Travailleur post-fordiste

Quelle figure de travailleur remplace, dans le marché du travail du 21e siècle, l’« ouvrier fordiste », col bleu travaillant à plein temps, dans une même entreprise, selon des rythmes bien établis et jusqu’à la retraite, par ailleurs mâle et gagne-pain de sa famille ?

Au-delà de l’image d’Épinal, le salarié de la période d’après-guerre s’inscrit dans un mode d’accumulation fondé sur la production industrielle et la consommation de masse qui assura la croissance pendant les Trente Glorieuses. La négociation collective d’usine assied le contrat social qui assure le partage des gains de productivité en contrepartie de l’acceptation par les ouvriers de la chaîne taylorienne. Le mode de régulation se caractérise par ce rapport salarial, d’une part, et par des institutions juridiques et sociales qui structurent de nombreuses formes de redistribution, d’autre part. L’État interventionniste applique des politiques keynésiennes en vue de la stabilité économique et du plein emploi dans le cadre national. Des systèmes comparables existent dans l’ensemble des pays occidentaux, bien que codifiés de manière plus ou moins généreuse pour les travailleurs, selon le compromis particulier entre capital et travail. Pour ce qui est des pays du Sud, certains auteurs parlent de « fordisme périphérique »  pour désigner la recherche du même modèle mais dans des contextes fort différents (Lipietz, 1997). Cette représentation du rapport salarial fordiste fait consensus au sein de l’École de la Régulation (Boyer, Saillard, 2002) et au-delà, tout comme les temporalités de son érosion à partir du milieu des années 1970 qui ouvre la voie à une nouvelle phase du capitalisme.

Dès la fin du siècle dernier, des discussions ont eu lieu sur le post-Fordisme. La notion de « spécialisation souple », développée par Piore et Sabel dans The Second Industrial Divide (1984) a frayé la voie aux hypothèses sur le dualisme du marché du travail, renvoyant ensuite à la distinction entre insider et outsider et à l’idée de polarisation. Aujourd’hui encore les visions divergent, tant sur les dynamiques du changement du paradigme industriel que sur la nature du travail qui s’ensuit. Il existe de nombreuses épithètes pour qualifier cette nouvelle phase du capitalisme : postfordiste, post-industrielle, Toyotisme, capitalisme financiarisé, ou bien société post-moderne, de l’information et de la connaissance, économie immatérielle… Il existe aussi de nombreuses représentations du travailleur postfordiste, dont trois ressortent tout particulièrement. Après avoir évoqué ces représentations, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’hypothèse de polarisation du marché du travail pour la soumettre à la critique et montrer l’intérêt d’une approche en termes zone grise d’emploi et du travail. Enfin nous mettrons le projecteur sur une figure émergente particulièrement emblématique, celle du chauffeur Uber.

Les représentations du travailleur post-fordiste

Dans Perspectives de l’emploi 2017, l’OCDE s’inquiète : la disparition progressive du rapport salarial fordiste débouche sur la « polarisation du marché du travail (…) où les situations extrêmes dominent de plus en plus ». En France, on trouve à l’un des extrêmes un noyau de salariés hautement qualifiés bénéficiant de la stabilité d’emploi, sur un contrat à durée indéterminée, bien rémunérés avec des avantages de carrière, dans des emplois d’ingénieurs, en particulier en informatique (multipliés par 7 entre 1980 et 2010), de cadres, surtout dans les entreprises FIRE (finance, assurances, immobilier), de scientifiques, médecins, dirigeants d’entreprise – et en majorité des hommes blancs. À l’autre extrême se trouve une périphérie de travailleurs instables, recrutés aussi dans les secteurs des services, mais avec un contrat précaire et mal rémunéré. En France, certains métiers croissent ainsi de manière spectaculaire : le nombre des aides à domicile, des aides ménagères et des assistantes maternelles a triplé, entre 1980 et 2010 (3,9 % de l’emploi total), celui des employés du secteur hôtellerie et restauration a doublé ; coiffeurs (+ 45 %) ; agents de sécurité (+ 40 %) ; vendeurs (+ 20 %). Ces travailleurs sont recrutés fréquemment dans les PME, avec des salaires limités par le faible niveau d’études requis et ils sont souvent issus de minorités ethniques ou de l’immigration et les femmes y sont sur-représentées (Verdugo, 2017).

