiques et la financiarisation de l’économie créent autant de situations inédites, qu’il est de plus en plus difficile de rattacher aux catégories juridiques préétablies. Le concept de zone grise de l’emploi met en lumière cette incapacité à classer les faits, les normes ou les arrangements entre acteurs en fonction des catégories instituées (Arnaud, 1998 ; Benyekhlef, 2015 : XXVIII ; Mockle, 2000 : 216). Ce malaise ne traduit pas qu’une seule situation, mais de multiples. Quelques-unes de ces situations seront exposées dans les prochaines lignes.

L’une des premières manifestations de ce malaise a été ressentie le jour où certaines modalités de mise au travail se sont avérées inclassables, car ne répondant ni tout à fait du salariat, ni de l’entrepreneur indépendant. Ces arrangements contractuels se logent le plus souvent à l’extérieur d’un cadre normatif protecteur (ex : faux entrepreneurs ou entrepreneurs économiquement dépendants) (→ Frontière et statuts de l’emploi).

L’arrivée des plateformes numériques dans certains secteurs d’activités traditionnelles comme le transport par taxi (Uber) l’illustre fort bien. Les arrangements contractuels, technologiques et corporatifs inédits, propulsés par ces nouveaux acteurs sur la scène mondiale, ont défié les réglementations de chaque pays, villes ou municipalités où ils se sont installés affirmant ne pas avoir à se conformer aux normes en vigueur. Au-delà de la rhétorique qui a pu être déployée par ces acteurs pour justifier leur insertion brutale sur le marché, les États ont été rudement interpellés, sinon déstabilisés, par leur modus operandi. Parmi ces façons de faire, observons le rôle important et inédit de la technologie (matérialisée par la plateforme), la neutralisation du rapport de pouvoir entre le travailleur (le chauffeur), l’employeur (inexistant ?) et le client, devenu acteur à part entière d’une relation tripartite. Les plateformes, tant par leurs modalités de fonctionnement que par la façon dont elles se désinsèrent du cadre normatif existant, ébranlent encore davantage la centralité du droit étatique.

D’autres manifestations révèlent l’incapacité à rendre effectives certaines dispositions protectrices applicables. La question du temps de travail l’illustre à propos, lorsqu’il est apparu que le temps où un salarié est à la disposition de son employeur ne peut être classé selon les catégories mutuellement exclusives du temps de travail et du temps de repos. Cette obligation de disponibilité figure dans une zone grise où une fois de plus le droit étatique se montre incapable d’absorber ces arrangements entre acteurs.

À ces phénomènes, il faut ajouter des entités (les multinationales, les marchés transnationaux) non étatiques qui sont à l’origine d’un vaste mouvement d’autorégulation du travail et de l’emploi reléguant à l’arrière-plan l’intervention des autorités publiques et toutes formes de contrôle (→ Politiques des firmes multinationales). Elles donnent naissance à des normes techniques (ISO 26 000), à des modèles de contrats (contrat type) et à des normes comportementales (codes d’éthique, code de conduite).

Sur le marché mondial, les multinationales jouissent d’une liberté d’agir totalement inédite. Elles sont à la recherche de zones géographiques qui faciliteront l’exploitation des richesses, les exonéreront d’une imposition significative ou encore leur permettront de bénéficier d’une main-d’œuvre à faible coût. Dans l’espace public, certaines ONG ont fortement dénoncé leurs actions lorsqu’impliquant le non-respect des droits de la personne ou l’atteinte à l’environnement. C’est ainsi pour apaiser la réprobation publique que ces multinationales se sont dotées d’instruments comme des codes de conduites ou ont négocié des accords-cadres internationaux. D’aucuns ont qualifié ces textes de « droit mou » (soft law), une qualification qui en son sein contient une contradiction sémantique. Plus fondamentalement se pose la question de la juridicité et de l’effectivité de ces normes. Comment se concilient-elles avec celles existantes ou avec les ordres normatifs existants ?

Le pluralisme juridique s’immisce finalement dans le « rendre justice ». En droit du travail, les modes alternatifs de règlement des litiges sont bien présents, mais plusieurs zones grises entourent encore leur fonctionnement dans certains contextes. Comment la norme étatique est-elle traitée dans ces espaces ? Le médiateur se fait-il avant tout porte-parole de la norme d’ordre public ? Comment parvient-il à conjuguer ces deux espaces normatifs ? Comment parvient-il à gérer à la fois son devoir d’impartialité et de neutralité et l’existence d’un déséquilibre du rapport de force entre les parties ?

Autant de questions laissées sans réponse, mais qui à elles seules révèlent la fournaise dans laquelle le droit « postmoderne » est plongé (Belley, 1986 : 13), un droit en quête des solutions idoines où le dialogue internormatif doit encore être inventé pour écarter l’opacité et la complexité créées par ces foyers normatifs et assurer la sécurité dont les travailleurs ont tant besoin.

 

Urwana Coiquaud et Michel Coutu

Bibliographie

Arnaud, A.-J. (1998) Entre modernité et mondialisation. Cinq leçons d’histoire de la philosophie du droit et de l’État, Paris: LGDJ.

Belley, J.-G. (1986) ‘L’État et la régulation juridique des sociétés globales : Pour une problématique du pluralisme juridique’, Sociologie et sociétés, 18(1), 11–32.

Benyekhlef, K. (2015) Une possible histoire de la norme – Les normativités émergentes de la mondialisation, Montréal: Thémis.

Coutu, M. (2018) Max Weber’s Interpretive Sociology of Law, Londres: Routledge.

Delmas-Marty, M. (2007) ‘Préface : La Tragédie des trois C’ in M. Doat et al. (dir.) Droit et complexité – Pour une nouvelle intelligence du droit vivant, Rennes: P.U.R: 7-12.

Erlich, E. (1989) Grundlegung der Soziologie des Rechts, Berlin: Duncker & Humblot.

Gurvitch, G. (1931) Le temps présent et l’idée du droit social, Paris: Vrin.

Mockle, D. (2000) ‘Mondialisation et État de droit’, Les Cahiers de droit, 41(2).

Rocher, G/ (1996) Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal: Thémis.

Sinzheimer, H. (1976) ‘Eine Theorie des sozialen Rechts’, in O. Kahn-Freund & Th. Ramm (dir.) Hugo Sinzheimer, Arbeitsrecht und Rechtssoziologie. Gesammelte Aufsätze und Reden, volume 2, Franfort: Europaïsche Verlaganstalt: 164-187.

Teubner, G. (2012) Verfassungsfragmente. Gesellschaftlicher Konstitutionalismus in der Globalisierung, Frankfurt: Suhrkamp.

Teubner, G. (2014) ‘Transnationale Wirtschaftsverfassung : Franz Böhm und Hugo Sinzheimer jenseits des Nationalstaates’, Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 74: 733-776.

Weber, M. (1971) Économie et société, tome 1, Paris: Plon.



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