Lieux de travail

Une définition plurielle du lieu de travail

Le lieu de travail est historiquement le lieu où des individus produisent pour l’agriculture, l’artisanat, l’industrie, le commerce. En même temps que beaucoup de ces activités, les analyses de ces lieux se déplacent du milieu rural vers la ville où l’emploi dans les activités industrielles et tertiaires est devenu majoritaire. En 2010, le nouveau zonage en aire urbaine indique que 95 % de la population vit sous l’influence de la ville, à savoir en dépendance de celle-ci pour l’emploi sinon pour la résidence (Brutel & Levy, 2011). Outre ces aspects qui envisagent les lieux de travail dans une dimension quantitative, des études montrent que les caractéristiques de l’environnement dans lequel se déploie l’activité évoluent en même temps que la considération apportée à ceux qui exercent une activité et au lieu où ils le font (Cagnol, 2013). Ces deux aspects : lieu de la production et environnement dans lequel est réalisée une activité éclairent des modalités de transformation du travail, des relations sociales et parfois des statuts de certains travailleurs. La variabilité des situations et la flexibilité du travail dépendent de temporalités de travail (temps partiel, intérim…) qualifiées d’atypiques, mais des lieux et des environnements qui émergent ou évoluent produisent des rapports au travail aux frontières peu évidentes entre loisir, occupation marchande, ou emploi. Notre objet est de décrire en quoi le lieu (espace localisé et environnement) d’une activité productive participe à une complexification des statuts ou positions dans le travail, dont les régulations qui ont du mal à se fixer génèrent un espace d’indétermination qualifié de zone grise.

Multiplicité et indétermination du lieu de travail

« La fin du travail » (Rifkin, 1997) reconstitue un historique riche du rapport étroit entre la disparition du travail salarié et les transformations des conditions de travail qui ne sont pas seulement dues au remplacement de l’homme par le robot et au développement de l’informatique, mais aussi à la flexibilité des lieux de production dans une économie globalisée. Ces transformations organisées dans une diversification et une variabilité des lieux de travail, permettent la remise en cause du salariat. En retour, le développement de formes de travail à côté du salariat, dans une relation d’autonomie partielle ou de subordination vis-à-vis de donneurs d’ordres (personnes travaillant à domicile, mandataires délégués sur des missions ou actifs « free-lance » proposant leur candidature à des agences de placement en parallèle d’une activité autonome) construit des catégories fondées sur une relation étroite entre lieu, nature et statut du travail. En effet, les outils numériques (→ Travail numérique) et des possibilités de travail à distance à partir de la plupart des lieux, qui se développent en parallèle de l’allongement des trajets domicile travail et des dysfonctionnements des réseaux de transports, produisent de nouvelles situations de travail. La stabilité d’un lieu où un employeur reconnaît et rémunère la présence et l’activité du salarié apparaît comme un avantage lorsqu’il y a déstructuration et éclatement d’une partie des emplois salariés, mais l’assignation à un lieu par le donneur d’ordre peut être une contrainte pour certains salariés. L’assignation à un lieu ou la nécessité de se déplacer pour une certaine durée d’activité rémunérée jouent ainsi un rôle important dans la déclinaison de positions qui ne sont plus tout à fait du salariat.

La dissociation entre lieu de domicile et lieu de travail fondait historiquement une distinction entre le maître et ses ouvriers, ces derniers ayant la plupart du temps obligation de se déplacer. Dans l’histoire qu’il trace du salariat, Robert Castel (1995) montre que le déplacement obligatoire et non maîtrisé est un élément de la subordination qui participe des contraintes imposées au salarié, mais atteste sa (bonne) volonté de faire partie de la société et contribue à son revenu. Cette distinction n’est cependant plus opératoire. Se déplacer ou non vers un lieu de travail ne correspond plus à un statut professionnel ou une position dans la hiérarchie sociale.