Il existe d’autres visions du travailleur du siècle nouveau. Pour certains, la dynamique des transformations économiques viendrait en tout premier lieu des technologies de l’information et de communication, valorisées par une génération ayant un niveau d’éducation plus élevé et des valeurs telles que la quête de la réalisation de soi. C’est la figure du nouveau travailleur indépendant, incarnée par l’artiste (→ Artiste), le graphiste, l’artisan, le concepteur d’algorithmes de l’économie collaborative (→ Intellos précaires). Il n’en reste pas moins que la situation des indépendants est aussi très polarisée, entre d’un côté les free-lances et de l’autre, des travailleurs répondant à la demande sur des plateformes numériques comme les chauffeurs VTC ou les livreurs à vélo. 

Enfin, le 21e siècle propose des figures de travailleurs dont les aspirations portent, à la place des formes prescriptive et disciplinaire du modèle fordiste, sur la valeur accordée à l’autonomie dans le travail. Des jeunes bénéficiant d’un haut niveau éducatif et culturel convoitent dans le travail des espaces libres de rapports hiérarchiques, où le travail lui-même prend un sens de créativité, d’expression individuelle et de la réalisation de soi.

La multiplication des figures est l’expression d’un marché du travail du 21e siècle qui n’est nullement homogène. Dans l’après-guerre, le rapport de force social avait porté la redistribution sociale, par l’intermédiaire de l’État national et providentiel, au plus haut niveau dans chaque pays, dégageant une dynamique sociale inclusive et égalitariste, au moins pour une partie de la population. Or, la phase historique actuelle se caractérise par la désagrégation-éclatement de ces institutions, impulsés par la mondialisation financière et l’interaction des acteurs de plus en plus nombreux et à de multiples échelles, notamment locale. Désormais, les tentatives de comprendre l’emploi et le travail à travers les catégories et les perspectives ancrées dans la société salariale du 20e siècle, voire de les adapter, arrivent à leur limite de signification fonctionnelle. D’où l’intérêt de la notion de zone grise d’emploi et du travail (ZGET). Dans la perspective qui est la nôtre, cette notion met en lumière les brouillages qui résultent de la rencontre entre les formes émergentes de l’emploi et du travail et les normes académiques et publiques qui restent inscrites, peu ou prou, dans la logique binaire du Fordisme.

La demande de la flexibilité se présente comme un trait dominant du post-Fordisme, comme l’a fait remarquer Robert Boyer (2002). Les travailleurs du 21e siècle rejettent l’aliénation du travail fordiste, la subordination hiérarchique qui favorise l’efficacité technique aux dépens du facteur humain. Ils sont demandeurs de plus d’autonomie ou de flexibilité dans les horaires comme dans la manière de travailler, et sont désormais à la recherche de la reconnaissance au travail (Bigi et al, 2015). En même temps, la flexibilité n’est pas toujours choisie : la relation d’emploi étant de plus en plus individualisée, négociée en termes de capital humain, est largement subie par les travailleurs les plus démunis. Car la flexibilité est aussi demandée, pour sa part, par les employeurs, tant dans la production, au service des clients, que dans l’ordre institutionnel et réglementaire qui encadre l’emploi. Cette tension quant à la nature de la flexibilité est une source de ZGET.

L’hypothèse de la polarisation du marché du travail : un examen critique

Selon cette hypothèse, la polarisation entre travailleurs s’effectue dans une corrélation entre, d’une part, le niveau de qualification, défini par le niveau de formation et de diplôme, et d’autre part la situation contractuelle et professionnelle. Ainsi en France, les emplois les plus qualifiés et de haute qualité en CDI, assortis d’une rémunération et d’avantages généreux, s’accroissent (gestionnaires, cadres, techniciens), tandis que les postes moyennement qualifiés (ouvriers et employés qualifiés) déclinent, et que ceux des ouvriers et employés peu qualifiés, peu rémunérés et précaires, sont stables ou en hausse (Jolly, 2015).

Les causes en seraient la globalisation financière et commerciale qui met en concurrence internationale la main-d’œuvre peu ou moyennement qualifiée, accentuée par les mutations technologiques, qui favorisent les emplois hautement qualifiés et non routiniers. Ce processus mine toujours davantage les institutions nationales de régulation et de redistribution, en même temps que la capacité de négociation des organisations syndicales. Pour P. Emmenegger la polarisation reflète une tendance structurelle vers l’inégalité dans les pays occidentaux, engagée depuis des années 1970 et délibérément nourrie par des politiques publiques destinées à la « creation, widening, and deepening of insider-outsider divides », une tendance fondamentale des pays occidentaux que ces auteurs qualifient de The Age of Dualization (Emmenegger et. al., 2013). L’observation de la polarisation du travail donne lieu à des formulations diverses : good jobs vs bad jobs, le précariat ou « les 1 % contre tous les autres », alimentant le discours ambiant sur les inégalités.

Cette hypothèse permet-elle de rendre compte des transformations du marché du travail ?  Pour répondre à cette question, nous allons examiner deux paramètres qui fondent la grille d’analyse de la polarisation des emplois, à savoir le CDI comme garant des avantages des insiders et le niveau de qualification comme critère pour y avoir accès, avant d’appréhender les conditions de travail vécues par les travailleurs dans leur ensemble.

La stabilité apparente du CDI

L’obtention d’un contrat en CDI comme garant de la stabilité professionnelle est une référence en France dans le Code du travail et dans l’opinion publique : suivant l’enquête emploi réalisée par l’INSEE, 88 % des salariés sont en contrat à durée indéterminée en 2017, contre 12 % en contrat à durée déterminée (CDD), dont l’embauche des cadres, catégorie la plus protégée selon l’hypothèse de la polarisation, progresse d’année en année. Or, pour considérer la seule situation des cadres, les protections du CDI sont plus fragiles que par le passé. Si en 2017 les cadres ne représentent que 12 % des travailleurs en intérim, leur nombre croît plus vite que la moyenne.  On y trouve aussi une polarisation interne : en 2014, 17 % des jeunes diplômés sont en CDD, avec un taux deux fois plus élevé pour les jeunes femmes, 15 % des cadres recrutés avec plus de 20 d’expériences sont en CDD, et les difficultés de retour à l’emploi ne les épargnent pas.

Les ruptures conventionnelles sont en forte hausse : +3,5 % entre août 2017 et 2018 (source : Dares). Par ailleurs, comme le démontre Jacqueline de Bony, le licenciement transactionnel ou négocié a connu un joli succès, même si de tels « arrangements » ne sont pas censés exister : le salarié accepte d’être licencié, par exemple, pour insuffisance professionnelle, en échange d’une compensation. Il existe des CDI qui ne sécurisent des salariés que pour une durée limitée, malgré leur intitulé. Le CDI de chantier, ou de projet, introduit par ordonnance en 2017 et visant tout particulièrement les cadres, est conclu pour la durée d’une opération, au bout de laquelle l’employeur accorde des garanties inégales car négociées à l’échelle dans un accord de branche. Le risque est de voir ce nouveau contrat remplacer le CDI, en commençant par des employés intermédiaires assurant des prestations temporaires pour d’autres sociétés (informatique, ingénierie). Ainsi, comme le signale France Stratégie (2017), « la diversité des conditions d’emploi au sein d’un même statut (…) invite également à repenser la césure classique entre emploi stable d’un côté, qui serait caractérisé par le CDI et le non-salariat et emploi précaire de l’autre, assimilé aux contrats à durée limitée (CDL). ».

La multiplication de modalités dérogatoires au CDI reflète la tentative du législateur, depuis les années 1970, d’endiguer les pratiques de contournement qui surgissent, autrement dit de « réguler la déréglementation ». Or, les nouvelles frontières contractuelles introduites par le législateur sont à leur tour vite contournées et brouillées, à l’instar du rallongement des périodes d’essai depuis 2008, ce qui n’a pas pu empêcher la quasi-institutionnalisation du CDD pour jouer cette fonction : 87 % des premières embauches en 2017 et, 30 % des cadres, dont la majorité servent à tester les compétences du salariés, recours qui n’entre pourtant pas dans les motifs légaux de son utilisation (source : Dares). Si l’on considère les actifs de 15-25 ans, qui prennent de plein fouet les transformations de l’emploi, ils ne sont plus que 45 % à avoir un CDI, alors qu’ils étaient plus de 77 % dans les années 1980. En matière de salaires, un mouvement d’homogénéi­sation entre jeunes hommes et jeunes femmes cadres semble s’inscrire dans une tendance de long terme, soutenue aussi par la politique publique sur l’égalité professionnelle. Or, si l’on compare les cohortes de 2001 et de 2013, ce nivellement se fait à partir d’une modération salariale qui a affecté bien plus fortement les hommes que les femmes, avec des diminutions respectives de 7 % et 1 % (source : Cereq).