Avec le développement du salariat, l’association étroite entre l’activité productive et le travail dans les locaux d’une entreprise est un marqueur valorisant du statut salarié. Le lieu de travail, différencié du lieu de la vie domestique, ouvre aux salariés un autre univers social que l’univers familial et les distingue ainsi (distinction fortement opératoire entre les hommes et les femmes jusqu’après la seconde guerre mondiale) dans une société à l’organisation centrée sur le travail. Se déplacer vers un lieu de travail (un bureau ou un atelier) témoigne d’une intégration sociale au groupe de ceux qui travaillent, lève la suspicion de l’oisiveté qui pèse parfois sur le travail à domicile, et permet le contrôle du temps de travail ou au moins, du temps passé sur ce lieu. Le déplacement hors de chez soi est aussi valorisant par la maîtrise de différents moyens de transports et de l’espace. L’inversion du regard porté sur la mobilité vers le lieu de travail, voire sur la mobilité longue distance est d’autant plus importante qu’elle devient à partir des années 1980 l’apanage de cadres supérieurs qui franchissent des frontières régionales et nationales, dans des temps de plus en plus réduits, sans changer d’emploi ou de travail mais parfois en sortant d’un salariat traditionnel et exclusif (détachement de la part de leur entreprises), ou en investissant un autre rôle (conseil, formation) en plus de celui prévu par leur contrat avec leur entreprise de rattachement. Ces modalités valorisées comme une capacité d’ubiquité parmi les élites dessinent « un mode de vie métropolitain » (Kaufmann, 2005) inscrit spatialement dans un réseau de villes, le recours fréquent aux modes de transports rapides (TGV, avion) et aux autoroutes de l’information, en correspondance avec une situation d’emploi privilégiée qui n’est plus tout à fait du salariat (rémunération en partie sur des résultats, intéressement aux actifs de l’entreprise…).

À partir du milieu de la décennie 2000, le déplacement longue distance et la variabilité du lieu de travail sont parfois considérés pénalisants même par les actifs très qualifiés, moins enclins à accepter ces situations. En effet ces salariés n’ont pas tous des contrats similaires (Pichon, 2009). Pour les actifs peu qualifiés, ces modalités de travail englobées sous la notion de « travail détaché » sont souvent caractérisées par un flou de contrats et un déficit d’encadrement juridique, situation préoccupante au regard des difficultés d’harmonisation de la définition du détachement et des conditions diverses de contrats, sous lesquelles se trouvent des travailleurs détachés (CESE, 2015). Entre ces deux extrêmes, les changements de lieux induisent des mises au travail et des régulations qui construisent du flou dans les catégories professionnelles.

Hors de son établissement de rattachement, la démultiplication des localisations pour l’exercice d’un travail par un salarié (infrastructures de transports, autres ateliers ou bureaux partagés), les lieux où il se rend hors de son temps de travail, ou ceux par lesquels il passe entre son travail et d’autres activités, y compris son domicile, sont devenus grâce aux outils numériques, des espaces/temps de travail. Cette situation confère aux salariés impliqués sur des logiques individuelles de travail, la liberté et l’autonomie ; parfois aussi, l’obligation de faire de tout lieu un espace de travail. Ils considèrent alors des horaires de travail dans des lieux précis comme un minimum et acceptent une coïncidence moins systématique entre temps de travail rémunéré et temps pour finaliser une tâche (Sainsaulieu, 2000). À l’opposé, des analyses portant sur les changements de lieux pour effectuer une tâche pour une même entreprise ou pour des entreprises différentes appartenant à un groupement pour catégories d’actifs intermédiaires ou peu qualifiés – employés dans des chaînes de restauration ou aux caisses de grandes enseignes, ou jeunes actifs employés dans des GEIQ (groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification) à la disposition des différents employeurs du groupement – ont souligné une fragilisation dans leur rapport au travail, car ils assument unilatéralement le caractère imprévisible d’un changement de lieu de travail.

La variabilité des lieux de travail suivant les secteurs d’activité et les niveaux de qualifications des actifs oriente ainsi des salariés vers le télétravail sous des formes d’activité qui relèvent de l’auto-entrepreunariat, du freelance ou du travail au noir. Ces statuts parfois cumulés recouvrent du travail à distance par informatique ou certains services à la personne effectués chez soi ou à domicile. Cette relation étroite entre la nature des lieux et les formes et statuts de travail diversifie les catégories d’emploi pour une même activité et instaure un flou de statut sinon en droit, du moins dans les demandes des entreprises envers les salariés, face auxquelles ces derniers ont peu de prise sur un marché du travail tendu.