La polarisation à partir du niveau de qualification

La prémisse opératoire de l’hypothèse de la polarisation est la corrélation entre niveau de qualification, surtout déterminée par le diplôme, et qualité du poste, définie notamment en termes de rémunération. Il n’en demeure pas moins que les paramètres ne se recoupent pas pleinement. Des décalages existent tout au long du parcours professionnel, en commençant par le recrutement.

Selon le pays, des caractéristiques comme l’expérience et les qualités personnelles peuvent être davantage prises en compte que le niveau de diplôme, pratique de plus en plus courante en France (Linhart, 2015). L’intelligence émotionnelle, les personnalités et le savoir-être évalués par le « QE » sont valorisés par les agences d’intérim dans le recrutement de cadres au-delà des compétences techniques qui deviennent obsolètes de plus en plus vite. À l’heure de l’individualisation, selon la négociation du capital humain, la rémunération, les avantages et les conditions de travail varient beaucoup (Jolly, 2015). Pour le Cereq, l’accès des jeunes femmes et des jeunes hommes aux emplois cadres recouvre « une égalité trompeuse » : si la part des jeunes femmes diplômées qui ont accédé à la catégorie de cadre est devenue équivalente à celle des jeunes hommes, leur rémunération reste inférieure de plus de 20 % et les écarts se creusent au cours de la vie conjugale. La tendance générale vers la polarisation ne prend pas en compte non plus les variations de rémunération au sein des métiers ni entre régions géographiques. Par exemple, les Bretons, qui ont le niveau d’études le plus élevé de France et en augmentation la plus rapide, sont aussi les plus surdiplômés par rapport à l’emploi qu’ils occupent (source : INSEE). Au-delà du déterminant majeur pour devenir cadre en France qu’est le diplôme, une étude récente démontre que l’origine sociale reste le premier facteur. Le genre, le lieu de résidence, le secteur d’activité, la taille de l’entreprise sont autant de facteurs contribuant à favoriser ou limiter les chances (Di Paola, Moullet, 2016).

Par ailleurs, la grille des qualifications est bouleversée par les nouvelles technologies et la recherche de nouvelles valeurs dans le travail. L’idée reçue est que les métiers les plus qualifiés, aux tâches non-répétitives, sont aptes à résister. Or, les plateformes numériques mettent en concurrence internationale des métiers hautement qualifiés comme les traducteurs, les comptables, les webmestres, etc., pouvant se transformer, à leur tour, en tâcheron sur la plateforme Mechanical Turk. Une refonte de la division internationale du travail s’opère ainsi, qui segmente les métiers et leur valeur marchande non pas selon leur niveau de qualification mais selon leur capacité à être ou non délocalisé via le numérique. L’hypothèse de la polarisation ne prend pas non plus en compte des jeunes diplômés de plus en plus nombreux qui acceptent des situations de travail peu rémunérées voire précaires pour s’engager dans la vie associative, l’économie solidaire ou d’autres formes d’expérimentations.

Le vécu au travail : des tendances transversales

La représentation en termes de polarisation s’affirme de plus en plus comme cadre d’analyse et d’action militante. Or, elle met l’accent sur le creusement des inégalités en termes de revenus, laissant ainsi de côté les dimensions objectives et subjectives de la dégradation de la qualité de la vie au travail ou de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Ce sont pourtant des phénomènes transversaux qui touchent l’ensemble des travailleurs, à commencer par l’incertitude et l’insécurité dans les trajectoires professionnelles. Les risques psychosociaux, les facteurs qui portent atteinte à l’intégrité physique ou à la santé mentale de l’individu au sein de l’environnement professionnel – l’épuisement, la souffrance, le harcèlement – sévissent. Pour l’OIT, dans son Rapport pour la Commission mondiale sur l’avenir du travail (2017), les risques psychologiques deviennent « monnaie courante sur le lieu du travail », à cause de l’insécurité de l’emploi émanant des restructurations, des arrangements contractuels, d’un rythme de travail effréné et parfois de  l’effacement de la frontière entre vie professionnelle et vie privée.

Ce constat conforte l’analyse de l’ouvrier tayloriste « new age », comme le qualifie, entre autres, France Stratégie dans son rapport Le travail en 2030 (2017). La production industrielle la plus pénible n’a pas été entièrement délocalisée et la dite nouvelle économie apporte aussi les flux issus du Fordisme, accentués par le juste-à-temps. Les flux sont toujours plus « tendus », l’exigence portant tant sur la qualité que sur la rapidité d’exécution des tâches, répétitives ou diversifiées, et restaurant une forme de responsabilité au travailleur, selon la méthode Kaizen, hérité du Toyotisme, sous pression du Low Cost.

Nombreux sont les auteurs qui placent l’organisation du travail du management moderne dans la continuité directe du Taylorisme. Ils décèlent l’instrumentalisation de l’aspiration à l’autonomie et de la reconnaissance, ainsi que des qualités affectives et intellectuelles du travailleur, pour en faire autant d’outils de pression dans la course effrénée à la productivité. L’engagement, l’initiative et la compétition individuels sont des composantes de l’« implication contrainte ». L’intégration de la stratégie de l’entreprise par le management participatif vise plus que jamais à chasser les temps morts par tous les moyens. C’est le schéma mis en place par l’évaluation, qui conditionne l’évolution des carrières et les formes de reconnaissance. Ainsi pour J-P. Durand (2017), ce travailleur postfordiste est un « Homme nouveau » qui doit s’approprier les méthodes de travail et idéologies liées au lean management généralisé à travers toute l’industrie, jusqu’aux services et au travail intellectuel. Sous une autre forme D. Linhart (2015) souligne l’ambition de contrôle qui se dissimule derrière le nouveau management « humaniste ». Il prétend, dans un discours séduisant, respecter l’humain, la personne, être à son écoute, lui donner les moyens de son épanouissement et de la réalisation de soi, grâce à son engagement corps et âme pour faire de la réussite de l’entreprise la sienne. Or, cette entreprise humaniste, selon l’auteure, ne reconnaît justement pas le travailleur dans sa valeur professionnelle en tant que telle. Elle n’empêche pas non plus la multiplication des suicides ou la croissance de la souffrance au travail. Le tout s’inscrit dans la notion d’« autonomie contrôlée » formulée par B. Appay (2006).

Les statistiques dans/et la zone grise du travail et de l’emploi

Les cadres d’analyse en termes de dualisme mettent en exergue les inégalités de « revenus », au risque de marginaliser les phénomènes soulevés ici. En parallèle s’institutionnalisent d’autres outils de mesure, tel que l’indicateur majeur des organismes internationaux qu’est le « taux d’emploi ». Ainsi, les Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2017 se félicitent que le taux d’emploi [ait] enfin retrouvé le niveau qui était le sien avant la crise, mails il n’est nullement question de la qualité du travail ou de l’emploi. La notion de « travail décent » souffre des mêmes limites et ambiguïtés. En ce sens, les instruments de mesure dont se dotent les Etats et les organismes internationaux contribuent à invisibiliser les phénomènes les plus caractéristiques de la zone grise du travail et de l’emploi.

Le chauffeur Uber, figure emblématique du travailleur post-fordiste

Le chauffeur Uber apparaît aujourd’hui comme une figure emblématique des contradictions institutionnelles qui caractérisent les ZGET.  Cette nouvelle figure de travailleur se dote de toute évidence, et de manière sans précédent dans le capitalisme, de statuts radicalement différents d’un pays à l’autre, voire au sein d’un même pays.