Lieux et environnements productifs, les situations de mise au travail

D’abord envisagé essentiellement à travers les conditions matérielles et techniques dans lesquelles est réalisée une production, puis à travers les relations entre les personnes participant à une même production, dans un lieu unique ou à distance, le lieu (espace de travail) a suscité de nombreuses réflexions sur son aménagement pour améliorer la productivité en transformant la manière de travailler. À la suite de Taylor puis de Ford, les réflexions pour organiser au mieux l’espace afin de rationaliser le travail des ouvriers ont amené à transposer aux activités de bureaux, la fragmentation des tâches initiées dans les usines. L’importance numérique du monde ouvrier puis de la population employée, principaux groupes du salariat, et les changements très rapides des lieux et des conditions dans lesquelles ils exerçaient leur travail ont induit la recherche d’aménagements pour faire évoluer les environnements individuels et collectifs de travail favorables aux conditions productives les plus compétitives. Les grandes plateformes qui alignaient les employés, sans autre séparation que quelques demi cloisons, dans un but de surveillance et d’efficacité, puis les « open spaces », ou les bureaux partagés et aménagés par un groupe réduit de quelques employés, et enfin divers types d’espaces collaboratifs en émergence suscitent également des débats (Cagnol, 2013) sur les objectifs et les concepts sur lesquels ils sont fondés : ergonomie, collaboration, efficience de la circulation d’informations, possibilité de mêler activités récréatives, temps de repos et de travail (Hachard, 2014). En ce sens, le lieu de travail produit la construction d’un environnement dont l’évolution souligne la difficulté à poser des limites claires et stables du travail, leur perméabilité et leur interdépendance avec d’autres sphères de la vie sociale qui en retour initient de nouveaux rapports au travail (Lallement, 2015).

La transformation de l’environnement de travail à l’intérieur d’une entreprise correspond à plusieurs enjeux : une recherche d’intensité dans chacune des sphères de l’activité d’une entreprise, une surveillance et un encadrement du temps et de l’effectivité du travail des salariés, de la part de l’employeur ; une recherche d’autonomie dans l’organisation du travail de la part des salariés comme de l’employeur pour permettre des réactions et des initiatives personnelles adaptées dans un cadre donné. Ces trois éléments pouvant être associés construisent des profils et des catégories de salariés totalement subordonnés et dépendants (c’est le cas par exemple des manutentionnaires dans les grandes surfaces et des télétravailleurs employés sur des plateformes d’appels) ou à l’opposé, autonomes dans leur travail, hormis les échéances auxquelles ils doivent remettre un produit ou rendre compte de leurs résultats (cas des chercheurs ou des commerciaux chefs de secteurs). Ces catégories opposées sur les qualités de l’environnement du travail restent similaires au regard de contraintes temporelles et d’une relation avec une organisation collective du travail. Entre ces extrêmes, des situations dans une indépendance partielle entre l’organisation du travail et du temps privé, fondées sur la possibilité ou l’obligation de travailler hors des locaux d’une entreprise (cas par exemple des salariés des milieux du spectacle ou culturels) ou de diversifier des environnements pour réaliser un travail rendent difficile une mesure du travail, sinon par le moment de son achèvement. Suivant les choix des salariés ou de leur direction, le travail peut être réalisé au moins partiellement à domicile ou dans l’entreprise sur des temporalités variables plutôt que quotidiennement à plein temps dans l’établissement. Ces situations font éclater des catégories de rémunération et de statut. L’absence de formalisation d’un cadre précis pour définir un environnement associé à un statut de travail produit une zone floue où les contreparties d’un environnement choisi peuvent être une réduction de la part fixe du salaire, et des coûts (amortissement de matériel personnel, énergie…) compensés ou non par l’entreprise.

L’aménagement de l’espace pour une circulation des actifs entre les sphères productives

Une autre dimension de l’environnement de travail  produit des incertitudes et une flexibilité qui interagissent avec la position des salariés dans le travail. À la fin des années 1970, les économistes spatiaux ou des géographes et des sociologues reprennent les travaux d’A. Marshall sur les districts industriels, pour analyser l’effet de la concentration spatiale d’entreprises exerçant dans un même secteur, avec des positionnements et des savoirs faire complémentaires. La constitution de systèmes productifs locaux (SPL) est envisagée comme une variable interagissant avec la circulation des informations et des salariés entre des entreprises sur un marché du travail local. Les analyses de ces systèmes mettent en avant la proximité spatiale et de métier fondée sur des relations étroites entre les décideurs économiques et politiques, des infrastructures adaptées, et pour certains marchés du travail, des organismes de formation et de recherche (Grossetti, 1995). L’interdépendance entre ces éléments construit un marché du travail flexible où les actifs, en changeant de statut et de positions dans le travail, peuvent circuler entre des entreprises, des statuts, et des segments productifs pour améliorer les performances du système ou lui permettre de résister à la concurrence. Dans les années 1990, ces considérations sur l’environnement du travail ont été remobilisées à propos des catégories scientifiques (ingénieurs chercheurs) dans l’analyse des technopoles où la proximité spatiale, sectorielle et sociale des actifs économiques universitaires et scientifiques est encouragée et renforcée à travers des lieux choisis pour travailler ou échanger sur leur travail (bars, restaurants, salles de conférences ou locaux des entreprises). Le système technopolitain produit sciemment des temps et des lieux de travail au sein desquels, au moins de façon symbolique et souvent dans un glissement de sa fonction, le salarié peut devenir innovateur dans un projet, et endosser la fonction de décideur ou d’initiateur dans un « coeur de métier ». Les structures dédiées à l’essaimage attestent cet objectif des technopoles, qui induit une période durant laquelle le travailleur porteur d’un projet peut se trouver dans un entre deux au regard de son statut (salarié ou indépendant) et de sa relation avec une entreprise dont il est issu et avec laquelle il est encore parfois sous contrat.

L’importance d’un environnement du travail dans des temps et des lieux de travail flexibles qui permettent l’innovation et de nouvelles façons de travailler par rapport au salariat traditionnel est également soulignée dans les travaux de R. Florida sur les « classes créatives », ces classes supérieures très qualifiées (ingénieurs, universitaires, créateurs culturels et artistiques) qui pour partie distinguent difficilement temps de travail, de loisir et de création. Ces classes créatives, non précisément définies par un secteur d’activité ou un niveau de qualification, correspondent à des actifs dans des situations qui peuvent être du salariat traditionnel, mais tendent aussi vers une autonomie et une indépendance décisionnelle (choisie ou forcée) de temps, de lieux et de rémunération de leur travail ou d’une production. Ainsi apparaissent des formes émergentes entre loisirs, autoformation collective ou individuelle favorisées par des opportunités de lieux et d’infrastructures susceptibles de satisfaire aux exigences de ce groupe social. Ce sont les environnements urbains des villes les plus dynamiques (Tremblay et Tremblay, 2010) qui sont mis en avant comme facteur de comportement et de modes de travail innovants qui participent en retour à la valorisation de la ville et sont parfois intégrés dans les politiques urbaines.

Le lieu de travail, un élément qui perd de son efficience pour définir les frontières entre travail salarié et autres types d’occupation

L’importance des outils numériques, du travail à distance et des localisations plurielles permettent de travailler différemment mais n’induisent pas obligatoirement des statuts et des temps de travail incertains. De même, des environnements de travail aménagés en vue du confort ou d’une personnalisation susceptible de convenir au salarié ne remettent pas juridiquement en question un statut salarié. Néanmoins, les évolutions et exemples évoqués soulignent le rôle du lieu et de l’environnement de travail comme éléments d’un processus évolutif dans les définitions du travail et de l’emploi.

La symbolique des lieux n’est pas sans importance sur la représentation de l’activité qui y est conduite. Cette valeur symbolique difficilement mesurable apparaît à partir du moment où un contrat ne définit pas explicitement ce qui correspond au lieu de travail. De cette façon, le lieu ou l’environnement participe à une indétermination du statut (travail ou loisir) d’une activité qui est réalisée. Tout se passe comme si, entre un salarié obligé au déplacement vers un lieu et un salarié travaillant à son domicile ou sur un lieu indéterminé a priori, la différence de situation autorisait un aménagement de statut qui ne soit plus strictement du salariat, mais un emploi « à distance » organisé par l’activité de l’entreprise. Par ailleurs, les possibilités de travail à distance d’actifs très qualifiés ou non, favorisent la satellisation de la production d’un établissement et contribuent à l’émergence de nouveaux rapports entre salariés ainsi qu’à l’individualisation de la relation au lieu de travail et des contrats de travail.

Le lieu de travail incertain et ses multiples localisations floutent la régulation du travail

Les possibilités de lieux de travail différents (choix de se localiser à sa convenance) ou d’une pluralité de lieux (possibilité de travailler dans des lieux divers en plus de son entreprise) impliquent des contraintes ou des opportunités de travail dont la prise en compte dans le rapport entre un l’employeur et son salarié, un donneur d’ordre et un exécutant appelle une normalisation qui pour l’instant n’existe au mieux que dans un contrat qui spécifie une situation particulière de conditions de travail. Le développement de la diversification des conditions de travail au sein d’une catégorie professionnelle déstabilise les équivalences entre niveau de diplôme, type de contrat et niveau de rémunération. La pluralité de lieux de travail n’efface pas obligatoirement les formes de régulations traditionnelles (en particulier celles de l’organisation et de la durée du travail), elle suppose de trouver d’autres formes de contrôle que la présence dans un lieu pour attester d’un temps de travail. En outre, le défaut de normalisation interroge la responsabilité assurantielle pour un lieu et souvent pour du matériel de travail hors des établissements de l’entreprise, et questionne des normes juridiques relevant du droit privé ou du droit du travail en l’absence de règle non établie préalablement.