La Justice européenne considère qu’Uber est une entreprise de transport qui doit suivre les législations nationales. Mais celles-ci sont très variables en matière de réglementation.  Ainsi selon le pays, Uber est interdit (Italie, Allemagne – sauf à Berlin ou Munich, au nom du tourisme), quitte le marché face au durcissement de la réglementation (Danemark), contourne le statut d’employeur (Portugal). Dans ce dernier cas, la loi introduit un troisième acteur intermédiaire en stipulant que les chauffeurs doivent avoir un contrat de travail mais avec des opérateurs sous contrat avec Uber. En France, les chauffeurs doivent être détenteurs d’un permis VTC mais le projet de loi d’orientation des mobilités (LOM, 2018) ne répond pas à leur revendication d’un tarif minimal pour chaque course. Aux États-Unis, la situation est plus inégale encore. Dans certains États ou municipalités, on serait sur la voie de la réglementation dans l’intérêt des chauffeurs, sinon de leur requalification salariale. En 2018, la ville de New York impose un tarif minimal pour chaque course de conducteur et l’État new-yorkais a attribué des allocations de chômage à trois conducteurs UBER ; la Cour suprême de la Californie considère que la charge de la preuve incombe à l’entreprise, selon des critères stricts, pour démontrer que les chauffeurs ne sont pas des salariés subordonnés. Inversement, la Cour suprême de Floride a désigné le chauffeur comme travailleur indépendant, bien qu’avec des obligations de sécurité (vérification du casier judiciaire du chauffeur, assurance voiture) imposées à la compagnie. Or aux États-Unis, la réglementation du travail n’est que difficilement appliquée, par manque de moyens ou de volonté. En Angleterre, les chauffeurs peuvent obtenir leur permis VTC dans n’importe quelle ville, à des conditions plus ou moins strictes et, depuis une loi de déréglementation en 2015, à la différence des taxis, peuvent parcourir le pays. Or les municipalités ne disposent pas des moyens nécessaires pour faire respecter la réglementation au-delà de leur périmètre, ce qui a déjà eu des conséquences graves en matière de concurrence comme de sécurité. Le constat de ces disparités et de ces incertitudes multiples amène à s’interroger sur le rôle de l’État : l’État post-fordiste dans la globalisation, est-il désormais générateur de zones grise d’emploi et du travail (Bisom-Rapp, Coiquaud, 2017 ; Grillo, 2017) ? 

Tout en s’éloignant de la relation d’emploi standard, les « figures émergentes » de travailleurs post-fordistes bénéficient, de manière directe ou indirecte, de droits ou avantages qui en sont issus et qui perdurent, malgré l’absence d’un nouveau compromis capital-travail dans la globalisation. D’où la pérennité de catégories académiques et de politiques publiques, anciennes et nouvelles, qui restent ancrées dans des relations fordistes, mais qui s’avèrent en « décohérence » – c’est un trait caractéristique de la ZGET – avec les réalités du travail du 21e siècle (Bureau, Dieuaide, 2017).

 

Donna Kesselman

Bibliographie

Appay, B. (2006) La dictature du succès – les paradoxes de l’autonomie contrôlée et de la précarisation, Paris: L’Harmattan.

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Boyer, R., Saillard Y., (eds) (2002) Théorie de la régulation : L’état des savoirs, Paris: La Découverte.

Bureau, M.-C., P. Dieuaide (2018) ‘Institutional change and transformations in labour and employment standards: an analysis of ‘grey zones’, Transfer, V(24): 261–278.

Di Paola, V., S. Moullet (2016) ‘Devenir cadre : de nouvelles combinaisons des facteurs d’accès au statut ? Comparaison de deux cohortes d’entrants sur le marché du travail (1998-2005 et 2004-2011)’, IRES,
http://ires.fr/etudes-recherches-ouvrages/etudes-des-organisations-syndicales/item/4408-devenir-cadre-de-nouvelles-combinaisons-des-facteurs-d-acces-au-statut-comparaison-de-deux-cohortes-d-entrants-sur-le-marche-du-travail-1998-2005-et-2004-2011

Durand, J-P. (2017) La fabrique de l’homme nouveau : travailler, consommer et se taire ? Paris: Le Bord de l’Eau.

Emmenegger, P., S. Häusermann, B. Palier, & M. Seeleib-Kaiser (eds)  (2012) The Age of Dualization: The Changing face of Inequality in Deindustrializing Societies, New York: Oxford University Press.

Grillo, S. (2017) ‘Droit du travail et institution de (nouvelles) inégalités dans le Brésil contemporain’ in C. Azaïs, L. Carleial (eds) La « zone grise » du travail : Dynamiques d’emploi et négociation au Sud et au Nord, Bruxelles: Peter Lang: 25–40.

Linhart, D. (2015) La comédie humaine du travail : De la désumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse: Erès.

Jolly, C. (2015) La polarisation des emplois : une réalité américaine plus qu’européenne ? Document de travail n° 2015-04, France Stratégie.

Jolly, C. & J. Flamand (2017)  Salarié ou indépendant ? Une question de métiers, France Stratégie.

Lipietz, A. (1997) ‘Le monde de l’après-fordisme’ in Appay, B., & A. Thébaud-Mony (eds), Précarisation sociale, travail, santé, CNRS-IRESCO. 

Verdugo, G. (2017) Les nouvelles inégalités du travail, Paris: SciencesPo.



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