Incertitude des temps et des lieux de travail, un autre rapport à l’activité

Le choix du lieu où réaliser une activité est souvent le seul élément pour une autonomie organisationnelle partielle du travail. Cependant, ce choix peut transformer l’allègement d’une contrainte en leurre. L’affaiblissement d’une frontière entre temps de travail et temps personnel, dans une culture où le mode de vie est fondamentalement déterminé par le travail, favorise des situations d’auto-exploitation, quel que soit le statut, ce qui atténue une distinction de fait entre travailleur salarié et travailleur indépendant (→ Travail indépendant). À cet égard, l’environnement et le lieu de travail produisent parfois une zone grise entre travail et emploi, travail et activité, sous des statuts très variés. Dans les fablabs ou les espaces de co-working (→ Coworkers/Coworking), le positionnement de personnes aux statuts très divers illustre une évolution des modes de travailler qui ne correspondent plus tout à fait au travail, ni seulement au loisir, mais à des relations de travail sans formalisation univoque. L’indétermination des frontières vie privée/vie professionnelle est parfois opérée par les actifs dans la recherche d’un environnement pour assurer un mieux-être dans l’organisation, la réalisation du travail et maximiser des ressources pour le réaliser. La recherche d’un autre sens du travail individuel ou collectif est possible grâce à l’existence de lieux spécifiques qui produisent également de l’interstice entre bureaux et locaux industriels, entre lieux urbains dévalorisés et zones de haute rentabilité foncière et immobilière. Ces prises de risque et de responsabilité sur des locaux, du matériel et des outils utilisés de façon partagée et collective, sinon collaborative, font émerger des rapports au travail et à l’entreprenariat dont les figures ne sont pas figées et participent de formes innovantes pour redéfinir les liens entre fonction, activité et lieu de travail.

Proximité spatiale et indétermination socio-professionnelle et sectorielle

La dimension spatiale a un poids non négligeable par rapport au flou actuel du salariat et plus généralement du positionnement dans un rapport au travail. Le lieu d’exercice d’une activité qui peut être plurielle et hors de l’entreprise favorise la diversification des contrats et un flou des conditions de travail. L’environnement du travail peut contribuer aux échanges entre des personnes qui exercent des activités sous des statuts différents et entre lesquelles la densification de liens professionnels et sociaux alimente des dynamiques sociales et économiques qui, pour autant qu’elles ne sont ni formalisées ni contractualisées, n’apparaissent pas comme du travail. Ces échanges fréquemment organisés par les travailleurs eux-mêmes rendent moins certaine la distinction entre temps de travail et temps hors travail. Si, dans le cas des technopoles, ils sont apparus comme témoins et facteurs de croissance d’emplois, pour les environnements de travail modernes évoqués ci-dessus, leur nombre se multiplie aussi en lien avec le ralentissement économique et le développement de la flexibilité des statuts, des travailleurs et des entreprises.

Le lieu de travail est une catégorie qui existe par défaut en droit et dans la statistique ; perçue à travers l’enquête « déplacements domicile-travail », la complexité et la variabilité des lieux de travail, non mentionnée dans les contrats, amène à définir des situations de travail à partir du moment où les actifs considèrent réaliser des tâches qu’ils assimilent au travail (Crague, 2003). Le lieu de travail et l’environnement qu’il offre aux travailleurs ne sont pas toujours inscrits et formalisés dans un contrat. Ils peuvent jouer un rôle de ressources pour construire et faire évoluer les situations des actifs pour l’amélioration ou la détérioration de leur situation de travail. À cet égard, ils contribuent à l’émergence et à la transformation de formes et de situations de travail et participent de la zone grise, à savoir un processus qui relève d’une indétermination de situations en rendant possible un ajustement entre nouveaux rapports au travail, conditions dans lesquelles des actifs peuvent travailler, et déstabilisation de statuts traditionnels du modèle fordiste.

 

Corinne Siino

Bibliographie

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